Tout a commencé par un choix. Dans un stage d’étudiant hospitalier, on attribue souvent à chaque étudiant un ou plusieurs patients dont il est « responsable ». Un grand mot pour, dans la plupart des cas, dire que l’étudiant devra connaître « le dossier » du patient (et le ranger), son histoire (idéalement plutôt par cœur), aller le voir « cliniquement » (si possible), suivre son évolution dans le service (du « bilan médical initial » au « compte rendu d’hospitalisation »), récupérer les résultats de ses examens complémentaires (et les ranger, trier, consigner dans le dossier médical) et quelques extras (brancardages occasionnels, assister à ses examens, présenter son « cas » à la visite, etc.). Alors, naturellement, lorsque l’interne s’est mise à regarder le tableau lors de notre première semaine pour nous proposer de suivre un patient du service, une co-externe s’est tournée vers elle pour lui demander quels patients lui semblaient « intéressants ». Sur le coup, j’ai trouvé sa question agaçante, comme s’il y avait des patients dignes d’être suivis, et d’autres moins. Et puis, j’ai pris un peu de recul, la connaissant d’une part, et luttant contre une tendance à la critique d’autre part : après tout, elle demandait ça en vue de se former, et il fallait bien choisir…
Nous venions de faire un point avec l’infirmière, sans connaître pour autant les raisons de leur hospitalisation. L’interne a alors évoqué plusieurs noms, expliquant qu’ils pourraient être intéressants parce que présentant telle pathologie, que c’était plutôt « ECN » et donc « pas mal à voir et à suivre ». C’est assez précieux les internes comme ça, qui prennent vraiment du temps pour les externes, qui ne leur refile pas systématiquement des « missions » chronophages/secrétariat complètement détachées du suivi de quelques patients dans une optique de formation.
« Je veux bien suivre cette femme-là » lui ai-je dit. Un léger silence a suivi. Ce n’était pas un des noms que l’interne nous avait proposé. J’en avais entendu un peu au point avec l’infirmière, et nous étions passés très vite dans sa chambre pour nous faire une idée de sa douleur avant d’arriver dans le bureau des médecins. C’était une femme atteinte d’un cancer au stade métastatique et à l’évolution aussi rapide qu’incontrôlable. C’était une femme pour laquelle, manifestement, « on ne pouvait déjà plus grand-chose ». C’était une femme en souffrance, certes, comme l’ensemble des patients du service, bien sûr. Mais, ayant vu cette souffrance et ayant entendu dans le discours comme une sorte d’abandon désespéré puisqu’on ne pouvait plus espérer la guérir, je ne pouvais pas l’ignorer. En prenant un peu de recul, je me demande s’il ne s’agit pas là d’une forme de lutte contre un enseignement très centré sur le curatif (ce qui est, tout de même, assez attendu aussi dans une formation de médecin), un effet secondaire d’avoir suivi une formation parallèle en éthique médicale (où les concepts de fin de vie, de lutte contre la douleur, d’accompagnement, etc. sont quand même assez souvent évoqués), et surement d’autres facteurs plus obscurs et entremêlés (de la volonté d’affronter des peurs anthropologiques telles que l’inéluctabilité de la mort, d’une volonté de formation face à la fin de vie dans un service d’hospitalisation aiguë, d’une croyance irrationnelle que de vouloir sauver sa grand-mère probablement condamnée par un cancer, etc…).
L’interne m’a dévisagé un instant : « Bah sur le plan médical, ce n’est pas très intéressant, je veux dire, il n’y a pas grand-chose à faire, mais c’est une bonne idée. Ça fera au moins une personne qui s’intéressera à elle ». Une pointe d’agacement m’a saisi. J’y voyais, au contraire, quelque chose d’extrêmement intéressant, en quelque sorte, puisque selon l’adage « c’est peut-être quand il n’y a plus rien à faire que tout reste à faire ». Mais, avec du recul, je peux comprendre que certains ne soient tellement pas confortables dans ce genre de situation et qu’ils préfèrent passer la main ou les esquiver. D’autant plus lorsqu’on envisage une spécialité « de lutte », comme la réanimation par exemple, où, aussi vacillante que soit cette affirmation, la perspective de voir mourir un malade dont on prend soin est peut-être encore plus facilement perçue comme « un échec ». Et, dans le cas présent, l’interne était sans doute désolée de ne pas pouvoir répondre aussi aisément à mes questions autant qu’elle pouvait discuter de la prise en charge de la pathologie du patient qu’avait choisi de suivre ma collègue, alors même qu’elle semblait vouloir nous consacrer du temps pour nous former.
