Futurs médecins : ça se forme ou ça se conforme ?

J’ai tendance à penser que je suis le résultat d’un ensemble de choses très complexes et très intriquées. Je me souviens d’une de mes premières dissertations de philosophie en terminale S : « Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? ». Réflexion vraiment fascinante. Sommes-nous définis par ce que nous avons vécu, par ce que nous décidons de vivre, ou n’avons-nous aucune prise sur notre destin ? Doit-on remercier nos parents pour leur éducation, blâmer ceux qui nous ont fait du mal, et se prémunir de toute action néfaste sur autrui ? Sur cette introduction très égo-centrée, je vais simplement présenter un aspect de ce qu’est la formation médicale aujourd’hui, en vous laissant trouver votre réponse à cette merveilleuse dissertation.

C’est le début de la semaine. J’ai beau avoir prévu un peu d’avance, je suis déjà en retard. La faute à ses couloirs multiples auxquels les panneaux font cruellement défaut. Je cherche le service où se déroulent les séances de sismothérapie. D’électro-convulsivo-thérapie. D’électrochocs, pour les intimes. Parce que voilà, chaque semaine, un externe doit s’y coller. De ce qu’on m’a dit, notre rôle consiste simplement à appuyer sur le bouton. Voilà bien toute l’étendue des compétences et des qualifications de l’externe : ne pense donc pas, agit.

Moi, l’électro-convulsivo-thérapie, ça m’évoque la naissance de l’électricité. Vous savez, cette époque où on était convaincu d’avoir trouvé une énergie révolutionnaire qui pouvait tout guérir. La panacée moderne. Un petit coup de jus et hop, terminé les maladies, rhabillez-vous maudits barbiers, rangez vos clystères vils apothicaires, l’électricité va tous nous sauver ! Un peu plus tard, on s’en servira pour « guérir » les opposants politiques, les pédophiles, les pervers, les violents et les homosexuels. Voilà. Autant dire que des a priori, j’en ai beaucoup à ce sujet.

J’ai enfin trouvé l’endroit. Enfin, plus exactement, j’ai rencontré la merveilleuse infirmière qui m’a gentiment guidé à la salle. Je suis entré dans une pièce de taille modeste, ou deux patients étaient allongés sur des lits, branchés à une série de machines, un peu comme en réanimation. Deux infirmières encadraient l’un d’entre eux, l’interne se trouvait à sa tête, une paire de manches posés sur les tempes du malade endormi. L’une des infirmières me lance « Je fais celle-là, car on ne pensait pas que tu viendrais, mais ensuite, je te laisse faire l’autre ». Je ris benoîtement, les salue, m’excuse, et décline gentiment l’invitation à appuyer sur le bouton pour délivrer le choc au prochain patient.

Les réactions sont diverses. La plus évidente est celle-ci « Ah mais si tu n’appuies pas sur le bouton, autant aller chercher quelqu’un pour te remplacer, car c’est le rôle de l’externe. Les infirmières ne veulent pas faire ça en principe, c’est comme ça, alors il va falloir s’y plier ». Elle a malheureusement écrasé le timide « Ah, enfin un externe qui n’est pas un mouton ! » murmuré par une infirmière.

On m’a expliqué la technique de l’électro-convulsivo-thérapie. Le principe, très très vaguement. Quand j’ai demandé les effets éventuels à long terme, l’interne m’a répondu, désolé, qu’il ne savait pas, qu’on lui demandait juste de faire les sismo, et qu’ensuite, il n’avait pas tellement d’avis sur la question. Ni réellement le choix : il fallait bien que quelqu’un s’y colle. Je me voyais mal, déjà en retard, déjà remarqué par mon entrée rebelle, contacter en urgence un de mes collègues pour me faire remplacer parce que je ne me sentais absolument pas d’appuyer sur un bouton.

