Il est arrivé par les urgences. En tout cas, c’est à partir de ce point de son existence que nous avons fait sa connaissance. C’est d’abord l’infirmière spécialisée de l’équipe d’addictologie qui l’a rencontré. Un homme un peu perdu dans l’horizon presque infini de sa trentaine, ramassé par les sapeurs-pompiers à l’issue d’une alcoolisation intense et déjà regrettée, critiquée, auto-flagellée même. Un homme que j’ai vu pour la première fois quelques jours plus tard, l’infirmière lui ayant proposé une consultation à distance de cet épisode des urgences, comme elle le faisait souvent.
C’est donc en ouvrant le bureau de consultation que du coin de l’œil, je l’aperçu pour la première fois. La logistique de l’hôpital, ses soignants multifonctions qui tentent tant bien que mal d’être sur tous les fronts, a malheureusement empêché l’infirmière d’être présente à cet entretien. Toutefois, alors que la clé s’enfonçait péniblement dans la serrure vieillissante de la porte, je regardais sa silhouette. Un homme de taille moyenne, les cheveux sombres, le visage fin, le port plutôt droit et une première impression de douceur qui semblait émaner de sa personne. Quand la porte s’ouvrit enfin, je l’invitais à me suivre après m’être rapidement présenté, et sa voix s’accordait harmonieusement avec la première impression que j’avais de lui.
Il s’est installé, et après un bref rappel du contexte, a commencé à se livrer. Les mots étaient habilement choisis, témoignant d’un niveau d’éducation plutôt élevé, bien qu’il fût issu d’une famille relativement modeste. Des premières années professionnelles stimulantes et bien remplies, et un passage à vide, un changement de région, un retour au domicile parental ou plutôt maternel, et l’irruption de l’alcool. L’ensemble de son discours traduisait une réflexion personnelle sur son histoire déjà bien entamée, murie, profonde, et pourtant, disait-il, sans le sentiment de pouvoir se libérer de cet alcool qui le handicapait. Il avait pourtant fait une cure de sevrage il y a quelques années, dans le sud de la France, qui s’était bien passée et avait donné lieu à quelques mois plus stables, et se sentant libéré, il avait « baissé la garde ». Alors aujourd’hui, il venait pour comprendre, définitivement, et se saisir de cette proposition de soin afin de se débarrasser de l’alcool, une bonne fois pour toutes.
Dans l’esprit du psychiatre encore novice, et plus profane encore dans le domaine de l’addictologie que j’étais, ce premier entretien, comme bien des entretiens, laissait au gré du discours de la personne, s’entasser les mots-clés, les hypothèses diagnostiques ou fonctionnelles, la collecte d’informations glanées sans les chercher à la façon d’un interrogatoire policier : un antécédent médical par-ci, un tempérament impulsif par-là, une expérimentation de cocaïne ici, des conduites à risque là. Ah, tiens donc, seraient-ce ici quelques semaines hypomanes ? Et là, les traces d’un ancien épisode dépressif ? Mais avant de trop se concentrer sur le diagnostic où il est si facile d’enfermer une personne, laisser la place à son histoire d’être, d’être dite et de se révéler…
Alors on s’est arrêté sur son motif : comprendre ses consommations d’alcool. Sans le savoir, on a tenté une analyse fonctionnelle : dans quelles situations l’alcool était pris ? Avec quelles émotions associées ? Avec quelles pensées concomitantes ? Avec quels comportements juxtaposés ? Et quelles anticipations conséquentes ? On a fait une sorte de schéma qui donnait du sens à certaines consommations types. On semblait tenir quelque chose. On intellectualisait peut-être un peu trop ? On s’est donné le temps de vérifier : il est reparti avec le sentiment d’avoir acquis quelque chose, et avec quelques colonnes d’un tableau à remplir. Je suis rentré chez moi avec le sentiment d’avoir proposé quelque chose de cohérent, et un syndrome de l’imposteur bien véhément à me dire que je jouais certainement les apprentis sorciers.
On s’est ainsi revu à plusieurs reprises pendant deux ou trois mois. Parfois, il annulait son rendez-vous. Souvent, je me disais « ça y est, il a découvert que je ne saurais pas l’aider ». A un moment, on m’a transféré un appel sur mon portable (faute de bip, le secrétariat transférait des appels sur mon portable). Je l’ai loupé, et j’ai rappelé automatiquement derrière depuis mon téléphone. C’était lui. J’étais en partie embêté car, par la suite, il annulait parfois ses rendez-vous en m’écrivant directement des SMS. Pour autant, je n’ai pas osé lui demander de supprimer mon numéro personnel. J’avais pourtant le sentiment de commettre une erreur. Néanmoins, il n’en abusait aucunement : tous les sms étaient polis, factuels, seulement pour la gestion des RDV. Je laissais le statut quo, en me promettant de rectifier s’il y avait le moindre écart.
Il y avait parfois quelques semaines où les RDV étaient annulés. Mais d’une manière générale, depuis le début du suivi, il n’y avait pas eu de nouvelles consommations. Nous avons commencé à aborder un syndrome dépressif. Nous avons fait le pari d’un antidépresseur en s’accordant sur le fait qu’on était probablement entre l’épisode dépressif léger et moyen, que l’alcool pouvait y avoir contribué, et que peut-être sa personnalité avait tendance à lui faire éprouver une sorte de dépressivité. Nous avions repris le tableau qu’il avait rempli, nous avions discuté des biais cognitifs, je lui avais proposé un questionnaire ou deux, et nous avions discuté des résultats. Il m’a confié qu’il était suivi depuis plusieurs années par un psychothérapeute psychanalyste.
