« Si vous voulez bien me suivre »

Il est arrivé par les urgences. En tout cas, c’est à partir de ce point de son existence que nous avons fait sa connaissance. C’est d’abord l’infirmière spécialisée de l’équipe d’addictologie qui l’a rencontré. Un homme un peu perdu dans l’horizon presque infini de sa trentaine, ramassé par les sapeurs-pompiers à l’issue d’une alcoolisation intense et déjà regrettée, critiquée, auto-flagellée même. Un homme que j’ai vu pour la première fois quelques jours plus tard, l’infirmière lui ayant proposé une consultation à distance de cet épisode des urgences, comme elle le faisait souvent.

C’est donc en ouvrant le bureau de consultation que du coin de l’œil, je l’aperçu pour la première fois. La logistique de l’hôpital, ses soignants multifonctions qui tentent tant bien que mal d’être sur tous les fronts, a malheureusement empêché l’infirmière d’être présente à cet entretien. Toutefois, alors que la clé s’enfonçait péniblement dans la serrure vieillissante de la porte, je regardais sa silhouette. Un homme de taille moyenne, les cheveux sombres, le visage fin, le port plutôt droit et une première impression de douceur qui semblait émaner de sa personne. Quand la porte s’ouvrit enfin, je l’invitais à me suivre après m’être rapidement présenté, et sa voix s’accordait harmonieusement avec la première impression que j’avais de lui.

Il s’est installé, et après un bref rappel du contexte, a commencé à se livrer. Les mots étaient habilement choisis, témoignant d’un niveau d’éducation plutôt élevé, bien qu’il fût issu d’une famille relativement modeste. Des premières années professionnelles stimulantes et bien remplies, et un passage à vide, un changement de région, un retour au domicile parental ou plutôt maternel, et l’irruption de l’alcool. L’ensemble de son discours traduisait une réflexion personnelle sur son histoire déjà bien entamée, murie, profonde, et pourtant, disait-il, sans le sentiment de pouvoir se libérer de cet alcool qui le handicapait. Il avait pourtant fait une cure de sevrage il y a quelques années, dans le sud de la France, qui s’était bien passée et avait donné lieu à quelques mois plus stables, et se sentant libéré, il avait « baissé la garde ». Alors aujourd’hui, il venait pour comprendre, définitivement, et se saisir de cette proposition de soin afin de se débarrasser de l’alcool, une bonne fois pour toutes.

Dans l’esprit du psychiatre encore novice, et plus profane encore dans le domaine de l’addictologie que j’étais, ce premier entretien, comme bien des entretiens, laissait au gré du discours de la personne, s’entasser les mots-clés, les hypothèses diagnostiques ou fonctionnelles, la collecte d’informations glanées sans les chercher à la façon d’un interrogatoire policier : un antécédent médical par-ci, un tempérament impulsif par-là, une expérimentation de cocaïne ici, des conduites à risque là. Ah, tiens donc, seraient-ce ici quelques semaines hypomanes ? Et là, les traces d’un ancien épisode dépressif ? Mais avant de trop se concentrer sur le diagnostic où il est si facile d’enfermer une personne, laisser la place à son histoire d’être, d’être dite et de se révéler…

Alors on s’est arrêté sur son motif : comprendre ses consommations d’alcool. Sans le savoir, on a tenté une analyse fonctionnelle : dans quelles situations l’alcool était pris ? Avec quelles émotions associées ? Avec quelles pensées concomitantes ? Avec quels comportements juxtaposés ? Et quelles anticipations conséquentes ? On a fait une sorte de schéma qui donnait du sens à certaines consommations types. On semblait tenir quelque chose. On intellectualisait peut-être un peu trop ? On s’est donné le temps de vérifier : il est reparti avec le sentiment d’avoir acquis quelque chose, et avec quelques colonnes d’un tableau à remplir. Je suis rentré chez moi avec le sentiment d’avoir proposé quelque chose de cohérent, et un syndrome de l’imposteur bien véhément à me dire que je jouais certainement les apprentis sorciers.

On s’est ainsi revu à plusieurs reprises pendant deux ou trois mois. Parfois, il annulait son rendez-vous. Souvent, je me disais « ça y est, il a découvert que je ne saurais pas l’aider ». A un moment, on m’a transféré un appel sur mon portable (faute de bip, le secrétariat transférait des appels sur mon portable). Je l’ai loupé, et j’ai rappelé automatiquement derrière depuis mon téléphone. C’était lui. J’étais en partie embêté car, par la suite, il annulait parfois ses rendez-vous en m’écrivant directement des SMS. Pour autant, je n’ai pas osé lui demander de supprimer mon numéro personnel. J’avais pourtant le sentiment de commettre une erreur. Néanmoins, il n’en abusait aucunement : tous les sms étaient polis, factuels, seulement pour la gestion des RDV. Je laissais le statut quo, en me promettant de rectifier s’il y avait le moindre écart.

Il y avait parfois quelques semaines où les RDV étaient annulés. Mais d’une manière générale, depuis le début du suivi, il n’y avait pas eu de nouvelles consommations. Nous avons commencé à aborder un syndrome dépressif. Nous avons fait le pari d’un antidépresseur en s’accordant sur le fait qu’on était probablement entre l’épisode dépressif léger et moyen, que l’alcool pouvait y avoir contribué, et que peut-être sa personnalité avait tendance à lui faire éprouver une sorte de dépressivité. Nous avions repris le tableau qu’il avait rempli, nous avions discuté des biais cognitifs, je lui avais proposé un questionnaire ou deux, et nous avions discuté des résultats. Il m’a confié qu’il était suivi depuis plusieurs années par un psychothérapeute psychanalyste.

