Ma « première »

L’autre soir, j’ai mis les pieds aux urgences. Devant l’imminence d’une garde, et en constatant ma flagrante ignorance/incompétence, j’ai voulu suivre un collègue dans sa garde pour voir un peu à quoi m’attendre. Je n’ai pas été déçu… ou plutôt si.

Dix-huit heures trente. On débarque dans le service des urgences adultes avec cet air paumé qu’ont tous les étudiants en médecine lors de leur « première » visite/garde/stage/interrogatoire… Des regards vifs un peu partout, des pas dans une direction et, presque instantanément, on rebrousse chemin dans un autre sens. Des « bonjour » un peu timides lancés à droite à gauche dans l’espoir que cet aide-soignant/infirmier/externe/interne/agent hospitalier/médecin… nous offre enfin une réponse et nous guide un tant soit peu dans le dédale de couloirs qui se ressemblent tous. Un peu comme si on espérait, vainement, que quelqu’un soit vaguement au courant qu’on était attendu par ici.

Quand on a trouvé sa place, ou du moins celle qu’on croit devoir occuper avant que quelqu’un ne se réveille pour nous dire que non, ce n’est pas ici qu’on devrait être mais à l’étage du dessus, on sort, penauds, sa blouse froissée, trop grande et pleine d’aide-mémoires de son sac qu’on essaye de dissimuler dans un coin. Et on se tient là, droit comme un « i » sans trop savoir ce qu’on attend de vous. Sottement. Comme si quelqu’un allait se donner la peine de nous préciser ce qu’on devait faire. Comme si la fac, les anciens, les médecins nous avaient présentés, avant qu’on en arrive là, les tenants d’une garde aux urgences. Comme si nous étions suffisamment intelligents pour deviner tout seul qu’il fallait se présenter aux chefs, aux internes, aller au comptoir, prendre les dossier à partir du tri n°3 avec en priorité le vert, puis le bleu, puis le jaune. Comme si on allait se dire qu’on devait vérifier dans l’ordinateur en tapant un code sortit d’on ne sait où, et cliquer à tel endroit pour ensuite déplacer tel couillon de curseur sur tel petit carré bleu clignotant de sorte à ce que le mini-carré rouge en bas à gauche du patient deviennent mauve ou multicolore arc-en-ciel pour dire que quelqu’un s’occupait du malade ?!

Alors vous voilà propulsé dans un couloir où une dizaine de paires d’yeux au minimum vous zieutent intensément en semblant vous cracher « viens me chercher espèce de bon à rien de presque-toubib qui glandouille pendant que j’douille ! ». Vous demandez le nom d’un patient allongé sur un brancard qui vous répond « oui c’est moi » et vous l’emmenez avec vous dans un box où vous avez à peine la place d’entrer avec le brancard, sans emporter le mur ou bien laisser un morceau du patient sur le chemin. Ouais, super maniables ces brancards. Vous fermez la porte du box. Ouf.

Ouf ? Voilà maintenant qu’avec vos 2-3 années de médecine (que vous ne savez pas où elles sont passées), vous vous retrouvez seul avec ce patient au motif d’admission aussi vague que « chute », « AVP », « ne sait pas où dormir », « état d’ivresse » ou encore « a mal au dos depuis 15 jours ». Sauf que désormais, votre observation ne compte pas complètement pour du beurre. Et encore, pour faire une observation correcte, vous avez souvent besoin d’une heure, là, il vous faut boucler l’interrogatoire, l’examen clinique, la rédaction du bilan médical initial en… 15 minutes ?! Alors si vous êtes un peu comme moi, vous taillez une bavette avec le patient et vous faîtes votre observ’ en 45 minutes, au moins. Et là, la charmante personne malade vous demande « et donc, on fait quoi maintenant ? ». « Heu… bein… on va aller chercher le médecin qui va vous dire… ».

Donc vous aller chercher le médecin (si vous le trouvez). Il vous écoute à peine raconter votre histoire puisqu’il finit de rédiger une ordonnance, écoute l’interne lui demander conseil, va voir la famille d’un patient pour régler une histoire d’attente qui dure depuis trop longtemps, et vous accorde 2 minutes d’attention le temps de se frayer un chemin vers le box où vous avez laissé votre malade avec ses questions. Il entre, se présente, dit qu’il est « le médecin, parce qu’avant, c’était un/des étudiant(s) » et le patient vous regarde avec un air que vous pouvez parfaitement traduire par « pourquoi m’avoir emmerdé pendant 45 minutes si je dois maintenant TOUT répéter au médecin ? »… Quand le patient ne lui dit pas d’autres choses en plus qu’il ne vous a pas dites (ou qui s’avèrent complètement contraires à celles qu’il vous a raconté).