Pourtant, voilà, tout semblait presque irréel. L’anesthésiste qui, sans dire un mot, sans prévenir, a injecté le produit dans les veines du patient. L’interne qui, machinalement, vérifie les électrodes disposées sur le patient et s’empare de ses manches. Une question part, l’air de rien, à propos d’un autre patient dont le nom est mentionné sans gêne, concernant un examen programmé en fin de semaine. Je suis ailleurs, je ne réalise qu’après ce qui, autrefois, m’aurait choqué. J’ai eu l’impression de ne pas être moi lorsque mon doigt se posé sur l’appareil. Lorsqu’une longue sonnerie retentit. Lorsque le patient commence à convulser et que nous comptons, glacials, les secondes d’agitation et que notre décompte s’achève au bruit du tracé qu’imprime la machine.

Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que je deviens ? Un genre de robot. Un être manipulable qui doit faire ce qui doit être fait, sans chercher à comprendre pourquoi il le fait. Est-ce cela le médecin moderne ? Un technicien qui agit et ne pense plus ? Quelqu’un qui oublie pourquoi il soigne en croyant qu’il soigne mieux ? Un automate apte à poser des diagnostics toujours plus précis, toujours plus pointilleux, mais qui, ne réfléchissant qu’en algorithmes et protocoles, ne sait plus dire bonjour, se présenter, respecter l’autre, lui demander son accord ?

Sommes-nous, étudiants, amenés à suivre aveuglément des ordres, alors même qu’ils vont à l’encontre de nos convictions, fragiles comme des brins d’herbes à peine sortis de terre, que l’on piétine à grand renfort d’autorité, de nécessité, de menaces ? Doit-on se plier, se conformer à cette vision de la médecine comme une prouesse technique, sans la moindre éthique ? Peut-on vraiment s’étonner que 67 à 80% des étudiants en médecine ne demandent pas ou plus le consentement à leur patient.e.s avant d’agir ? Peut-on vraiment s’étonner qu’ils violent le corps et l’âme de gens sans parfois le moindre scrupule ? Peut-on vraiment leur reprocher de devenir des machines, alors même que la plupart de ceux qui leur enseignent la médecine ne rêvent justement que d’une armée de blouses blanches, sages comme tant de soldat bien dociles, que le soucis de l’éthique ne puisse ô grand jamais réveiller le feu de l’humanité qui sommeille en chacun de nous ?

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait Rabelais. Quand j’entends des étudiants se justifier en expliquant qu’il faut bien apprendre, que dans un CHU, le patient accepte de facto de contribuer à la formation des étudiants, que tout ce remue-ménage autour des TV sous AG n’est que l’œuvre de féministes en mal de combat, ou d’autres grands pontes dont les termes de « pudibonderie » ou d’ « histoire ancienne » ne révèlent que la profondeur de leur mépris de l’Autre, alors mon âme est meurtrie, ruinée. On en arrive aujourd’hui à devoir faire intervenir l’Etat, des inspecteurs, et menacer de sanctions des êtres qui, à la base, devraient penser et agir dans le respect le plus total de l’humanité toute entière. Ne nous méprenons pas, je salue cette avancée. Toutefois… On en est là. A une médecine technique qui supplante une médecine humaine. A une médecine où trouver quelqu’un pour appuyer bêtement sur un bouton sans penser aux conséquences est plus important que d’offrir aux personnes de ce monde un soin plus humain.

Edit :

Suite à quelques remarques concernant la vision de l’électro-convulsivo-thérapie (ECT), quelques mots. Est décrit ici l’état d’esprit que j’avais en tant qu’étudiant dont la formation théorique en ECT était quasi-nulle. C’est donc sans le moindre savoir que j’ai du appuyer sur ce bouton. Suite à cela, il m’apparaît nécessaire de faire quelques recherches. L’efficacité de l’ECT a été démontrée pour quelques indications (cf la Revue Prescrire). Un rapport de l’ANAES (datant toutefois de 1997) est jugé assez complet, préconise les bonnes pratiques de l’ECT. Reste à savoir la part de conflit d’intérêt mais c’est un autre combat. J’essayerai de trouver le temps de proposer une note à ce sujet. Je ne veux pas diaboliser l’ECT, ni l’évolution de la technique médicale. Je veux juste ne pas oublier l’humanité dans le soin 😉

17 réflexions au sujet de « Futurs médecins : ça se forme ou ça se conforme ? »

