Il y a urgence aux urgences !

La garde commence à être longue. Elle a commencé par un bloc. Une césarienne. C’est impressionnant, une césarienne, quand on se trouve de l’autre côté du champ, ce drap bleu qui découpe en deux la jeune mère, isolant sa tête auprès du papa et de l’anesthésiste tandis que de l’autre côté, deux chirurgiens et un pauvre externe (parfois) s’activent mystérieusement autour de son ventre. Avis à celles et ceux qui ne voudraient pas gâcher le mystère, rendez-vous au prochain paragraphe. Un petit coup de scalpel, et ensuite, on y va à la main, et on tire, on ouvre, on déchire. Un utérus sauvage apparait ! Une nouvelle incision, et une main s’y engouffre. Progressivement, une masse fripée s’extirpe presque (pas) délicatement. Deux pinces sur le cordon, un coup de ciseau (parfois, papa a le courage de passer du côté sanglant) et soudain, le cri. Et voilà, bébé est né. Bébé s’en va se refaire une beauté, et pendant ce temps commence un long travail de vérification, de nettoyage, de fermeture précautionneuse, plan par plan, de couture pointilleuse. Si bien qu’à la fin, on recouvre d’un pansement une trace presque invisible, et seul un morceau de fil peut dépasser d’un côté.

Le chef de garde arrive aux urgences gynécologiques. Quelques dossiers représentant les patientes qui attendent d’être vues s’entassent déjà. Il les regarde, soupire, souffle bruyamment et balance « encore des chieuses qui viennent pour rien ! ». Non, tu as raison. Elles sont parfois enceintes et saignent, ont mal, ne sentent plus le bébé bouger, ont de terribles contractions, et j’en passe. Tu diagnostiqueras des fausses couches, des infections, des grossesses extra-utérines mais oui, tu as raison, elles viennent pour rien voyons.

Mais là, je me dis que déjà, une cohorte de blouses blanches se lève, et d’un air gentil mais convaincu, chacun me dira quelque chose qui ressemblera à « mais tu comprends, ce sont les urgences : c’est très embêtant de recevoir des dames dont le motif n’est pas urgent, justement, et qui relèvent plutôt d’une consultation chez leur gynécologue ou leur médecin généraliste. Les urgences, ça doit être réservé aux urgences justement. On n’a pas le temps pour autre chose ».

Parce que c’est sûr qu’à deux heures du matin, lorsque vous êtes enceinte depuis plusieurs semaines et que vous vous mettez soudainement à saigner, que vous avez déjà fait une fausse couche par le passé, que dans tous les films, les romans et les conversations entre copines on ne vous parle jamais des saignements qui surviennent pendant la grossesse de façon « normale » mais seulement de « la fois où ça s’est mis à saigner et que c’était une fausse couche », oui, c’est exactement dans ce genre de situation que vous pouvez paisiblement vous rendormir sur vos deux oreilles en vous promettant que si ça ne s’arrête pas demain, vous irez prendre rendez-vous avec votre gynéco qui saura évidemment se rendre disponible dans la minute pour vous recevoir et vous rassurer. Evidemment ! Je dirais même que « ça coule de source ».

Par extension, aux urgences générales, ce genre de choses arrive tout autant. Je me souviendrais surement toute ma vie d’une femme d’une cinquantaine d’année, assez forte, qui est arrivée pour, d’après le motif recueilli à l’accueil « angoisse et peur de faire un AVC car plusieurs AVC dans sa famille » : triée 3 (c’est-à-dire que son pronostic vital ne serait pas en jeu et qu’il semble acceptable de laisser passer jusqu’à 90 min avant de la voir), en période de forte affluence. Je vais la voir, elle me décrit des fourmillements sur l’hémi-corps gauche et l’hémi-face droite. Elle présente un déficit moteur discret mais indiscutable des membres à gauche, entre autre. Elle ne cesse, tout au long de l’examen, de s’inquiéter de savoir si ce n’est pas un AVC. Au secours l’interne, allo le neurologue, appelez-moi le scanner, direction neuro-chirurgie. Verdict : AVC.