Et vous vous sentez con. Non, en réalité, vous confirmez votre impression de n’être qu’un nul, un bon à rien d’externe qui ne saura jamais y faire avec les malades et les examens cliniques. D’être juste assez bon pour ranger les dossiers, et encore. D’avoir passé 3 voir 4 ans de votre vie d’étudiant à apprendre des tas de choses dont vous n’avez plus aucun souvenir, si ce n’est celui de les avoir apprises, un jour, puis de les avoir oubliées. Et vous vous dîtes, demain, c’est moi qui suit en garde. Oh merde…

Quand, bordel, quand va-t-on enfin expliquer aux nouveaux ce qu’on attend d’eux ? Quand va-t-on arrêter de propulser des étudiants en médecine face à l’inconnu mais les accompagner un peu, progressivement, vers les subtilités du métier ? Quand va-t-on arrêter de se dire « oh, ils apprendront sur le tas, comme tout le monde » et nous laisser tâtonner dans l’incertitude ?

2ème année de médecine : paf ! Le stage d’initiation aux soins infirmiers. Qui s’est donné la peine de nous expliquer à quoi ça servait, quel était notre rôle et comment se comporter ? Personne. 2ème année de médecine : re-paf ! Les stages de sémiologie. A par celles et ceux qui sont tombés sur des chefs de cliniques dévoués qui ont pris du temps pour leur montrer la sémiologie, qui s’est donné la peine de les prendre en charge ? 4ème année de médecine soit la 1ère année d’externat : qui explique le rôle d’un externe ? 4ème année de médecine soit l’année des premières gardes : qui explique le rôle d’un externe en garde aux urgences ? RIEN, NADA, PERSONNE !

Première confrontation avec un patient : qui se donne la peine de nous expliquer ? De nous donner les clés de la communication soignant-soigné ? De nous apprendre à gérer toute la violence des émotions humaines que l’on peut se prendre dans la gueule ? Qui nous dit comment réagir face au patient qui vous déverse ses angoisses, sa peur de la mort, son incertitude quant à son devenir ? Qui nous dit comment en parler, à qui en parler, pourquoi en parler ? Qui nous explique vraiment ce qu’est la médecine, pourquoi on est là, comment on fait pour s’en sortir quand tout nous semble partir en couille ?

Parce que quand on est là, en face du patient qui croit mourir, on n’a ni théorie, ni cours magistral, ni la moindre explication pour se défendre. Parce que quand on arrive dans un service sans savoir quel sera notre rôle, ni si on va réussir à s’en sortir tellement on est mort de trouille, tellement on se pisse dessus, tellement on a juste envie de tout lâcher pour partir en courant tant on ne se sent pas prêt/compétent pour assumer des fonctions qu’on ignore. Parce que quand on est là, confronté à ses doutes, à la mort et à l’inconnu, on a juste nos tripes emmêlées, nos mains chevrotantes, et un paquet de cellules auto-excitables qui déraillent et qu’on appelle le cœur. On prend tout, là, dans la poitrine, comme un coup de poignard. Et soit on se relève, blessé à vie. Soit on meurt.

dos

6 réflexions au sujet de « Ma « première » »

  1. Premièrement, toutes mes excuses les plus sincères car en début de semaine je t’ai envoyé des encouragements en t’affirmant niaisement que tout se passerait bien pour cette « première ».
    Ensuite, voici ma « première » qui se déroule il y a une quinzaine d’années à peine au SAMU. Le sénior ne me déballe pas un mot. J’attends dans un coin que le bip sonne. Puis, le bip sonne. C’est une « primaire » = sortie pour un motif grave : AVP. Toujours aucun mot du sénior. On arrive sur les lieux du drame, les flics soutiennent un type bourré incapable de tenir debout. Il vient de renverser un jeune cycliste avec sa vieille bagnole. Le sénior m’adresse enfin la parole : »Va lui prendre la tension ! » en me désignant la victime brisée en mille morceaux baignant dans une mare de sang sur la chaussée. Je suis tétanisé, j’ai oublié de prendre mon stétho, il m’engueule en me filant le sien. Je m’approche timidement du jeune homme en me demandant s’il vit encore. Je n’ose pas le toucher. Il vit, car je l’entends gémir faiblement.
    Une fois dans l’ambulance du SAMU, le sénior et moi sommes à côté de ce « polytrauma » comme on dit. J’imagine qu’il entend ce qu’on dit. Le sénior me regarde en gloussant : « Ce qui est certain, c’est qu’on n’en fera pas un ingénieur de celui-là maintenant »…
    Le lendemain matin, fin de garde, je rentre rejoindre ma copine. Je m’enferme dans la salle de bain et ne le répète surtout pas hein, ça doit rester entre nous…, je me suis caché pour pleurer. Pleurer pour ce jeune homme renversé, pleurer d’avoir été ridicule et ridiculisé, pleurer de me demander si j’étais fait pour la médecine après tous ces efforts, pour cette médecine.
    Si à cette époque j’avais tenu un blog, j’aurais sans doute relaté ma « première ». Je suis persuadé qu’un médecin aurait alors commenté en relatant sa « première » peu différente. Et je ne serais malheureusement pas étonné que dans une quinzaine d’années tu commentes la « première » d’un jeune carabin avec ta « première »…
    Bon courage, car il y a aussi de bons moments, des gardes utiles, avec des séniors sympas.