Quoi qu’il en fut, je suis allé voir la patiente. Une femme d’une soixantaine d’année. Une histoire initialement plutôt « classique », et, au fur et à mesure, de plus en plus « dramatique ». Née avec un seul rein – ça arrive – elle a vécu plusieurs métiers, plutôt manuels, avant d’être engagée comme gardienne pénitencière. Elle y aura passé une longue période jusqu’à sa retraite, où, quelques années, elle a attendu que son mari prenne la sienne afin de pouvoir profiter de voyages et du temps que la vie leur promettait. Mais, bien sûr, quatre-cinq ans avant que je ne la rencontre dans ce service, son seul rein lui a fait rapidement défaut, et elle s’est retrouvée en dialyse en attendant une greffe. Après quelques recherches, sa sœur était compatible, et, quelques mois avant notre rencontre, elle recevait un rein de sa sœur. Quel étrange cadeau, aux alentours de Noël… Comme tous les greffés d’organes, elle recevait donc des immunosuppresseurs, molécules qui assomment le système immunitaire afin que, dans l’idéal, celui-ci ne rejette pas le greffon. Mais, ce gardien multitâche de notre survie s’occupe aussi de gérer de nombreux ennemis. Et ainsi, quelques mois d’essoufflement croissant plus tard, le cancer jusque-là invisible qui rôdait dans ses poumons s’est révélé, agressif et d’emblée métastatique.
Elle le savait. Après quelques jours difficiles, une infection sévère, une annonce douloureuse chez une femme très active, cheffe de famille, mais au fond très anxieuse bien qu’elle ne l’ait jamais vraiment montré (faut-il cette carapace pour travailler dans les prisons ?), et, comme tous les êtres humains peut-être, inquiète à l’idée de mourir, elle a commencé à aller mieux. On envisageait une intervention sur l’une de ses vertèbres, métastasée, une éventuelle chimiothérapie combinée à quelques séances de radiothérapie, essentiellement à visée antalgique. Mais ce matin-là, la douleur l’assaillait. Son mari, présent, me regardait, avec la méfiance assez naturelle de l’aidant qui voit arriver un jeune en blouse qui se présente comme un étudiant. Il s’est détendu au cours de notre première entrevue, alors que nous discutions tous les trois de leur vie, de leurs enfants, de la douleur, de la pompe à morphine, des stratégies antalgiques, de l’équipe mobile de la douleur qui était passée et repasserait… Mais tout au long de la discussion, je crois voir cette ambivalence marquée du visage du mari qui « présente bien », logique et posé, et de son corps tordu, les jambes entrecroisées, les doigts entremêlés, crispés et agités de quasi-imperceptibles contractions.
Au cours des jours qui ont suivis, j’ai fait de grosses infidélités aux médecins de mon service pour rester avec l’équipe mobile de soins palliatifs qui passait tous les jours et l’équipe paramédicale. Quelles stratégies antalgiques ? Quelle façon de faire ? Comment s’articule les informations, les prises de décision, les traitements, les discussions avec la patiente et sa famille… ? L’état de la patiente qui nous mobilisait tous s’est empiré. Une nouvelle infection sur un dispositif intraveineux a été suspectée. Il était difficile, le matin, de la voir complètement confuse, mélangeant les jours et les moments de la journée, luttant contre le sommeil qui, à la fois, lui faisait défaut et lui faisait peur. La douleur rejaillissait, son dos lui faisait souffrir, mais elle ne pouvait pas d’allonger au risque de s’endormir. Avec la psychologue et la médecin de l’équipe de soins palliatifs, nous étions tous les trois accroupis, face à cette femme qui gardait tant bien que mal la position assise sur le bord de son lit « pour rester maître de moi-même, pour mieux réfléchir, vous voyez, pour être… » « …connectée ? » « c’est exactement ça ».