Dans la chronologie de son suivi, il était persuadé de pouvoir se débarrasser de son addiction en un mois, après quoi il devrait partir faire une sorte de road trip en France, renouer avec des amis, réfléchir à sa situation professionnelle. Au bout d’un mois, naturellement, sans que j’aie à le freiner d’aucune façon, il m’avait proposé de repousser son projet pour poursuivre le suivi. Après quelques semaines sans rendez-vous, il m’avait écrit un SMS pour demander que je l’appelle. Il y avait, dans le ton et les mots, quelque chose d’inquiétant. J’avais alors pris le téléphone du service, et il m’avait confié avoir le sentiment de perdre le contrôle, avoir réexpérimenté la cocaïne, et craindre un transfert de dépendance.

Il arrive parfois que lors du sevrage d’une substance, l’addiction se répercute, en quelque sorte, sur une autre substance, parfois déjà expérimentée, parfois pas. Le risque, ici, était important. Nous avons pris rapidement rendez-vous, et je lui avais proposé une hospitalisation en addictologie. L’hospitalisation, en psychiatrie comme en addictologie, est parfois appréhendée difficilement. La personne est souvent confrontée à son ambivalence, cette coexistence simultanée de deux envies contradictoires : arrêter/continuer. Il a accepté, avec une forme de soulagement.

L’un de mes chefs n’a pas apprécié ou compris la démarche. L’entretien d’accueil fut éprouvant. Pour le patient, comme pour moi. C’était hélas habituel, le style personnel du médecin, que de fonctionner sur la confrontation, et l’exploration de l’ambivalence par l’opposition d’un discours clivant. Une manière de faire qui donnait parfois de bons résultats, mais avec laquelle j’avais beaucoup de mal. La relation de confiance que je pensais avoir bâtie avec ce patient fut, je crois, rudement mise à l’épreuve. Quelque part, je me demandais si j’avais vraiment été thérapeutique en lui proposant une telle démarche, sachant que le style du chef de l’unité ne correspondait pas à ma manière, peut-être trop novice ou candide, de faire.

Il est difficile, en psychiatrie, d’avoir une attitude « standardisée », tant l’impact de la personnalité du clinicien (et donc, en miroir, de celle du patient) vient prendre une place prépondérante dans l’établissement d’une alliance pouvant ainsi être thérapeutique. Bien évidemment que des principes existent (j’ai presque envie d’écrire « poncifs » tant ils sont souvent énoncés comme tels en formations – lorsque formation il y a … ou comme des banalités) : la bienveillance (à toutes les sauces), l’empathie (jamais correctement définie et présumée acquise en médecine…), l’écoute (alors que la plupart des entretiens sont des entretiens dirigés aux questions fermés pour aboutir au diagnostic où l’on écoute pas les gens, parce que oui, l’écoute active, ça prend du temps et ça nécessite une flexibilité d’esprit pour organiser les informations collectées), etc.. Néanmoins, certains médecins, psychiatres ou non, et certains soignants, ont une interprétation parfois très personnelle de ces principes. C’est un peu réducteur, mais disons qu’il y en a certains avec qui « ça passe ou ça casse ». Et tout l’esprit d’une équipe de soin est, à mon avis, nécessairement dépendant d’une vision commune des principes élémentaires de la relation de soin.

Fort heureusement, l’interne que j’étais, malgré son vif sentiment d’imposture, a pu colmater les interfaces, désamorcer les entretiens musclés, aplanir les angles, continuer d’approfondir le lien et la connaissance de l’autre, et faire en sorte d’aboutir à un départ dans un établissement dit de « post-cure » pour consolider un sevrage. Alors, il serait expéditif de conclure par : quelle énergie dépensée pour si peu ! D’un autre côté, il faut sans doute vivre ce sentiment d’être interne, médecin en formation sous supervision (enfin, théoriquement puisque le sens de la supervision fait aussi l’objet de variation d’interprétation selon les services), et celui de porter un regard critique sur la manière dont soignent les autres, en particulier, des chefs qui adoptent un style relationnel très personnel. Comment ne pas remettre en question ses pratiques à soi, en se disant que, peut-être, on n’a rien compris. Que lorsque le chef a lancé lors du premier entretien à notre patient « je ne comprends pas ce que vous faites ici, ça ne sert à rien », il a peut-être décelé quelque chose que nous n’avions pas vu. Que nous avons encore beaucoup à apprendre. Et peut-être même fait une erreur ?

En parler ? Il ne s’agirait pas de faire de la supervision quand même ! De son point de vue, il s’agissait d’un trouble de la personnalité de type état-limite, déjà suivi, pour lequel une hospitalisation ne rimait à rien, seul l’ambulatoire devait permettre d’espérer (à peine) un changement. Le point de vue était fixe et inflexible. Mon point de vu, plus nuancé, plus hypothétique, plus global après plusieurs mois de suivis, mais sans doute plus incertain ou du moins moins catégorique, n’avait pas d’importance. Quoi qu’il m’ait toutefois permis de maintenir l’hospitalisation, avec un sourire en coin l’air de dire « il faut bien que vous fassiez vos erreurs ». Le syndrome de l’imposteur s’est bien ragaillardit.

Et pourtant, quelques semaines après la fin de ce semestre, un SMS. Un remerciement. Des retours très positifs. Polis et pour conclure, vu que nous n’avions pas pu faire le point à son retour de post-cure. Quelque chose qui vient donner une petite gifle au syndrome de l’imposteur. Mais ce dernier se ressaisi bien vite en murmurant, dans les entrailles de notre esprit : « Et si c’était justement encore une erreur ? ».