Certains soignants sont peut-être tellement persuadés que les gens viennent aux urgences « pour rien » qu’on en arrive presque à louper les urgences. Et quand bien même le pronostic vital n’est pas immédiatement engagé, qui sommes-nous pour juger de la pertinence des patients à venir aux urgences ? Alors oui, j’entends bien, me direz-vous, les motifs remarquables. J’ai bien été voir une dame de soixante ans qui consultait pour « constipation depuis 2 ans, majoration ce jour ». J’ai rencontré des gens qui se présentent pour « avoir un arrêt de travail » ou « a un rhume depuis 3 jours et ça ne passe pas ». Oui, parfois, c’est frustrant, il y a du monde qui attend, et un motif qui parait anodin demande compte-rendu, paperasse, et « perte de temps » sur les patients qui en nécessitent « vraiment ». Mais peut-on reprocher aux patients le manque de personnel, de moyens, de structures comme SOS Médecins par exemple ?

De plus, à l’instar d’une maladie qui se cache derrière un symptôme, qu’est-ce qui se cache derrière un prétexte ? On est parfois tenté de demander à notre patient qui vient pour son rhume qui ne passe pas pourquoi n’a-t-il pas pris rendez-vous chez son médecin généraliste plutôt que de passer 3h à attendre à 2h du matin aux urgences un samedi soir. Beaucoup le font et il convient peut-être effectivement de rappeler que les urgences sont, comme leur nom l’indique, réservées aux urgences. Néanmoins… peut-on reprocher à ce patient d’être allé sur internet, taper ses symptômes, voir apparaitre une liste de maladies inquiétantes, des forums pas plus rassurant avec ces gens qui recommandent notamment d’aller consulter/d’aller aux urgences « parce que l’oncle machin il a cru que c’était un rhume mais en fait c’était un cancer du poumon » ? Peut-on vraiment être dans une posture suffisamment attentive pour comprendre que ce rhume est très gênant car dès lundi, il a des examens importants à passer, que ça l’empêche de dormir, et qu’il angoisse beaucoup à ce sujet ? Peut-on même prendre le temps de savoir ce qui se cache derrière ce prétexte, cet arrêt de travail « parce que là, franchement en ce moment c’est difficile » d’une femme qui, quand on prend cinq minutes pour discuter, vous glisse parfois entre deux phrases anodines que son mari l’a encore frappée ? Quand on entend des sabots, on pense peut-être tout de suite au cheval, mais ça pourrait aussi être un poney ? Et puis, peut-être qu’aller voir son médecin généraliste, ce n’était pas possible. Pour mille et une raison. Pas forcément le coup des vacances, mais parce que le motif en question n’était pas abordable par le patient devant son médecin habituel (par exemple, prise de risque sexuel chez un patient homosexuel qui ne souhaite pas en parler à son généraliste qui connait ses parents).

Je sais qu’aux urgences, « on n’a pas le temps pour ça ». Je sais que beaucoup de mes collègues étudiants ne comprennent pas que ça me rend furieux, parfois, qu’on considère que certains motifs valent plus que d’autres et que les gens sont vraiment bêtes d’aller aux urgences pour si peu. Je sais qu’on s’engueule parfois, parce que je campe un peu mes positions, même si je reconnais certains de leurs arguments comme très pertinent : « mais si on reçoit tout le monde sans rien dire, après les gens ne feront plus l’effort d’aller chez leur médecin généraliste, ils iront directement aux urgences puisque de toute façon ils sont soignés, société de consommation dans l’immédiateté, etc. »…  Parfois, et notamment quand on parle CHU et consentement, on n’est pas d’accord. Alors on se fâche un peu, gentiment, comme des gens qui n’ont pas les mêmes points de vue sur la question mais qui iront quand même manger une pizza dans la soirée et rire de bon cœur. Parfois, avec certains, on ne s’entend pas, du tout, sur toute la ligne, et il m’arrive de me sentir un peu seul, en minorité, étranger, bizarre. Et puis, parfois, en cours, l’un.e de mes ami.e.s demande « mais on pourrait peut-être d’abord savoir si le patient est d’accord ». Et là, je suis content que parfois, on s’engueule.