Dans la chronologie de son suivi, il était persuadé de pouvoir se débarrasser de son addiction en un mois, après quoi il devrait partir faire une sorte de road trip en France, renouer avec des amis, réfléchir à sa situation professionnelle. Au bout d’un mois, naturellement, sans que j’aie à le freiner d’aucune façon, il m’avait proposé de repousser son projet pour poursuivre le suivi. Après quelques semaines sans rendez-vous, il m’avait écrit un SMS pour demander que je l’appelle. Il y avait, dans le ton et les mots, quelque chose d’inquiétant. J’avais alors pris le téléphone du service, et il m’avait confié avoir le sentiment de perdre le contrôle, avoir réexpérimenté la cocaïne, et craindre un transfert de dépendance.
Il arrive parfois que lors du sevrage d’une substance, l’addiction se répercute, en quelque sorte, sur une autre substance, parfois déjà expérimentée, parfois pas. Le risque, ici, était important. Nous avons pris rapidement rendez-vous, et je lui avais proposé une hospitalisation en addictologie. L’hospitalisation, en psychiatrie comme en addictologie, est parfois appréhendée difficilement. La personne est souvent confrontée à son ambivalence, cette coexistence simultanée de deux envies contradictoires : arrêter/continuer. Il a accepté, avec une forme de soulagement.
L’un de mes chefs n’a pas apprécié ou compris la démarche. L’entretien d’accueil fut éprouvant. Pour le patient, comme pour moi. C’était hélas habituel, le style personnel du médecin, que de fonctionner sur la confrontation, et l’exploration de l’ambivalence par l’opposition d’un discours clivant. Une manière de faire qui donnait parfois de bons résultats, mais avec laquelle j’avais beaucoup de mal. La relation de confiance que je pensais avoir bâtie avec ce patient fut, je crois, rudement mise à l’épreuve. Quelque part, je me demandais si j’avais vraiment été thérapeutique en lui proposant une telle démarche, sachant que le style du chef de l’unité ne correspondait pas à ma manière, peut-être trop novice ou candide, de faire.
Il est difficile, en psychiatrie, d’avoir une attitude « standardisée », tant l’impact de la personnalité du clinicien (et donc, en miroir, de celle du patient) vient prendre une place prépondérante dans l’établissement d’une alliance pouvant ainsi être thérapeutique. Bien évidemment que des principes existent (j’ai presque envie d’écrire « poncifs » tant ils sont souvent énoncés comme tels en formations – lorsque formation il y a … ou comme des banalités) : la bienveillance (à toutes les sauces), l’empathie (jamais correctement définie et présumée acquise en médecine…), l’écoute (alors que la plupart des entretiens sont des entretiens dirigés aux questions fermés pour aboutir au diagnostic où l’on écoute pas les gens, parce que oui, l’écoute active, ça prend du temps et ça nécessite une flexibilité d’esprit pour organiser les informations collectées), etc.. Néanmoins, certains médecins, psychiatres ou non, et certains soignants, ont une interprétation parfois très personnelle de ces principes. C’est un peu réducteur, mais disons qu’il y en a certains avec qui « ça passe ou ça casse ». Et tout l’esprit d’une équipe de soin est, à mon avis, nécessairement dépendant d’une vision commune des principes élémentaires de la relation de soin.
Fort heureusement, l’interne que j’étais, malgré son vif sentiment d’imposture, a pu colmater les interfaces, désamorcer les entretiens musclés, aplanir les angles, continuer d’approfondir le lien et la connaissance de l’autre, et faire en sorte d’aboutir à un départ dans un établissement dit de « post-cure » pour consolider un sevrage. Alors, il serait expéditif de conclure par : quelle énergie dépensée pour si peu ! D’un autre côté, il faut sans doute vivre ce sentiment d’être interne, médecin en formation sous supervision (enfin, théoriquement puisque le sens de la supervision fait aussi l’objet de variation d’interprétation selon les services), et celui de porter un regard critique sur la manière dont soignent les autres, en particulier, des chefs qui adoptent un style relationnel très personnel. Comment ne pas remettre en question ses pratiques à soi, en se disant que, peut-être, on n’a rien compris. Que lorsque le chef a lancé lors du premier entretien à notre patient « je ne comprends pas ce que vous faites ici, ça ne sert à rien », il a peut-être décelé quelque chose que nous n’avions pas vu. Que nous avons encore beaucoup à apprendre. Et peut-être même fait une erreur ?
En parler ? Il ne s’agirait pas de faire de la supervision quand même ! De son point de vue, il s’agissait d’un trouble de la personnalité de type état-limite, déjà suivi, pour lequel une hospitalisation ne rimait à rien, seul l’ambulatoire devait permettre d’espérer (à peine) un changement. Le point de vue était fixe et inflexible. Mon point de vu, plus nuancé, plus hypothétique, plus global après plusieurs mois de suivis, mais sans doute plus incertain ou du moins moins catégorique, n’avait pas d’importance. Quoi qu’il m’ait toutefois permis de maintenir l’hospitalisation, avec un sourire en coin l’air de dire « il faut bien que vous fassiez vos erreurs ». Le syndrome de l’imposteur s’est bien ragaillardit.
Et pourtant, quelques semaines après la fin de ce semestre, un SMS. Un remerciement. Des retours très positifs. Polis et pour conclure, vu que nous n’avions pas pu faire le point à son retour de post-cure. Quelque chose qui vient donner une petite gifle au syndrome de l’imposteur. Mais ce dernier se ressaisi bien vite en murmurant, dans les entrailles de notre esprit : « Et si c’était justement encore une erreur ? ».