La douleur était le maître symptôme. L’état de la patiente (sa récidive d’infection, sa confusion, sa fragilité) a empêché son intervention vertébrale, et fait renoncer à la chimiothérapie. La radiothérapie restait en suspens. L’équilibration du traitement antalgique était complexe, ne sachant comment lutter contre la confusion qui effrayait la patiente, et sa douleur qui n’était pas forcément au premier plan de ses plaintes. Les infirmières (et les médecins), peu habituées dans ce service de médecine aiguë à ce type de prise en charge étaient facilement dépassées. Pendant un instant, l’interne, une nouvelle fois appelée pour des douleurs terrassantes, et constatant que la patiente n’exprimait ni ne présentait tellement de douleur, s’est demandée s’il n’y avait pas « une dramatisation à l’extrême de l’équipe paramédicale dont on soignait l’angoisse plus que celle du patient ». Initialement choqué par ses propos, ne pouvant tolérer que le rapport des douleurs d’un patient puisse être qualifié de dramatisation, j’ai pris un peu de recul pour comprendre son analyse, tout en évoquant la possibilité que la patiente puisse, comme pour préserver un peu de sa dignité, dissimuler ses douleurs aux médecins, et s’autoriser à les verbaliser à l’équipe paramédicale…
Une nuit toutefois, donna davantage raison à l’interne. Lors du point du matin avec l’infirmière de jour, nous revenons sur les évènements de la nuit. En début de soirée, la patiente a présenté un nouvel accès de confusion, déambulant dans les couloirs, anxieuse et douloureuse. L’infirmière a appelé le médecin de garde qui augmenta les doses d’anxiolytiques. Mais plus tard, la patiente a arraché ses perfusions et, tombant en se levant de son lit, a rampé dans les couloirs, complètement perdue. Appelant le médecin de garde, ne sachant que faire, ils finiront par la contentioner aux quatre membres jusqu’au matin. La nouvelle me glace et je sens un frisson de rage parcourir toute l’assistance dans le poste de soin. L’infirmière explique toutefois les actes de sa collègue, seule, paniquée, ne sachant faire face à ce genre de situation, et le peu d’assistance du médecin de garde qui ne connaissait pas la patiente. L’interne, probablement choquée, s’offusque un peu contre l’infirmière de nuit (non présente). Le chef de clinique du service, un peu en retard, remettra une couche. En prenant un peu de recul, même s’ils précisent qu’ils n’en veulent pas à l’infirmière de jour qui leur fait les transmissions, le discours un peu moralisateur était inapproprié face à une infirmière qui, d’emblée nous a justement dit avoir délivrée la patiente de ses contentions en arrivant ce matin-là, ne pouvant cautionner qu’on attache une personne en fin de vie, qui plus est lorsqu’une présence suffit à la rassurer. D’autant plus qu’il est facile pour des médecins de critiquer lorsqu’eux-mêmes peuvent paraître fuyants en passant finalement assez peu de temps avec la patiente, même s’ils doivent s’occuper du reste du service bien sûr, mais sans remettre un peu en question leur implication dans la prise en charge. Ces médecins s’en sont un peu trop pris aux infirmières, et il est rare de constater l’inverse dans les services hospitaliers. Il y a comme un air de vieille hiérarchie, non ?
On se retrouve avec l’équipe de soin palliatif dans sa chambre. Le fait de passer discuter avec elle tous les jours fait qu’elle commence à nous reconnaître. On perçoit l’état de sa confusion, selon la fluidité de son discours, son éveil, ses capacités à répondre à nos questions et à nous en poser. La palliétologue a gagné mon estime. Elle jette un œil avant de rentrer au cas où la patiente dormirait, elle toque, elle demande si elle peut s’assoir, elle se met à son niveau, elle l’écoute parler jusqu’au bout de ses phrases qui parfois, parce qu’elle met du temps à trouver ses mots ou à dérouler le fil de sa pensée, sont longues. Elle recherche tous les points de vue. Elle propose, mais n’impose pas. Elle écoute. Nous voyons la patiente très préoccupée à démêler les nombreux fils qui l’entravent à l’hôpital : les lunettes de l’oxygène, la manette de la pompe à morphine, la télécommande du lit. Elle cherche à savoir d’où viennent les câbles. Elle souhaite rendre la machine (pompe) « à son propriétaire ». Nous avons du mal à savoir où elle en est, ce qu’elle perçoit de la situation, ce qu’elle sait et a conscience de son pronostic et de « la suite ». Nous avons remarqué sa difficulté à répondre à certaines questions, laissant planer une amorce de réponse dans le vide en détournant les yeux. Avec un peu de recul, il me semble qu’il s’agit de toutes les questions faisant appel à sa mémoire à court terme. Pas facile de distinguer la veille de l’avant-veille, de se souvenir des mots tenus dans des moments de confusion, ou des personnes attendues, croisées ou évoquées. Aujourd’hui, elle semble plus alerte, les changements de stratégies anti-douleurs, l’éradication d’un nouveau foyer d’infection semblent y être pour quelque chose. Mais nous ne savons pas comment aborder les choses sans que la conversation ne diverge. Alors je me rappelle de sa nuit attachée et la voyant enfin démêler les fils : « vous avez besoin de mettre les choses en ordre, n’est-ce pas ? ».
Elle me regarde. Derrière, je vois la psychologue m’encourager d’un signe de tête. La patiente me sourit : « oui. D’ailleurs, pour en revenir à l’objectif principal de cette discussion… ». Un long silence s’ensuit. J’essaye à nouveau « C’est quoi pour vous l’objectif principal de cette discussion ? ». Un nouveau sourire. Et nous avançons alors, nous comprenons son angoisse, sa peur de laisser notamment son mari seul, ses enfants, les projets entamés, la mort qui pourtant, elle le sait, elle le sent, avance à grand pas au cœur de son corps.