Psychiatrie : du délire aux réels

Les images véhiculées par nos références culturelles sont généralement peu flatteuses avec la psychiatrie. L’hôpital psychiatrique est souvent un espace de torture psychique, voire physique dans certains films horrifiques où il se trouve volontiers désaffecté. Thème de prédilection de toute sorte de séries, fantastiques ou non, à l’occasion d’un épisode spécial où l’univers du ou des héro·ïne·s est relégué au rang d’idée délirante, et où le personnage central se retrouve victime d’une machination, condamné à prendre des traitements divers et variés pour le contraindre à renier sa réalité. D’autres productions artistiques concluent leur histoire sur l’hôpital psychiatrique, sorte de point de suspension, laissant en suspens la question de la véracité de ce qui a été vécu. L’univers de la psychiatrie relève ainsi de cette interface délicate entre la réalité et l’irréel, la fascination et l’horreur, les questions et les réponses, le normal et le paranormal et peut-être également, entre le soignant et le soigné.

Si l’on regarde cette enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) réalisée en 2004[i], on découvre sans surprise que le « fou » est associé aux comportements violents (meurtre, viol, violences conjugales, etc.). Dans cet article[ii], on décrit le fou en ces termes : « Pour la population générale, le fou est inadapté au monde, à la société, à la réalité, il ne correspond à aucun des schémas qui régisse l’individu. La seule loi concernant le fou est qu’il n’est concerné par aucune. Il ne semble pas répondre à la psychologie humaine, on peut même se demander s’il répond aux lois de la physique. Le fou a quelque chose d’irréel tant il n’est pas de cette réalité ».

Le Cri, Edvard Munch

[iii]

Les soignants ne sont pas exempts de ces préjugés. Lorsque j’ai choisi (à deux reprises…) ce stage en milieu psychiatrique, j’ai ressenti la même appréhension que, peut-être, tout un chacun qui ignore à quoi ressemble un service de psychiatrie de secteur, peut ressentir. Cette espèce d’angoisse de ce qu’on pourra retrouver, des patients qui y seront, de leur attitude à notre égard, de leur potentiel caractère menaçant, d’un passage à l’acte, et de notre aptitude à non seulement les « contrôler », mais, on l’espère autant que possible, à pouvoir les « soigner ». Si, parce qu’on a étudié (si brièvement) la psychiatrie dans les 6 premières années de médecine, on sait que l’ère n’est plus à la malariathérapie[iv], au pic à glace[v] ou aux séances d’hypnoses publiques[vi], l’inquiétude demeure : que va-t-on me demander de faire pour tenter de « soigner la folie » ?

Une leçon clinique à la Salpêtrière, André Brouillet

[vii]

L’autre jour, j’ai lancé un regard détendu sur une tablée de personnes qui mangeaient dans une salle commune, conversant, échangeant, partageant la nourriture. Des personnes toutes particulières, comme chacun de nous est particulier sur terre, et qui profitaient ici de ce que d’autres services hospitaliers n’offrent pas souvent : un espace de socialisation, de société, d’humanité (l’homme n’est-il pas un « animal social » selon Aristote ?). Attablés avec quelques soignants, ils partageaient le déjeuner, tandis que mes yeux passaient rapidement de l’un à l’autre, se rappelant des confidences lors des entretiens, des objectifs de chacun, de leurs espoirs, de leurs histoires, et des étapes qu’il restait à franchir. Ainsi, par opposition à ce que l’on connait d’autres services hospitaliers généralement « somatiques », ce contraste m’offre une sorte de respiration, sans misérabilisme. Ici, on restitue de l’humain dans le soin.

Mais l’image n’est pas toujours aussi évidente. Lorsque ce jeune homme, souffrant d’une histoire de vie chaotique et douloureuse, ainsi que d’une schizophrénie sévère pour laquelle il est hospitalisé sous contrainte, s’est montré agressif, belliqueux, fugueur et inaccessible à nos tentatives de réassurance, d’apaisement, ou de canalisation, il a fallu faire appel à la force, à la contrainte, et à – hélas – une certaine violence pour le raccompagner dans sa chambre, au calme. Comment sentir qu’on fait preuve d’humanité lorsqu’on contraint une personne à une liberté restreinte, entravée, et parfois, à l’en priver contre son gré ? Comment sentir le soin quand, pour rendre la psychothérapie possible et la vie « libre » en collectivité envisageable, il est parfois nécessaire d’employer des médicaments, qui s’ils sont efficaces pour couper court aux délires dont elles souffrent, rendent les personnes plus ou moins somnolentes, ralenties, leur donne la bouche sèche et pâteuse, des contractions musculaires, et d’autres effets à plus ou moins long termes[viii] [ix]? Comment oser se dire humain quand on doit parfois fermer des portes, troquer des vêtements contre des pyjamas de papier, sédater, isoler, contenir, marchander, interdire et, disons-le, violenter celles et ceux dont on prétend prendre soin ?

Aussi, les échanges entre deux jeunes personnes dans un service parfois animé, qui rient d’une blague, certes avec son lot de références, donnent des airs d’humanité à un service où cette question se pose en permanence : sommes-nous bientraitants ? Sommes-nous dans le soin ? Sommes-nous humains ? Ce d’autant quand la réponse à ces questionnements n’est jamais manichéenne ou dichotomique, mais un infini dégradé entre deux extrêmes. Si j’interdis à cet homme de sortir en « permission » pour fêter Noël avec sa famille, grands buveurs, alors qu’il souffre d’une schizophrénie décompensant systématiquement à la moindre alcoolisation et qu’il n’est pas capable de maîtriser sa consommation pour le moment : suis-je bientraitant ? Si j’accède à la requête de cette jeune femme souffrant d’un trouble de la personnalité de type état-limite et qui souhaite rentrer chez elle car ne supportant plus l’hospitalisation où elle a épuisé l’équipe soignante en quelques mois, alors qu’elle ne semble manifestement pas encore prête à supporter le retour à domicile : suis-je dans le soin ? Si je temporise la prescription d’examens complémentaires multiples face à de nombreuses plaintes somatiques chez un patient hypochondriaque qui décompense régulièrement sa schizophrénie par l’intermédiaire de préoccupations somatiques, alors même que s’engager dans les examens en accélère le processus et que s’y opposer déclenche de vifs accès de délire paranoïaque : suis-je humain ?