  1. Il est INACCEPTABLE qu’on t’ait mis (ou qu’on mette n’importe quel étudiant) dans cette situation. Le médecin qui a prescrit la convulsivothérapie doit être présent et assumer ce qui se passe. A défaut, c’est à l’anesthésiste de le faire. On n’a pas à te demander de pratiquer le geste. D’autant que la valeur « d’apprentissage » du fait de pousser sur un bouton est nulle, mais que la valeur de lavage de cerveau consistant à te dire qu’il faut que tu le fasses pour apprendre est considérable : si chacun accepte de faire des gestes sans discuter, on sait où ça mène. Merci pour ce texte, glaçant, mais important. Il est aussi important de questionner ceci que les examens gynécologiques « d’apprentissage » sous anesthésie générale. Question : le patient savait-il qu’un étudiant appuierait sur le bouton ?

    • Merci pour votre commentaire.
      A la question, non. Les patients attendaient, allongés dans leurs brancards, et n’étaient même pas prévenu du début de l’anesthésie, par exemple. L’anesthésiste parlait d’autres patients tout en poussant sans prévenir le contenu des seringues dans les veines des patients. Bref, l’heure n’était clairement pas au respect, ni à la formation…

  2. Merci. Tant qu’il y aura des étudiants et des médecins capables d’écrire des textes comme le vôtre, alors tout espoir ne sera pas perdu ! Mais il est vrai que le combat est difficile car la société et le système font tout pour déshumaniser la médecine ! Courage et n’arrêtez jamais de voys révolter .

  3. C’est hallucinant ! Le mépris à 360°
    J’ai assisté une fois à une séance d’électrochoc, alors externe en service de psychiatrie. Je me souviens bien que c’est le patron qui nous avait expliqué l’intérêt de ce traitement et qui l’avait « administré » lui-même. J’avais pour autant été très impressionné. Alors j’imagine pour toi !
    Est-ce le changement d’époque, ma mémoire défaillante ou une certaine myopie de jeunesse, mais je n’ai pas souvenir, au cours de mes études de médecine (années 80), d’avoir été confronté à ces situations (TV sur patiente non consentante, etc) dans lesquelles le patient est transformé en sujet d’étude sans avoir à donner son avis.
    Merci

    • C’est impressionnant, en effet… d’autant quand on a l’impression que c’est « expérimental » et qu’on est pas très bien renseigné sur la façon dont ça fonctionne.
      Après, je crois qu’on a la chance, ou non, de tomber dans des stages où on sera exposé ou non à certaines situations. Je n’ai encore jamais été confronté à devoir faire un TV sur une patiente non consentante par exemple. D’autres camarades l’ont pourtant vécu. Je ne crois pas trop que ça soit une question d’époque.
      Merci pour ce message 🙂

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  5. Tu connais peut-être déjà le bouquin mais au cas où, lis Soumission à l’autorité de Stanley Milgram, ça résonne pas mal avec ce que tu racontes et ça vaut vraiment le coup d’être lu.
    Pour ce qui me concerne je n’ai pas non plus, au cours de mes études et jusqu’à la fin de mon internat (2002-2011) été mis dans une situation comparable (appuyer sur le bouton, faire des TV sur des patientes endormies etc).
    Par contre c’est drôle ce chiffre de 60 à 80% des étudiants qui ne demandent pas le consentement, j’aimerais bien voir, dans l’étude qui établit cela, comment il fallait que ce soit formulé pour qu’il soit comptabilisé comme demandé, le consentement … c’est un peu contradictoire avec la peur actuelle des procédures juridiques, et ses conséquences = les nombreux examens et avis « parapluie » prescrits et demandés de nos jours …
    Enfin, je ne crois pas que la médecine technique supplante vraiment la médecine humaine, cette idée a au moins un siècle, pour m’être un peu intéressé à l’histoire de la médecine (pour ma thèse) certains médecins disaient la même chose (exactement !) a l’arrivée du … thermomètre par exemple ! En fait toute la technique qu’intègre la médecine depuis la fin de l’Ancien Régime est considérée suspicieusement par une partie des médecins qui regrettent régulièrement l’âge d’or où l’on était proche du patient, on l’écoutait, on l’examinait vraiment, où la vie n’était qu’un chemin parfumé serpentant entre les fleurs et survolé de petits oiseaux gazouillant joyeusement … Mais en fait en regardant bien et de près, en médecine, la belle époque n’a jamais vraiment existé !
    Le problème n’est pas la technicisation de la médecine mais bien son usage « raisonnable et humain », ne pas trop idolâtrer nos machines et se rappeler que la personne que l’on soigne a peut-être un avis !
    Une des solutions pour cela, c’est la littérature, certes peu prisée en médecine, mais qui, en nous faisant vivre mille vie en mode « go pro », en nous les montrant genre « strip tease », ou en nous les racontant façon « père castor », augmente apparemment significativement notre empathie.