Prendre du recul, mais jamais de distance. J’ai besoin de mes émotions pour comprendre. C’est mon prisme, mon moteur, mon filtre, aussi, c’est vrai. La valse de la logique et des sentiments est une danse délicate, parfois maladroite, jamais vraiment encouragée en dehors de cursus artistiques ou littéraires au sens large. Se plonger au cœur d’une situation, s’abreuver de toutes les informations depuis nos sens jusqu’à nos intuitions animales et primaires, jusqu’aux éléments d’une logique plus conventionnelle, est un préalable nécessaire pour en tirer, secondairement, toute la réflexion. La logique se surajoute comme une pincée de sel pour parfaire un plat. C’est parfois la différence entre un met fade et un chef d’œuvre. Mais si l’origine des produits n’est pas bonne, si l’ambiance de dégustation n’est pas conviviale, le repas ne vaut rien. Nos émotions comportent en elles une intelligence que l’on n’apprend pas à solliciter, à questionner, à utiliser… mais seulement à s’en méfier. Prendre du recul, c’est se dédoubler un court instant, pour mieux prendre en compte les éléments dont on a conscience, en les interrogeant un peu, l’inconscient se chargeant du reste, puis revenir s’ancrer dans le présent avec l’esprit plus clair, mais pas sans affect. Prendre de la distance, c’est s’éloigner, fuir, sémantiquement, c’est s’écarter, là où quand on prend du recul, c’est pour prendre de l’élan afin de se rapprocher. On ne saura, je crois, jamais mieux trouver la juste proximité qu’en étant à l’écoute de nos émotions et leurs manifestations dans une démarche de rapprochement, que d’éloignement « sécuritaire ».
Face à cette femme, coincée dans le couloir de la mort, le soignant qui prend de la distance, peut-il l’aider ? Dans le torrent d’informations qui se déversent chaque seconde, lesquelles choisir, lesquelles ignorer ? Dans la douleur et la confusion, quel sens donne-t-on aux mots de maux ? Ce feeling indescriptible peut-il être ressenti, à distance ? Peut-il être analysé en prenant du recul ? Et comment le soignant qui prend du recul comprend-t-il les paroles de cette femme, quand on lui demande ce qui pourrait l’aider et qu’elle nous répond, les yeux dans les yeux : « je voudrais m’endormir… et ne jamais me réveiller ».
Savoir prendre du recul n’interdit pas les larmes de nous monter aux yeux, puisqu’elles ne brouillent notre vue.
Bonjour et merci pour ce post
Encore une fois je suis bluffée par votre maturité et votre humanité. Savoir prendre du recul sans prendre de distance est une capacité réflexive de haut niveau. Vous serez bientôt interne et on sent que les ECN n’auront pas réussi à effacer en vous le soignant. J’en suis ravie pour les patients qui auront la chance de vous croiser, quelque soit la spécialité que vous choisirez. Prendre du recul permet de mieux comprendre la « carte » de votre interlocuteur tel qu’en parle notre collègue ici: » http://hippocrate-et-pindare.fr/2016/10/16/la-carte-nest-pas-le-territoire/ » et est la base de l’empathie si précieuse dans la relation médecin patient. De nombreuses études montrent que l’empathie diminue au cours des années de clinique » pré-graduées » ( avant l’internat) , en particulier du fait de l’absence de modèle de rôle dans les services hospitaliers et de l’absence de session formelle de formation à l’écoute et aux habiletés communicationnelles. Il semble que vous ayez pu passer au travers de ce que le Pr Marcy Rosembaum (université de l’Iowa) décrivait au congres de EACH ( European Association for communication in healthcare) comme la « désintégration de la communication au cours du cursus médical ». Vous serez à n’en pas douter un interne puis un médecin précieux! Ne lâchez rien!
Très bonne journée
LBV
Ping : Prendre du recul | Pédagogie jésu...
Très touchée par vos propos. Je le sens aussi… Vous serez un soignant précieux. Gardez votre enthousiasme et votre sens critique. Ne vous laissez pas broyer par le système.