Le Penseur, Auguste Rodin

[x]

Il n’y a pas de bonnes réponses. Si certaines disciplines médicales jouissent d’une méthodologie quasi-parfaite, de décisions à la précision algorithmique et de résultats cohérents dans cette mécanique, la psychiatrie fait partie de ces disciplines toutes autres, où la technicité se mêle à cet ensemble peut-être plus subjectif et moins tangible de compétences. Compétence, au sens de ce qui se dessine dans l’action, dans la réaction, et dans l’adaptation créatrice de solutions nouvelles au cœur d’un contexte particulier. Quelque chose de l’ordre de la réflexivité, de l’inventivité et de la mesure, bien qu’elle échappe facilement à un outil unique et objectif d’évaluation standardisée. Ce quelque chose qui, loin de créer un nouveau dualisme, une énième dichotomie entre technique et humanité, vient au contraire les confondre en une interface plus poreuse. Ainsi, dans le rire d’une « blague de fou » entre deux patients hospitalisés en psychiatrie, on peut saisir la dimension critique d’une lutte contre un système aux composantes oppressives, mais aussi, une dimension humaine d’un processus de socialisation entre deux personnes dont les souffrances psychiques les ont longtemps privés de toute relation humaine d’égal à égal, ou encore, une dimension affective, du soignant cherchant quelques signes pour donner sens à son travail (et pouvant s’en berner parfois), ou même quelque dimension du fameux biopouvoir foucaldien, et bien d’autres dimensions encore.

La psychiatrie et ses interfaces transportent la médecine vers une approche plus globale de la personne. Un peu comme, n’est-ce pas, la médecine générale. Peut-être d’une façon un peu plus limitée, ou différente : si vous me permettez la métaphore, certaines personnes se livrent peut-être un peu plus facilement sur la table d’examen qu’en s’allongeant sur le divan. Ou, serait-il plus juste de dire, qu’elles ne confient peut-être pas les mêmes choses. Accepter cet état de fait conduit à explorer ses différentes possibilités d’aborder la relation de soin au sein d’une équipe interdisciplinaire. Par la voie somatique, psychique, ou même kinésithérapeutique, infirmière, ergothérapeutique, etc. Là encore, les êtres humains n’échangent finalement qu’au travers de multiples interfaces…

Pinel délivrant les aliénés à la Salpêtrière en 1795, Tony Robert-Fleury

[xi]

220 ans après que Pussin et Pinel (et bien d’autres) ont libéré les « fous » de leurs chaînes, nous arrivons en 2020. L’hôpital public suffoque. La psychiatrie est en détresse depuis bien longtemps. Le droit au remord ne sera plus possible pour ce semestre à l’heure où notre fuseau horaire hurlera « bonne année ! ». Est-il sain d’esprit de faire le vœu de remettre des moyens, de l’espoir et de l’humain dans le soin, la société, le monde ..?

Sources :

[i] Etude de la DRESS « Troubles mentaux et représentations de la santé mentale » : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er347.pdf
[ii] https://www.encephale.com/content/download/87231/1522694/version/1/file/main.pdf
[iii] Le Cri, Edvard Munch
[iv] Les traitements biologiques en psychiatrie entre la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle : https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2010-6-page-539.htm
[v] Psychochirurgie par lobotomie avec la méthode du pic à glace de Freeman : https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Jackson_Freeman
[vi] Ecole de la Salpétrière (hypnose) Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_la_Salp%C3%AAtri%C3%A8re_(hypnose)[vii] Une leçon clinique à la Salpêtrière, André Brouillet
[viii] Les antipsychotiques pourraient augmenter le risque de mort subite par arrêt cardiaque : https://www.nejm.org/doi/full/10.1056/nejmoa0806994
[ix] Effets indésirables des neuroleptiques : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1762571805000027
[x] Le Penseur, Auguste Rodin
[xi] Pinel délivrant les aliénés à la Salpêtrière en 1795, Tony Robert-Fleury

Comme une traînée de poudre

Pour comprendre cette histoire et la réflexion qui suit, un tout petit peu de jargon relatif au cursus médical et à l’univers hospitalier.

