Quand mon regard s’est posé sur le jeune A., j’aurai pu voir mon reflet d’il y a 10 ans sur le miroir du temps.
La médecine générale est vraiment une spécialité géniale. Comme ça, c’est dit, ça sort du cœur, et très franchement, jamais un stage ne m’avait fait envisager aussi sérieusement une spécialité comme avenir potentiel. Et en tant que stagiaire, c’est surement la meilleure formation possible : seul à seul avec un médecin, on est « pris en charge » à chaque instant. Voir un médecin agir en permanence est une façon, pour moi, formidable d’apprendre. N’apprend-t-on pas, depuis l’enfance, par mimétisme avant tout ? Quel stage hospitalier offre vraiment aux externes la possibilité de voir comment on examine : du détail insolite de la maladie à mord-moi-le-nœud jusqu’à de « simples » vérifications du rachis, de la hanche ou du genou ? Ensuite, amadouer l’otoscope est une autre paire de manches…
Puis l’hôpital… l’hôpital. Relation paradoxale. D’un certain côté, l’ambiance me manque. La masse de soignants qui se croisent et parfois se toisent sympathiquement, échangent, se stimulent… Le côté un peu « travail d’équipe », rassurant, ou presque. D’un autre, son aspect déshumanisé par son abord protocolisé, technicisé, industriel ne me manque pas. La blouse, les rapports hiérarchiques exagérés, les horaires complètement aléatoires… L’hôpital m’a manqué, mais il me suffisait d’une garde aux urgences de temps en temps pour en être largement rassasié.
Le rapport avec le patient est complètement différent. Pour n’en présenter qu’une partie, il suffit de remarquer que ce sont les patients qui viennent au médecin, au cabinet. Rien que ça, c’est bouleversant. Bon, la position de stagiaire est assez inconfortable par moment. Ne serait-ce que quand vous vous tenez dehors, à côté du médecin, et qu’un patient sur 4 ne vous serre ni la main, ni ne vous dit bonjour, ni même ne vous regarde. Ce n’est pas bien grave. Vous avez trouvé la technique : vous vous passez distraitement la main dans les cheveux au cas où elle ne rencontrerait pas de semblable. Tout le monde vous aura grillé, mais qu’importe, le ridicule ne tue pas et ce qui ne tue pas, tralala. Une seule et unique fois seulement, on m’aura demandé de sortir. La plupart du temps, personne ne bronche en regardant le stagiaire se cacher dans un coin du bureau, observateur silencieux. J’ai eu le droit à un lifting via « ah docteur, je ne savais pas que vous preniez les 3èmes pour leur stage ! » ou « Vous êtes en 1ère, 2ème année ? » ; à un intérêt plus simple avec « Vous êtes en quelle année ? » ou « Vous avez déjà choisi une spécialité ? » ; et, conformément à mon habitude de paraître plus vieux, à « Vous êtes le prochain remplaçant ? », « Vous allez travailler ici ? », « Ah c’est bien qu’il y ai des nouveaux qui arrivent, on manque de médecins dans la région ! ». A noter que l’entrée en matière n’était souvent pas si anodine quant au motif de la consultation…
Le jeune A., quinze ans à tout casser, attendait dans la salle d’attente en compagnie de son père. Il n’était pas loin de treize heures, nous avions presque une heure de retard. On commençait même à empiéter sur la maigre petite heure de pause déjeuner et le léger gargouillis récidivant de nos estomacs en disait long sur notre hâte. Nous attendions près de la porte du bureau. Le jeune A. s’avança vers nous, suivi de près par son paternel. Je ne sais pas encore trop ce qui m’a interpellé à cet instant, mais je remarquai qu’il était de ces gens qui, attentifs et un peu craintifs, vous regardent une fraction de seconde, disent bonjour et serrent la main en ayant déjà détourné les yeux. Pourtant, ils ne vous ignorent pas. Bien au contraire.