NH – une patiente
Bonjour – je me présente un peu : je suis médecin généraliste, bien sûr ayant suivi toutes les étapes du cursus obligatoire, puis ai fait beaucoup de remplacements, puis me suis installée, et ai repris à l’hôpital à nouveau etc. – très vite dans mes études, je me suis intéressée à l’éthique, aux soins palliatifs, aux traitements de la douleur, à la gériatrie etc. J’ai été amenée à visiter votre blog par une personne avec laquelle j’échange sur des problèmes d’éthique, justement. J’avais lu un de vos billets précédents où vous vous montriez choqué du sort fait à un malade devant lequel on avançait qu’ » il ne passerait pas la nuit « , mais finalement je poste ce commentaire, m’interrogeant fortement, ainsi qu’avec mon contact qui vous a lu aussi, sur la teneur de celui-ci. On ne peut qu’être d’accord avec le titre, prendre du recul est certes nécessaire, et dans beaucoup de domaines, mais si vous me le permettez je soulèverai plusieurs points à propos de la malade en question qui ne me paraissent, au minimum, pas suffisamment expliqués.
Premièrement, cette dame a présenté un syndrome confusionnel – bien, déjà on sait que chez des personnes très âgées et/ou fragilisées, il faut éliminer en premier lieu la douleur qui s’exprime des fois difficilement et peut ne se manifester que par un épisode confusionnel (qui comme les délires entraîne énormément d’angoisse – rien qu’une fois, j’ai juste oublié bien plus longtemps que d’habitude quelque chose d’absolument évident, je ne vous dis pas comme j’ai eu peur … et je savais qui et où j’étais, et quel jour on était, ce n’était qu’un oubli un peu prolongé) ; déjà, donc, les douleurs de cette malade pouvaient entraîner une confusion, à force d’épuisement des réserves de l’organisme, ensuite, elle a été probablement aggravée par les tranquillisants qui créent une sédation (lorsqu’on est » shooté(e) « , on ne contrôle plus du tout l’angoisse, et toutes les digues se rompent) et sans (et de loin…) résoudre le problème de la désorientation ; également, quid des autres causes (médicales, voire chirurgicales) de confusion (médicalement parlant) ? Par exemple, un trouble dans l’équilibre hydro-électrique comme une déshydratation, une hypo- ou une hyperglycémie ; une infection (elle en avait une, aussi), voire une simple bronchite sur ce terrain etc. peuvent entraîner une décompensation, grave et dangereuse en elle-même aussi, sur ce mode … La liste est longue, et va jusqu’à la péritonite … Et sinon, vous avez bien sûr la fièvre (à elle seule) qui peut donner une confusion ; un surdosage en médicaments ; sinon, des métastases par exemple cérébrales, mais pas que ; ensuite des causes moins fréquentes comme d’autres troubles neurologiques, une insuffisance surrénale (stress importants répétés) ou d’autres accidents métaboliques etc. etc. (liste longue aussi) (ça va jusqu’à un traumatisme passé inaperçu).
Mon métier me passionne et j’envisage mes connaissances comme provenant directement de ce que me dit/ce que j’observe et examine chez le/la malade, à mettre en rapport avec tout ce que j’ai appris par ailleurs, et consiste à partager le plus possible avec lui/elle pour l’informer et décider ensuite avec lui/elle de la conduite à tenir dans le but de le/la soulager, ce qui est ma priorité – je n’envisage pas mon » savoir » comme quelque chose de vertical et qui décide pour le/la malade à tous les coups, excepté dans des cas d’urgences devant/avec lesquelles on ne peut pas discuter.
Donc dans le cas présent, je m’interroge sur ce que vous nous rapportez : pourquoi, parlant d’une malade dont la vie se termine dans des conditions abominables, venir nous parler de » l’angoisse masquée des gardiennes de prison « , c’est comme ça que j’ai ressenti le passage où vous avancez : » mais au fond très anxieuse bien qu’elle ne l’ait jamais vraiment montré (faut-il cette carapace pour travailler dans les prisons ?) « , et ensuite, lorsqu’elle est encore très désorientée après un épisode de confusion majeure (donc au plan médical), et je me permets là aussi de reproduire un paragraphe de ce que vous avez écrit, venir lui expliquer qu’elle a » besoin de mettre de l’ordre « , parce que, donc je cite :
» Nous voyons la patiente très préoccupée à démêler les nombreux fils qui l’entravent à l’hôpital : les lunettes de l’oxygène, la manette de la pompe à morphine, la télécommande du lit. Elle cherche à savoir d’où viennent les câbles. Elle souhaite rendre la machine (pompe) « à son propriétaire ». Nous avons du mal à savoir où elle en est, ce qu’elle perçoit de la situation, ce qu’elle sait et a conscience de son pronostic et de « la suite ». Nous avons remarqué sa difficulté à répondre à certaines questions, laissant planer une amorce de réponse dans le vide en détournant les yeux. » … Tel que vous le formulez, cela me gêne extrêmement, je dois le dire : cette dame a donc une confusion, avec ses symptômes classiques, et finalement, les signes qu’elle présente, tels que vous les décrivez, désolée de vous le dire, nous la font passer presque pour une idiote … Dans le cadre d’un syndrome confusionnel, cela s’appelle même de la perplexité anxieuse, c’est même un signe cardinal de sa clinique.