  1. Un interne est un étudiant ayant validé sa 6e année de médecine, et ayant passé le concours de l’ECN (Examen Classant National) qui réunit toutes les étudiantes et tous les étudiants en 6e année de médecine de France autour de situations cliniques sous forme de QCM. A l’issue du classement, l’interne choisi une spécialité et une ville d’exercice. L’interne est un médecin-étudiant, qui prescrit et travaille sous la supervision d’un médecin thésé et habilité à l’encadrer. Bien que juridiquement, sa responsabilité soit partagée, en principe, en cas de faute, la responsabilité de l’encadrant peut assez facilement être rétractée. Un interne doit donc être supervisé, avec un degré d’autonomie proportionnel à son niveau : l’internat dure de 3 à 5 ans selon la spécialité. Un interne travaille 10 demi-journées par semaine, avec 2 demi-journées consacrée à sa formation théorique (cours à la fac, formations complémentaires, diplômes d’université etc..) et pour une durée totale ne pouvant excédée 48h par semaine, gardes incluses.
  2. Un faisant fonction d’interne (FFI) est un étudiant ayant passé l’ECN mais n’ayant pas encore choisi sa spécialité, qui travaille comme interne à l’occasion d’un stage d’été. Il bénéficie des mêmes droits et devoirs, et ses responsabilités sont similaires. On peut raisonnablement penser qu’un FFI doit être encadré de façon plus rapprochée et scrupuleuse qu’un interne en fin de cursus. On s’assure, en bref, qu’il ne perde pas son diplôme avant de l’avoir officiellement reçu. Notez qu’on parle aussi de FFI pour des médecins étrangers venant passer une année de formation en France pour faire reconnaître leur diplôme de médecine. Ils sont considérés également comme des internes.
  3. Sur le logiciel des urgences, lorsqu’un médecin ou un interne prend en charge un patient, il doit se « loguer » sur le dossier électronique du patient, c’est-à-dire apposer son nom comme médecin en charge du dossier. Les tuteurs des internes de médecine générale répètent inlassablement aux internes qu’il est absolument indispensable qu’un sénior des urgences se logue sur tous les dossiers/patients de l’interne. C’est une question de responsabilité sur le plan juridique, même si, en théorie, l’interne agit sous la responsabilité du médecin de garde avec lui et/ou de son chef de service… en théorie…

Comme une traînée de poudre…

J-4 :

Le jeune candidat au poste de FFI se présente au chef de service. Celui-ci l’accueille entre deux patients. C’est déjà le bazar dans le service des urgences de ce grand CHU. Le chef semble ne pas savoir trop par où commencer. Il faut remarquer que son service n’a pas l’habitude de recevoir des demandes de FFI. Il hésite, propose 5 jours de 10-12h de travail par semaine. Le jeune FFI à peine informé sait toutefois simplement que la loi est à 8 demi-journées de travail par semaine. Vendu. Le chef de service lui indique quelques dates clés à choisir pour compenser l’absence d’un interne… ou d’un médecin.
C’est, avant même de commencer, là que l’étincelle surgit…

J+1 :

Les patients affluent déjà en nombre au service des urgences. Le nouveau FFI se présente, accueilli chaleureusement par une équipe de médecins en sous-effectif et des internes sympathiques mais fatigués, désabusés. Non content de mettre enfin en application ses quelques bribes de savoir, le jeune FFI s’aventure dans l’expérience avec, peut-être, une certaine insouciance.
Il avait choisi ce service sur ses souvenirs d’externes, où il avait effectué bien des gardes et où il avait appris peut-être beaucoup plus que dans la plupart de ses stages hospitaliers : réaliser un examen clinique global, être seul à seul avec le patient et parfois sa famille, partir de sa plainte et rien d’autre (pas de compte-rendu préétabli ni de diagnostic déjà posé), évoluer dans le champ des possibles, des hypothèses à débroussailler et des conduites à tenir à évoquer. Avec toujours, ce compagnonnage, l’avis rassurant de l’interne au-dessus qui « sait », qui décide, qui valide.
On lui avait dit de ne pas y aller. Que le service était horrible. Que son organisation était affreuse. Que la plupart des chefs qui débarquaient finissaient par partir au bout de quelques mois. Qu’il allait s’y perdre, y souffrir, se détruire. Oui, on lui avait dit tout ça. Mais, dans la naïveté peut-être, ou une sorte d’élan mêlant un certain masochisme à l’espoir que les choses ne soient pas aussi terribles qu’annoncées, il y était allé. Et pour deux mois.
Alors, dans la peau dans l’interne, dès le premier jour, le voilà lâché dans la nature. C’est à son tour de « savoir », décider, valider. Rapidement, les premiers doutes, l’organisation des connaissances à trouver (foutus QCM constituant l’essentiel du concours de 6e année…), la hierarchisation des urgences dans ses dossiers, la coordination des patients à ne pas oublier, des examens à vérifier, des prescriptions à valider.
Pris de doute sur le devenir d’une patiente qu’il aimerait faire sortir, le jeune FFI s’adresse à l’un des chefs. Il met plusieurs minutes à lui poser sa question, tant le chef est interrompu, toutes les trente secondes, montre en main, par l’infirmière au sujet de madame T, l’aide-soignant pour savoir si monsieur X peut boire, l’ambulancier qui attend le bon de transport pour madame V, le téléphone où le service de cardiologie s’étonne que monsieur B ne soit toujours pas monté, et la biochimie qui annonce un potassium de 6 pour monsieur J. Si bien que, la question du FFI posé, le chef répond du tac au tac, sans demander de précision, sans s’enquérir de tout le dossier, des subtilités qui pourraient changer la décision : « met le dehors si tu penses qu’il peut sortir ».

J+4 :

Sur le circuit dédié à la traumatologie et aux autres petits bobos, le jeune FFI se sent seul. Arrivé à 8h, comme d’habitude, pour prendre son service, il constate que le chef qui devrait l’accompagner n’est toujours pas arrivé. Il est 11h, et les patients s’accumulent dans la salle d’attente, alors même qu’il en a déjà vu une bonne dizaine. Certains sont sortis, d’autres reviennent de la radiologie, nécessitant une simple réassurance, et un peu de glace. Sauf madame H, qui a une fracture de cheville, que le jeune FFI ne sait pas plâtrer, après avis du chirurgien orthopédiste.
C’est tout bête un plâtre, sauf quand on ne vous a jamais expliqué comment ça se fait, pas à pas. Car c’est si bête que ça peut être désastreux quand c’est mal fait, ce que l’interne d’orthopédie a bien précisé au téléphone avant de partir au bloc opératoire « si vous ne savez pas faire, ne le faîtes pas et appelez-moi ».
Le chef finira par arriver vers 12h comme si de rien n’était. Il lui montrera comment faire. Verra quelques patients. Et disparaitra à nouveau pendant 3 longues heures pendant l’après-midi, laissant le FFI seul avec le flux massif de patients. Au point que certains patients lui adresseront des regards compatissants, ou que d’autres démarreront la consultation par « vous savez docteur, on a l’impression qu’il n’y a que vous qui voyez les patients ». Rester confraternel, toujours : « mon chef est occupé par une urgence »…