« Il ne veut plus aller à l’école, après seulement 15 jours » répondit le père après le traditionnel « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » et un regard évasif de A.. Il avait l’air un peu perdu, et curieusement un peu détaché. Ses bras reposaient presque distraitement sur ses cuisses. Il regardait, tour à tour, son père et le médecin. Silencieusement, je l’observais. Quelque chose me titillait. Cette intuition si intuitive qu’elle ne s’explique même pas, ni ne se décrit avec des mots.
Au fil de la discussion, je compris que l’an dernier, l’année de quatrième s’était interrompue rapidement, et avait été suivie essentiellement par correspondance. Bouc émissaire, victime de la « violence ordinaire » des collèges, le jeune A. traversait une mauvaise période. Reconnu comme « surdoué », très sensible, il se dévalorisait à outrance et avait manifestement eu des idées noires. Amaigrissement, asthénie, solitude et jeux vidéos avaient fini par remplir son quotidien. Il avait manifestement le soutien de sa famille, très catholique, et vraisemblablement extrêmement préoccupée par le fait qu’il n’allait plus à l’école.
Quand A. nous expliqua pourquoi il avait arrêté d’aller au collège, il nous raconta son quotidien. De nouveau, railleries, violences gratuites et autres coups bas d’autres garçons. De nouveau, il s’était heurté à l’âge « bête » dans toute sa splendeur et au mépris que cette micro-société réserve aux individus un peu « hors-normes ». Des gens qui expérimentent et interprètent le monde de façon seulement un peu différente que la majorité, et bien souvent, sans la moindre prétention. Pourtant, dans son histoire, quelque chose continuait de faire clignoter je-ne-sais-quel-voyant en arrière-plan. Son ton était peut-être un peu trop détaché, un peu trop fluide, un peu trop récité ? Ses regards peut-être un peu trop fuyants ? Ses doigts peut-être un peu trop crispés ?
Le père, surpris des propos de son fils, se sentait en colère, et l’exhortait à en parler pour pouvoir résoudre les problèmes. La médecin, plus douce, lui accorda raison tout en essayant de le lui expliquer plutôt que de le lui reprocher. On l’examina sommairement. Pas de signes de coups étranges. J’en profitais pour lui parler un peu. Matière préférée, professeur principal, activités extra-scolaires qui lui plaisaient… des banalités, mais juste assez pour appréhender un peu son caractère. Il répondait avec un regard témoignant d’une extraordinaire présence. Et curieusement, comme un genre d’appel à l’aide…
La discussion reprit. Conseils, conseils, conseils. Il était presque assaillit de recommandations. On cherchait à peut-être le placer, peut-être l’hospitaliser en médecine adolescente. Mon machin-indescriptible-intérieur me laisser penser que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Son histoire me parlait, probablement qu’elle faisait écho à ma propre scolarité collégienne, ce vécu un peu similaire de rejet et d’incompréhension. Une jolie projection toute belle, tellement dangereuse, surtout vu l’interprétation qui va suivre…
J’interrompis le père, homme imposant et attaché à une certaine droiture, qui encourageait à nouveau vivement son fils à lui parler des choses qui n’allaient pas. « Ce n’est pas si facile » dis-je simplement. Seul, j’aurais peut-être fait sortir le papa. Mais ce n’était pas moi le médecin. Donc je me tournais vers A.. J’ai senti une drôle de sensation. Comme si des morceaux de mon histoire venaient s’articuler dans ma tête pour tenter d’organiser un discours totalement improvisé mais qui tenait à lui dire deux choses : ce n’est pas ta faute & tu ne le sais pas encore mais une formidable beauté existe en toi.