Donc, mais déjà avant cette dernière remarque que vous lui avez adressée dans un moment où elle était encore confuse (médicalement), je ne vois pas l’intérêt, dans/pour la démarche médicale, d’attribuer une angoisse ici de fin de vie, par ailleurs humainement imaginable – même si nous, nous ne la vivons pas, et ne pouvons qu’à peine l’envisager pour nous-mêmes (je ne pense pas pouvoir dire que je ne serais pas angoissée si j’avais un cancer incurable) – à son ancienne vie professionnelle, dont le cours lui a appartenu en propre, donc en plus terminée, et qui n’a aucun rapport avec la genèse de ses problèmes de santé, gravissimes (vos lecteurs/trices risquent de, ou vont penser que cette dame a toujours été » angoissée « ).
Personnellement, depuis que je vous ai lu, je n’arrête pas de me penser/voir dans un état de véritable détresse comme cette dame, donc avec un cancer en phase terminale, donc avec une angoisse à priori insupportable, écrasée/épuisée par des douleurs terribles, quand même plus intenses et envahissantes que celles d’une pharyngite, commençant à confondre les choses, et affolée par dessus le marché, car ayant eu des sédatifs qui font flamber l’angoisse ; ensuite ayant été attachée, et dans cet état (donc peut-être en plus avec une fièvre importante, une autre complication …), pour traitement ultime ; et enfin, en train de voir arriver dans ma chambre des blouses blanches venant m’expliquer que c’est parce que je suis d’une nature angoissée que tout cela m’arrive – de plus, à d’autres dans un blog, que je l’étais auparavant dans mon métier (j’extrapole : » une ancienne femme médecin au fond très anxieuse bien qu’elle ne l’ait jamais vraiment montré (faut-il cette carapace pour être médecin généraliste ?) » – et que je devrais mettre ma vie en ordre … (tombée très gravement malade après ma retraite, vivant des épreuves terrifiantes, ce serait à relier à mon comportement forcément pathologique pendant ma vie professionnelle d’avant, et on viendrait observer que je n’arrive pas à me dépêtrer dans ma vie en général …)
Sans doute à ce stade de vos études ne savez-vous pas ce qu’est véritablement une confusion, qui est soit dit en passant une urgence véritable elle, ni combien par ailleurs les grands délires en psychiatrie (mais cela est une comparaison tout à fait valide, un syndrome confusionnel est un épisode psychotique aigu, et les délires se soignent) peuvent être un stress, au sens … » noble « , i.e. au vrai sens du terme, pour l’organisme, ni que certains médicaments peuvent bien aggraver ces états, mais je crois que jeune externe je ne me serais pas autorisée à poser des diagnostics, excusez-moi de vous le dire, qui m’apparaissent dans ce cas de figure très psychologisants, sur un/e malade, ou/et d’extrapoler ses symptômes à sa vie professionnelle – quel en est l’intérêt, pour elle, pour commencer ? Je ne pense pas que cela appartienne à une démarche diagnostique bien étayée, ni surtout thérapeutique en aucune manière, mais plutôt que cela enferme la malade dans des interprétations hors sujet qui doivent encore plus la faire souffrir en la diminuant déjà dans sa propre estime (de plus, en en parlant ainsi, vous la diminuez possiblement aux yeux des lecteurs/trices de votre billet).
Vous-même, croyez-vous que l’angoisse soit le centre du problème ici, que ce serait une forme de » bêtise « , de » non-gestion des problèmes » (!), voire une faute de sa part, et générée uniquement du fait de la » psychologie » de la » patiente « , qui présentement n’a plus aucune marge de manœuvre – c’est même plutôt : » tout va très bien, Madame la Marquise » – qui se retrouve stigmatisée à partir de l’observation du moindre de ses comportements (qui s’expliquent médicalement, donc), et à l’aide de pures hypothèses posées sur sa vie d’avant ?
Je pense plutôt que la médecine soigne, ou essaie, sans poser de jugement(s) sur le cours de la vie des malades qui ont besoin de notre aide, et ne doit utiliser des données de leurs vies personnelles (pertinentes, et amenées volontairement, dans le cadre de notre relation – d’une véritable relation où nous nous impliquons – à chaque fois vraiment singulière avec eux/elles, ces informations de plus couvertes par le secret médical) que dans la mesure où cela interfère avec leur état de santé, et en respectant leur libre arbitre pour vouloir les modifier ou pas – et sinon, pour moi, la médecine ne consiste pas à faire, plus ou moins bien, de la technique et, excusez-moi, à venir discuter de la vie privée des gens que l’on saupoudrerait d’une psychologie facile, d’un point de vue très en hauteur par-dessus ce qui arrive, pour donner une impression de médecine » s’intéressant à la globalité de la personne humaine « .