J+10 :

Le sentiment d’imposture du jeune FFI ne disparait pas. Aucun sénior ne valide entièrement ses prises en soin. Après discussion avec ses co-internes, aucun sénior ne se logue sur les dossiers des internes de façon générale. La séniorisation est vacillante, inexistante, et de facto dangereuse.
Madame Z est mal en point. Elle a plus de 90 ans, vit en EHPAD, présente depuis plusieurs années un discours qui n’est plus très intelligible et une autonomie très relative. Ce matin, elle a vomi. Plusieurs fois. Jusqu’à extérioriser un fluide mi-solide, brunâtre, malodorant, qui n’aurait jamais du sortir par cet orifice-là. Madame Z est en occlusion digestive. C’est une urgence chirurgicale. Le jeune FFI la pousse dans une zone particulière des urgences, qu’il redoute et déteste : le « déchoc ». C’est une zone où les patients sont « scopés » (c’est-à-dire branchés à toutes sortes de fils) pour qu’on puisse surveiller en permanence différentes fonctions vitales : le rythme cardiaque, la tension artérielle, le taux de dioxygène dans le sang, la fréquence respiratoire…
Le FFI a présenté sa patiente sa cheffe du jour qui l’a renvoyé vers le chef du déchoc. Le chef du déchoc lui a dit « ok, met la là, mais c’est toi qui t’en occupe, moi je te la surveille, c’est tout ». La sonde naso-gastrique, petit tube qu’on introduit par la narine jusqu’à l’estomac, est imposable. La chirurgienne n’a plus de place et « passera peut-être dans quelques heures ». Et aucun médecin urgentiste ne lui vient en aide alors qu’il est là, à constater que la tension artérielle de la pauvre dame s’effondre, qu’elle vomi, et qu’il patauge entre l’insuffisance cardiaque, le choc hypovolémique et l’insuffisance rénale, en ayant l’impression d’être davantage un tueur qu’un soignant.

J+12 :

Deuxième jour off. Deuxième jour, la boule au ventre, à avoir envie d’arrêter. Des séniors absents, des séniors indifférents, trop nombreux par rapport aux quelques rares séniors pédagogues et encourageants. Des patients par milliers, des patients en danger. Des internes sympathiques, mais fatigués. Des tensions dans l’équipe. Parce qu’on avait dit aux chefs qu’un FFI était là pour soulager du sous-effectif en remplaçant l’un d’entre eux de temps en temps. Tout en ayant tenu le même discours aux internes. Forcément, les tensions montent.
Le jeune FFI s’inquiète. Lui qui devait simplement être là « en plus », pour apprendre, pour comprendre, pour faire ses armes…
Le feu, doucement, se propage.

J+18 :

Mauvaise nouvelle. Le propriétaire de l’appartement du jeune FFI le fout dehors à la fin du mois. Obligé de se retrancher dans de la famille, à 1h30 de route (quand ça roule bien, c’est-à-dire, jamais) du CHU. 1h30 versus 5 minutes à pied. La donne change. Le service l’épuise. C’était pourtant facultatif. Et cela devient une réelle corvée.
Il écrit au chef de service pour mettre fin à son stage à la fin du mois. Le chef reçoit la nouvelle et semble accepter. Même s’il redemande régulièrement si le jeune FFI ne peut pas prolonger de quelques jours. Il propose également à ce que le jeune FFI puisse remplacer une interne qui ne peut plus assurer ses gardes en Août. Le jeune FFI accepte de remplacer l’interne indisposée, tout en réaffirmant sa volonté d’interrompre son stage fin Juillet. Le deal semble trouvé.

J+23 :

Et bien entendu, le clash survient entre les chefs et les internes, chaque clan s’étonnant de l’absence des autres sur les journées du jeune FFI. L’ambiance déjà électrique d’un service des urgences fatigué, surmené, en sous-effectif devient d’autant plus pesante. Une réunion a lieu entre le chef de service et les internes, où ces derniers se justifient (parce que dans la « hiérarchie médicale », c’est souvent la faute des subalternes quand ça ne va pas, n’est-ce pas ?) de conditions de travail qui violent le code de travail, en plus du manque aberrant de séniorisation (pourtant obligatoire) des dossiers. La réunion ne change rien, sinon de faire penser à certains séniors que les internes ne sont qu’« une bande de branleurs ». Certains, car bien sûr, ne généralisons pas. Quelques rares séniors trouvent le temps d’accompagner et de former. Ce sont, en général, des séniors qui viennent d’arriver dans le service. Et qui, statistiquement, ne resteront que quelques mois avant de claquer la porte.
Le jeune FFI poursuit son travail avec application, avec ce secret espoir que « tout est bientôt fini », visualisant la petite flammèche qui avance, petit à petit, vers sa libération.

J+27 :

Plus que quelques jours à tenir.
Au cours d’une garde, le jeune FFI se retrouve seul, à 4h du matin, à pousser une pauvre dame de 85 ans au « déchoc » pour hyponatrémie profonde. Le chef des urgences lui octroie qu’un bref conseil de remplissage à partir d’un soluté qui n’existe pas, dans des modalités étonnantes. Le réa lui conseille de la restriction hydrique. Il est 4h du matin, le FFI est seul, épuisé par 20h de garde, incapable de réfléchir posément sur une hyponatrémie, et salue l’arrivée divine du réanimateur.
C’est le déclic. Il faut absolument quitter ce service où il n’est qu’un danger public faute d’être correctement formé et accompagné.