Alors, je lui ai parlé du homard. « Tu sais, ce gros machin noir avec des pinces verrouillées par des élastiques dans les supermarchés car plutôt dangereuses, et couvert d’une solide carapace. Et bien, régulièrement, les homards se sentent à l’étroit dans leur carapace et doivent s’en fabriquer une autre. Et pour cela, ils abandonnent l’ancienne et se retrouvent nus, fragiles, vulnérables à d’autres prédateurs. Toi, on pourrait dire que tu en es là, en train de changer de carapace, et donc sensible, vulnérable. Mais plus tard, quand tu l’auras reconstruite, alors tu verras… tout ce que tu es en train de vivre, de difficile, sera un apport précieux. Toute cette souffrance prendra du sens. Parce que tu es quelqu’un de bien, d’intelligent, et cette sensibilité, c’est très beau. Mais ça, tu ne le verras que plus tard, quand les gens autour de toi auront un peu grandi, seront un peu moins bêtes. Tes proches, tes profs, nous, on veut simplement t’aider, te laisser changer de carapace tranquillement. Pour ça, tu peux juste savoir qu’on est là si tu as besoin d’aide, de parler, ou de te sentir protégé un peu. Car tout ce qui t’arrive en ce moment, ce n’est pas ta faute… Ce qu’on peut essayer ensemble, c’est de trouver les petites astuces qui vont te permettre de changer de carapace sans être trop vulnérable, si tu es d’accord. ». En vérité, je ne sais plus trop comment je l’ai formulé. Je sais juste que le regard puissant qu’il m’a jeté, le sourire qui se dessinait sur ses lèvres, et le fait qu’il s’était avancé vers moi pour m’écouter parler d’une voix presque chevrotante, ça m’a marqué.
Ils sont partis. Le père m’a gratifié d’un merci particulier. A. m’a simplement jeté un autre de ses regards dont il a le secret en me serrant la main. Sur le quart d’heure de pause déjeuner qu’il nous restait, on a débriefé ensemble avec la médecin. Etrangement, nous étions tous les deux d’accords pour dire qu’une probable histoire d’identité sexuelle pouvait être en rapport avec tout ça. Ceci réduit légèrement la possibilité que cela soit seulement moi qui projette, peut-être. Etait-il de ces jeunes qui se découvrent homosexuels et qui se trouvent à un moment de leur histoire où ils ont le plus besoin d’y mettre les mots et le sens, qu’il faut y mettre ? Allait-il se perdre, comme moi, dans une longue, inefficace et terrassante tentative de « normalité », au lieu de parvenir à se trouver, à s’accepter, et à se développer ? Et ce, faute d’un soutien, d’un ou plusieurs interlocuteurs à qui s’ouvrir pour se découvrir ? Comment pouvait-on l’aider ?
La traditionnelle question à l’ouverture d’une consultation « Comment puis-je vous aider ? » n’est finalement pas si anodine. Elle a désormais trouvé, en moi, une sorte de résonnance particulière. Un peu comme cette façon qu’avait le regard du jeune A. à me rappeler un garçon, plus tout à fait garçon, mais pas encore homme, qu’il y a quelques années, j’étais. C’est peut-être ce qui se passe lorsqu’entre le soigné et le soignant, la barrière explose. Et dans le vertigineux miroir du temps, je me suis un peu vu, il y a 10 ans, perdu dans mes doutes désormais résolus que depuis peu. Et lui, pourra-t-il bientôt se voir comme je l’étais, un peu plus serein de l’autre côté du bureau, ou, devrai-je dire, de l’autre côté du miroir ?
belle note bien écrite.
la sensation bidale est là, c’est important ce truc.
je tique juste sur un truc qui me tient à coeur : je pense qu’il y a une différence entre demander « qu’est-ce qui vous amène ? » et « que puis-je faire pour vous aider » ?
Je trouve la position basse plus confortable. A méditer ? 🙂
Merci 🙂
A méditer, indéniablement ! Ca fait partie des 42.000 subtilités que je n’ai pas encore complètement appréhendé 😉
Drôlement bien écrit, drôlement beau, drôlement bien amené. Merci et bravo.
Merci à vous 🙂
Mes yeux se sont posés sur le premier paragraphe pour ne plus quitter mon écran. C’est vraiment un très beau récit. Merci !
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