Pour finir, j’y pense en passant, le père d’une amie a été opéré d’un hématome intra-crânien ; depuis, et alors même qu’il a immensément récupéré, beaucoup de gens, y compris des » soignants « , le traitent ou discutent de lui comme s’il avait toujours été un imbécile, il n’y a pas d’autre manière de le dire (lui aussi a le regard » qui frise » de temps en temps) – il me semble que c’est à peu de choses près la même attitude, en prenant un » cas » » qui se remarque plus « , que vous avez eue devant cette dame et que vous avez amené son angoisse devant nous un peu comme si tout ne tenait qu’à elle, voire donc comme si elle était fautive, comme si tout cela provenait d’une sorte d’ » immaturité » de sa part ; non seulement et dans sa fin de vie rendue plus que difficile cette dame est infantilisée et en même temps plus ou moins sommée de » mettre de l’ordre « , mais il m’apparaît qu’au minimum causes et conséquences sont confondues, et que la » psychologie » ici est utilisée un peu comme une arme, de manière très discriminante, pour ne pas dire plus, comme pour poser une étiquette et uniquement péjorative, contre cette malade grave, dans un état gravissime, (et) je dirai même : complètement acculée – je me demande pourquoi, et dans quel(s) but(s) … Cette femme n’avait pas le droit, humainement, de ressentir de l’angoisse, avec et après tout ce qui lui est arrivé ?
Mes salutations.
Bonsoir,
Merci pour votre message. Pour ne rien vous cacher, je dois dire que j’ai été très remué à sa lecture. Non pas qu’il soit spécialement agressif, même si, les aléas de l’interprétation de l’écriture pouvant en donner une tonalité belliqueuse, mais parce qu’il n’a jamais été dans mon intention une quelconque volonté de faire paraître idiote, de diagnostiquer ou d’enfermer cette patiente. Je vais essayer de vous répondre.
Votre passage sur les étiologies d’un syndrome confusionnel est tout à fait juste. Je ne suis pas suffisamment compétent pour rediscuter là-dessus. Sachez que, par soucis de clarté peut-être ou parce que cela ne me semblait pas capital dans le récit ici, les étiologies ont été explorées, avec la mesure qu’impose une situation de « fin de vie » (notamment en termes de thérapeutiques qu’il était possible de mettre en place). Mais peut-être aurais-je dû le préciser. Il me semblait toutefois difficile, pour ne pas trop dénaturer l’histoire tout en préservant le secret médical (car bien des éléments ont changé, temps, lieu, âge, et bien d’autres, vous vous en doutez), de faire un état exhaustif des investigations entreprises. La connaissance médicale restant évidemment essentielle dans une démarche de « prise de recul » pour ne pas omettre des notions importantes expliquant la physiopathologie en cause.
L’angoisse ici était bien présente. Je suis vraiment désolé de vous avoir donné l’impression de vouloir rendre la patiente « idiote ». Au contraire, je trouvais tellement justifiée cette démarche de vouloir savoir d’où provenait les fils (perfusion, télécommande du lit, pompe à morphine etc.) après avoir été attachée (!!!) parce que trop « vagabonde » durant la nuit… D’autant connaissant d’autres éléments indescriptibles du caractère de cette femme. L’évocation de sa profession (pas tout à fait celle-là, peut-être ;)) n’avait pas vocation à expliquer quoi que ce soit. C’était une femme qui était du genre à diriger sa vie, sa famille, leader en quelque sorte, et c’était plus dans ce contexte que j’essayais, maladroitement manifestement, de démontrer combien elle se raccrochait à ce qui pourrait lui redonner un peu de contrôle sur son existence (dont l’évolution… ou plutôt la dégradation a été extrêmement rapide). De la même façon, il faut imaginer les longs moments passés avec elle, en essayant d’avoir la possibilité de communiquer. Voyez une femme se débattre avec sa propre mémoire lui jouant des tours (la confusion aidant), ne parvenant pas à finir ses phrases, cherchant à grand peine ses mots… En évoquant le besoin de mettre de l’ordre dans sa vie, il s’agissait de renouer avec une discussion amorcée auparavant, initiée spontanément par cette femme, et qui a ainsi permis de lever quelques blocages et de donner du sens au reste. Difficile à décrire, mais cette phrase a peut-être eut comme une sorte d’effet déclencheur à l’origine d’une discussion que cette femme avait du mal à aborder par elle-même. Mais je peux me tromper.