J+30 :

Dernier jour de FFI. Le chef de service, 2h avant la fin de la journée, demande à lui parler. Il lui supplie de se rendre disponible sur 3 dates dans le mois qui suit, arguant qu’il manque un sénior ces jours-là. Le FFI refuse par mail le soir même.
La réponse du chef de service est furieuse, blessante, directe. Elle le culpabilise en invoquant « le retard de prise en charge » que sa décision allait générer, et se conclue par « Je suis très surpris par la raison invoquée au regard des enjeux déontologiques. Cette désinvolture me choque, mais ne m’étonne plus de cette génération. ».
Et, comme une traînée de poudre, le brasier.

*

Cette histoire, n’est qu’une parmi des centaines d’histoires d’interne ou de faisant fonction d’interne. Toute ressemblance avec la réalité ne serait pas fortuite. Il apparait pertinent d’apporter quelques éléments de réflexion. Parce que ce qui paraît être de la désinvolture n’est qu’un des symptômes du mal-être hospitalier, et des espoirs (peut-être générationnels ?) nécessaires pour y remédier et que la situation n’explose pas.
D’un point de vue déontologique, user de chantage pour faire en sorte qu’un FFI viennent pallier l’absence d’un sénior dans un service d’urgence où la séniorisation est défaillante me semble assez intéressante et suffisamment claire pour s’épargner un développement tautologique. Pour l’aspect générationnel, notons qu’une enquête récente, cumulant plus de 21.000 réponses d’étudiants en médecine de la 2e année au clinicat a sorti quelques chiffres accablants : plus de 2/3 présentent des symptômes anxieux, 1/3 présentent des éléments dépressifs, et ¼ ont eu des idées suicidaires. Parmi les facteurs de risque associés à ces éléments anxio-dépressifs, le soutient des pairs et plus encore le soutien des supérieurs hiérarchiques sont des éléments protecteurs, là où l’insuffisance d’encadrement et l’existence de violences psychologiques (« bande de branleurs ») sont associées à une fréquence accrue d’anxiété et de dépression.

Facteurs de risque relevés dans l’enquête santé mentale

Cette génération a compris l’enjeux que constituent des professionnels de santé épanouis et heureux pour un soin optimisé pour les patients. Les retards de prise en charge sont peut-être un élément qu’utilise la direction pour attaquer un chef de service en souffrance dans un service à l’agonie, mais que dirait-elle si elle savait qu’en dépit des lois et des responsabilités, les internes (essentiellement 2e semestre) suffoquent et les patients sortent sans que leur cas, difficile ou non, ait été validé par un sénior ? Que dirait-elle qu’on en vienne à demander à un étudiant même pas officiellement interne de venir compenser l’absence d’un médecin thésé ? Que dirait-elle si elle savait qu’en plein milieu de la nuit, le dit presque-interne pousse un patient réanimatoire au « déchoc » sans le moindre soutien du sénior de garde ?
Dans ce service, je déplore pèle-mère : certains séniors qui « disparaissent » parfois plusieurs heures en plein service, laissant l’interne (ou presque-interne) seul pour gérer « le flux ». Certains séniors qui semblent chercher par tous les moyens à prendre le minimum de responsabilité en matière de formation et de supervision des internes. Des séniors en sous-effectifs, en souffrance, en conflits entre eux. Certains séniors qui arrivent avec plusieurs heures de retard. Certains séniors motivés, à bout de souffle, qui relèvent tant que faire se peut le niveau en étant disponibles, formateurs… mais trop rares. Des conditions de travail qui ne respectent pas le code du travail de l’interne. Un FFI utilisé pour pallier à l’absence de sénior. Et un climat de tension qui n’arrange rien. Même les meilleurs infirmier.e.s s’en vont.
Alors, vous trouvez un peu de camaraderie avec les autres internes, livrés au même sort. Mais est-il normal qu’un interne ne puisse compter que sur ses co-internes pour espérer ne pas commettre d’erreur ou de fautes, ne pas tuer de patient, ne pas nuire, alors même qu’il est un médecin en formation ? Est-il normal que ces mêmes internes, dans ce service d’urgence, soient exploités plus des 48h hebdomadaires, en dépit du code du travail (comme la plupart des médecins sont exploités de façon parfaitement anormale par un système accablant) ? Est-il normal qu’ils enchaînent parfois 10, 11, 12 voire 13 jours de présence aux urgences d’affilée ? Est-il normal que, sur les dossiers de leurs patients, pratiquement aucun chef ne vienne apposer son nom et consacrer un peu de temps pour optimiser la prise en charge (et la formation) ?
Je rappelle, juste, pour la déontologie :