9 réflexions au sujet de « Il y a urgence aux urgences ! »

  1. Je constate qu’il est facile de se laisser aller à ce genre d’idées fainéantes dans des hôpitaUx où l’effet de « meute hospitalière » nous fait parfois dire des conneries aussi énormes que notre volonté d’être justement là. Pour aider.

    J’ai aimé lire ton mot. Ça permet de recadrer les choses.

    Merci pour ton texte.

    Pierre (un carab-rade)

    • Merci carab-rade, pour ton message 🙂
      Oui, l’effet meute-hospitalière, tout à fait ! C’est pas toujours facile d’en prendre conscience, surtout quand on prend de l’âge dans la meute. Verdict : écoutons aussi ce que nous disent les plus jeunes (nos 2e-3e année de médecine qui débarquent, les étudiantes infirmières/AS…) qui nous (re)donnent un regard que nous risquons d’oublier 😉
      Merci à toi !

  2. Je suis tout a fait d accord mais je pense que le principal probleme aux urgences c est le déséquilibre entre le nombre de patients et le nombre de médecins. Quand tu en viens à en vouloir aux patients d etre venus consulter, aux urgences, à l hopital ou en cabinet, c est que tu n en peux plus, que tu es a tellement à bout que tu n es plus capable d empathie…

    • Merci pour votre commentaire 😉
      Mais oui, c’est un problème. Après, c’est difficile, je suis d’accord, mais ce n’est pas la faute des patients 😉 Comment faire ? La grande bataille des soignants contre le système avec l’administration qui se retrouve prise entre deux feux…

  3. Délicat, en fait, de défendre celui qui a réellement quelque chose…mais qui a moins le soucis de lui même que celui qui sait, d’expérience, s’imposer !
    Il y aura effectivement des urgences réelles, différées pour des gens pressés ou qui s’affolent …
    Et c’est le problème d’être tenu à de la sollicitude et à des résultats brillants…en même temps !

    ( Mais pour ma part…à 70 ans et 40 ans de cursus pour agir en PHAR…la prochaine urgence…ce sera moi; mais il y en aura pas…par ce que je vis au fin fond du Maroc…que le scanner le plus proche est à 250 km…et qu’il n’y a que des ambulances…:
    Le problème est simplement là pour beaucoup, celui d’assumer ses choix !!!)

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  5. Bonjour,

    je tenais à vous indiquer que nous citerions de nouveau votre blog dans un article publié sur le site JIM.fr ce samedi 27 février.
    Cordialement,
    Aurélie Haroche

  6. Le principal problème des urgences n’est pas le désequilibre entre les patients et le nombre de soignant mais la « normitude » et l’hysterie generale de la tracabilité qui transforment 3 points de suture de cinq minutes en 20 a 30 minutes de remplissage de dossier informatique ou on en vient a préciser l’heure exacte de deshabillage du patient et par quel soignant. Au secours !
    Malheureusement nos jeunes confreres élevés au 2.0 semblent trouver tout cela parfaitement normal
    Bon courage

  7. les urgences posent souvent des problèmes d abord pour le médecin qui doit agir vite pour sauver la vie dans l’immédiat mais aussi pour le patient qui souvent à cause de sa douleur son angoisse de la mort considéré tout symptôme comme urgent.votre article relate très bien l’ambiance à laquelle ns sommes confrontés tous les jours que faire?que dire à ces patients?a mon sens ils sont déjà la soignons et le reste viendra après.

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