    • Bonjour.
      Excuse-moi de te répondre si tard. Ton témoignage m’a tout simplement frappé. Il est si violent. Cette violence que l’indifférence des supérieurs rend encore plus vive, plus cruelle. Je te remercie d’avoir toutefois raconté ta « première ». Je formule l’espoir qu’un jour, les médecins raconteront leur « première ». Qu’ils sauront prendre le temps de se soutenir, de partager leurs expériences, leurs souffrances, leurs connaissances qui ne peuvent en aucune façon noircir les pages d’un ouvrage. Que le système se transforme et se recentre sur notre premier objectif : le soin, dans tout ce qu’il implique. Patient, Primum non nocere, médecine holistique… Qu’on sorte un peu de la machine protocolaire hospitalière, qu’on retrouve un peu la qualité d’une relation de soin humaine…
      Merci pour ton message, merci pour ce morceau de ton histoire, merci de partager, ici ou sur ton blog. C’est une richesse pour les jeunes soignants en formation, pour la formation des soignants en général, et pour le soin…

  2. Ping : Ma "première" | Jeunes M&eacut...

  3. Salut, Litthérapeute.
    Je vois que le système n’a pas beaucoup changé en quelques années… Je vois que la maltraitance et la négligence sont toujours de mise…
    Je ne te dis pas que j’espère que ta garde s’est bien passée. Parce que forcément on s’en prend plein la gueule. Et pour rien en plus. Alors que les choses pourraient être un petit peu plus simple. Ou du moins un petit peu moins compliquée. J’espère juste que tu as su trouver en toi et puis après, en sortant, autour de toi, suffisamment de force et de sérénité pour ne pas oublier que ce métier est vraiment super, qu’il en vaut la peine, et pour continuer.
    Bonne route à toi (et à très bientôt !)
    Gécé

    • Hello Dr. Gécé 😉
      La deuxième garde finalement fut pire. Mais je crois que le bloc opératoire et moi, on n’est pas fait pour être amis. Ou alors peut-être plutôt du côté de la tête du patient, auprès de l’anesthésiste (le réveil n’est-il pas un des moments les plus agréables du bloc ?). C’est sûr en tout cas que parfois, j’ai le sentiment que ce métier n’est pas pour moi. Que je suis trop fragile pour ça. Ou pas assez compliant pour m’adapter à un système que je désapprouve viscéralement : cette machine rôdée qu’est l’hôpital et la maltraitance/négligence qui en découlent…
      Je devrais bientôt aller chez le généraliste en stage. Inutile de dire que j’y projette tellement de choses (grâce à vous, les médecins 2.0 ;)) que j’ai peur d’être déçu, de ne pas sentir « le truc ».
      Merci pour ton message en tout cas. Puisse-t-il contribuer à me donner force et sérénité dans les moments de doute.
      A très très bientôt 😉

  4. Je ne sais pas si c’est ma fac ou les temps qui change mais chez nous, il y a une journée obligatoire de présentation du stage infirmier. Qu’est ce qu’on y fait, quels gestes apprendra t’on, pourquoi ce stage, comment se comporter, quels sont les règles d’hygiène etc…
    On nous a très bien expliqué. Et le plus important c’est que le professeur a eu un mot pour le personnel paramédical ou non médical : « respectez les infirmières, aides soignantes et même les secrétaires ! Ils sont là depuis bien plus longtemps que vous et en savent beaucoup plus. Vous avez plein de choses à apprendre eux… »

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