Alors, ne jetons pas de l’huile sur le feu dans une démarche exclusivement explosive et destructrice. Ce service d’urgence est en souffrance. Il souffre d’autant plus d’une réputation catastrophique. La structure accueille un flux exponentiel de patients qu’elle n’est peut-être pas en mesure d’absorber correctement. Certains services des étages sont hyperspécialisés : quand les cardiologues ne s’intéressent qu’à l’ACFA, les pneumologues qu’à l’hypertension artérielle pulmonaire, les gastro-entérologues qu’aux hépatites ou les neurologues qu’aux neuropathies périphériques (exemples choisis au hasard), et qu’ils vous refusent les patients qui relèvent pourtant de leur large spécialité parce qu’ils ne correspondent pas aux besoins de leurs recherches, c’est un peu éreintant de négocier par téléphone une place qui, logiquement, ne se discuterait pas.
Parce que sur le plan institutionnel, les moyens ne sont pas infinis. Les restrictions de personnels, les solutions parfois plus complexes que simplificatrices pour résoudre des questions de lits, d’infirmier.e.s, de médecins, de fonctionnement… parce que l’argent ni l’agent n’abondent pas, mais qu’il faut continuer à carburer sur l’activité, coder beaucoup quitte à mal soigner (ou moins bien qu’idéalement ?).
Parce que, je l’ai écrit, mais je le répète, les séniors font aussi ce qu’ils peuvent avec la charge abrutissante de travail qui cumule tous les facteurs de risque du burn-out (entité pathologique qui, par ailleurs, a été historiquement mise en évidence… chez les urgentistes !) : interruptions multiples, sollicitations parfois véhémentes, manque de reconnaissance, sur-investissement, horaires fous, forte exigence personnelle et extérieure, conflits récurrents, charge mentale colossale, pressions du timing, conséquences parfois vitales de leurs décisions, etc.…
Parce que nos politiques répètent inlassablement la grandeur du système (hospitalier) français avec un soin toujours accessible, 24/24h, 365/365j en jouant sur les ambiguïtés, laissant comprendre à une population qui n’accèdent pas, ou peu (ou ne souhaite sélectivement pour cette question là ne surtout pas accéder) à l’information pourtant simple : les urgences sont sensées être réservées aux urgences, vitales, graves, plus ou moins immédiates. Et non pallier au déficit de généralistes ou spécialistes, aux délais de RDV, ou simple confort du patient qui (et ils existent) estime simplement que, comme le soulignent les politiques, l’hôpital serait le meilleur endroit avec tout le plateau technique à sa disposition pour résoudre son problème de lombalgie commune chronique ou son syndrome grippal banal qu’il a prit bien soin de répandre en pestant au moins 3h dans la salle d’attente, et entrainant, peut-être sans le savoir, un retard de prise en charge grèvant le pronostic vital, pour le coup, d’une autre personne. Parce que les politiques savent manier l’opinion dans le discours et faire l’autruche sur les alertes récurrentes lancées par les urgentistes, généralistes et autres soignants à cette question.
Pour autant, la souffrance des uns ne devrait jamais retentir sur les autres. Quand un chef de service à qui ont adresse des retours alarmistes sur le manque d’encadrement des internes se permet un jugement de valeur honteux des propos d’une interne en détresse, il n’est guère acceptable de l’entendre parler d’éthique et de déontologie. Quand bien même, ces phrases insultantes pour les internes viendraient surtout éviter d’entrer en conflit avec des séniors fatigués et menaçant de partir, laissant le service dans une situation encore plus catastrophique qu’elle ne l’est actuellement.

Extrait d’un mail aux chefs du service (retranscription : « le rapport avec les séniors se limiteraient à des réponses sur des questions ponctuelles et non sur le dossier en entier. Une interne a même avoué « se sentir tellement abandonnée qu’elle doive gérer ses dossiers seule, sachant pertinemment prendre des risques et même probablement se tromper ». Une réflexion évidemment consternante de victimisation et de manquement éthique grave, car je la mets au défi de prouver qu’aucun sénior ne veuille répondre à ses questionnements ! »

Est-il éthique de répondre à la détresse d’une jeune interne qu’il ne s’agit « évidemment que d’une victimisation consternante et d’un manquement éthique grave » ? D’autant quand ce retour ne fait qu’allonger une liste qui ne cesse de grandir, semestre après semestre ? Est-ce ainsi que le problème sera résolu ? N’est-ce pas d’autant plus étonnant de la part d’un chef de service que certains disent résolument animé du souci de ses patients ? Quand bien même le chef de service clamant que ce stage est un apprentissage de l’autonomie (et mettant, écrit-il, « au défi » une interne, plutôt que de l’accompagner), quand on reçoit des internes de « phase socle », ne devrait-on pas surtout leur transmettre les compétences qui leur permettront, par la suite, de gagner un peu plus sereinement en autonomie ? Le reste du mail, adressé aux séniors des urgences en ménageant leur susceptibilité et réduisant à minima les risques qu’ils ne s’enfuient du service, propose quelques actions. Je reste sceptique. Ça ne résoudra pas les manquements au respect élémentaire des pairs. Ça ne résoudra pas le déficit de personnel, la réputation exécrable du service, les maltraitances générées par ces problématiques et qui touchent soignants et patients. Ça ne résoudra pas le recours aux vacations de médecins mercenaires, qui font le minimum et s’enfuient avec une petite fortune payée par le contribuable. Ça ne résoudra pas les burnouts, suicides, arrêts qui se multiplient, les paramédicaux qui supplient d’être mutés ailleurs, et l’écroulement d’un système sous l’ovation des politiques brassant de leurs mots un air lourd et caniculaire, l’agitant vainement à défaut de vouloir mettre les moyens pour le rafraichir. Des pansements, tout au plus, sur une plaie béante et hémorragique. Il faudrait peut-être plus que cela pour empêcher la progression des étincelles.

Comme une traînée de poudre, les flammèches de la nouvelle génération allument le feu d’un espoir salutaire, indispensable, et peut-être même vital pour éviter l’explosion d’un système largement perfectible en vue d’une finalité essentielle : celle d’un d’un.e soignant.e et d’un.e soigné.e, jouissant de bonnes conditions pour un soin efficient, technique, optimisé et résolument humain. La santé est un investissement éternel, dont les rendements ne s’observent que dans les autres sphères de notre société (économie, emploi, culture, enseignement…). Réduire l’investissement bousille les rendements. Une mise à plat du système de santé tout entier s’impose pour désamorcer la bombe.