    • Je précise juste un détail, un lapsus dans le texte, il n’y a que 67 a 80% des étudiants qui DEMANDENT le consentement selon le rapport de la Conférence des Doyens de Médecine rendu mardi.
      De plus, d’un point de vue statistique, l’étude est plutôt bancale (faible échantillon, juste des déclarations…)

      Cela ne change cette rien au problème de la demande de consentement, ou a la nécessité de former l’esprit critique des jeunes médecins.

      Beaucoup de personne évoque la simulation comme première approche des gestes techniques (le passage au réel, au contact avec le patient étant selon moins incontournable, ne serais ce que que par ce que le meilleur mannequin du monde ne sera toujours qu’un mannequin) mais ils sont peu nombreux à parler des jeux de rôle pour aprehender et developer l’empathie des jeunes médecins

    • Merci pour ce commentaire, très pertinent je trouve.
      Alors effectivement, il faut lire dans le rapport que 67% des étudiants de 2e et 3e années demandent le consentement, 80% des étudiants de 4e, 5e et 6e année le demandent. Chiffres à nuancer compte tenu du rapport à la méthodologie assez critiquable.
      La juridiciarisation pourrait effectivement ramener à plus d’humanité. Néanmoins, le recueil de consentement est viciée, on donne une simple feuille supplémentaire à faire signer aux patients et ainsi soit-il. Je me souviens d’un stage de cardiologie où j’étais chargé d’aller recueillir le consentement de patients pour des recherches, sans m’avoir présenté même les dites recherches !!
      Enfin, la conception de la médecine est effectivement très intéressante. Je suis d’accord que le problème n’est pas la technique, mais l’attitude que l’on adopte pour l’intégrer dans notre pratique. Comme tu le souligne, son usage « raisonnable et humain ».
      Quand à la médecine narrative et « racontée »… OUI 🙂
      Merci !

  6. C’est, entre autres, pour ce genre de choses que je suis partie. Même si tout est loin d’être comme ça en médecine heureusement. Mais faire du technique pur tout le temps, ne pas avoir le droit de prendre le temps de parler à un patient qui en a besoin, parce que c’est aussi ça le soin, ça plus devoir fonctionner comme un robot, toujours performant malgré la fatigue, l’apprentissage sur le tas et sans aucune pédagogie les 3/4 du temps, pour une reconnaissance zéro, ont eu raison de ma motivation. Courage, continue à penser si toi tu arrives à continuer. Moi, je suis partie vers un autre métier où j’avais le droit de poser des questions !!! et où l’on ne soit pas traités comme de la m…. quand on ne sait pas. Tant qu’on a pas appris, c’est normal de ne pas savoir !
    Externe, pour les autres personnels de l’hôpital, c’est celui qui est du côté médical mais qui ne sait rien. Un jour, une infirmière qui était dans le même service que moi depuis 3 mois, et avait je pense plusieurs mois ou années d’hôpital, a eu l’occasion et m’a demandé ce que c’était, au fait, un externe. C’est vrai, personne ne nous a présentés, jamais ! Bref, je dérive. Problèmes de management des services… Il y a du travail. C’est dommage car ce système de compagnonnage pourrait être très bon. Mais c’est changer toute la culture de la profession …
    Courage à toi et je te souhaite de continuer brillamment en oubliant pas les patients.

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