En aucune façon je ne me serais permis de poser des diagnostics. L’angoisse, comme vous l’évoquez, m’apparaissait ici comme un symptôme, particulièrement justifié par une fin de vie, bien sûr, et qui appelait justement à s’interroger : n’y avait-il que ça ? Pouvait-on réduire cette femme, son passé, son présent, son avenir, son entourage, etc. à cela, au point de l’attacher la nuit de peur qu’elle ne se blesse ? N’avait-on comme option que les anxiolytiques/sédatifs pour démêler les enjeux multiples de cette situations ? A-t-on besoin de dissocier psychologie, médecine, soin, humanité, et les autres ? Comment réagit-on et interagit-on lorsque soignants ou patients, nous sommes confrontés à ces situations délicates, emblématiques de toute la complexité du soin ? Se crache-t-on les uns sur les autres en projetant nos peurs et nos angoisses ?
Pardonnez-moi, j’essaye de vous répondre sans animosité, car malgré avoir été blessé par certaines tournures de votre message (j’ai le sentiment que vous m’avez lu et imaginé comme un piètre externe débordant de fierté s’accaparant l’angoisse d’une mourante pour se vanter de son approche), j’essaye de prendre du recul. Je ne souhaite en aucune façon devenir quelqu’un de jugeant, « idiotisant » les patients, les enfermant dans des cases préconçues par souci d’efficacité organisationnelle, technique ou intellectuelle. Je me demande s’il ne faut pas également considérer que l’article que vous avez lu n’est qu’une fraction de la réalité, vue par mes yeux, pensée par ma plume, et forcément maladroite par certains aspects, certaines facilitations destinées à préserver un secret ou mettre en lumière certaines hypothèses de réflexion. Mais il est vrai que si vous l’avez perçu ainsi, c’est qu’il s’y trouve peut-être une part de vérité, et c’est cette dernière possibilité qui me blesse bien davantage que toute interprétation de vos tournures. De plus, la tendance actuelle sur les réseaux sociaux me fait m’interroger sur la forme de mes articles et je constate que j’interroge moins, et que j’affirme plus – et c’est déjà trop. Je ne vous cache pas, qu’ayant fait cette observation, je songe sérieusement à fermer ce site. Je ne souhaite pas devenir dogmatique. La réponse n’est pas dans l’affirmative, je crois, mais peut-être plutôt dans la question ?
Aussi, quand vous me demandez : « Cette femme n’avait pas le droit, humainement, de ressentir de l’angoisse, avec et après tout ce qui lui est arrivé ? », je suis tenté de vous répondre « oui, bien sûr ! ». Mais en réalité, je n’en sais rien et je ne peux même pas vous retourner la question, puisque vous venez d’y répondre, bien que, plus que jamais, j’aurais envie de vous demander : qu’en pensez-vous ?
Bien à vous.
Re-bonjour,
… Pour être plus claire encore, puisque vous ne me le demandez, je ne peux être sûre que dans sa fin de vie si compliquée cette » patiente » ait eu l’envie de bénéficier d’une analyse venue d’en haut des rôles sociaux, plus ou moins valorisés d’ailleurs, qu’elle aurait tenus, ni de son désir de se voir asséner de la psychanalyse sauvage en pleine perplexité anxieuse – la question licite à se poser, sur le fond ou sous les formes employées, reste, à mon sens, de se demander en premier lieu à qui profitent ces interprétations … mais si vous êtes sûr que c’était » pour son bien » …
Salutations.
Re-bonjour,
Il n’a jamais été question de psychanalyse : je ne suis pas psychologue, ni dans cet objectif. La seule sauvagerie, à mon sens, c’est peut-être quelque chose dans le soin entre l’indifférence, le mépris et la violence délibérée. Je vous rejoins toutefois sur la première question à se poser : à qui profitent ces interprétations ? C’est peut-être là que prendre du recul prend du sens ? Pour notre part (l’équipe soignante), l’objectif était d’apaiser une femme en souffrance, car même la perplexité anxieuse, si vous pensez qu’il s’agissait de ce « diagnostic », n’était pas facile à supporter pour cette femme qui ne savait plus où elle était, quel moment de la journée/de la semaine nous étions, qui voulait rentrer chez elle, etc., mais qui voulait rester consciente, maître de la situation. Personnellement, je ne blâmerai pas quelqu’un qui cherche à comprendre, bien que vous ayez surement raison d’avertir sur les méthodes déployées qui, malgré de bonnes intentions, peuvent se révéler maltraitantes, à l’opposé du « bien » qu’on peut souhaiter aux patients.
Salutations.