« Ne m’oubliez pas … »

L’aube était encore loin. Un silence s’était imposé depuis quelques temps dans la petite pièce où trois soignants venaient de terminer leur repas. Deux d’entre eux était attachés au service d’Endocrinologie. Ce dernier était toutefois considérablement réduit pendant l’été, faute d’une restriction de lits, et parasitait le service voisin, à savoir, celui de Rhumatologie, lui empruntant l’espace d’un mois ou deux un petit couloir. Cependant, les deux équipes soignantes de nuit chacune composée d’une infirmière et d’un aide-soignant profitaient de cette proximité pour partager leur diner de minuit, et se donner un coup de main de temps à autre. Comme ce soir où l’aide-soignant de Rhumatologie ne s’était pas présenté. Par conséquent, j’endossais la double responsabilité, devant accompagner l’une et l’autre infirmière dans leurs tournées respectives. Ça ne me dérangeait en aucune façon, mais me donnait un peu de stress supplémentaire.

Vers deux heures du matin, l’infirmière de Rhumatologie sortit de sa léthargie et je l’imitais aussitôt pour l’accompagner dans le poste de soin. Jetant un coup d’œil à ma fiche de patients, l’infirmière m’annonça qu’il suffisait simplement de vérifier que vous le monde aille bien, et de prendre la tension et la température de quelques personnes sous surveillance.

Nous entrâmes dans la chambre de Madame Fragile. C’était une vieille dame d’un âge indéfinissable. Elle avait les cheveux gris tirant vers le blanc, légèrement ondulés, témoignant d’une ancienne chevelure sans doute particulièrement jolie. Elle était fine, presque trop maigre. Ses yeux clairs avaient cet air fatigué que même un bon sommeil ne peut effacer. Sa voix était sèche, bien que légèrement chevrotante quand elle nous demanda le bassin. Elle nous accusa de ne pas l’avoir entendu sonner, depuis plus d’une heure, tandis qu’elle se retenait tant bien que mal. Nous lui assurâmes que sa sonnette devait être mal réglée bien que nous en doutions, et lui montrâmes comment l’actionner correctement. Semblant ne pas entendre, elle réclama à nouveau le bassin. L’infirmière le positionna et m’enjoignit à l’aider à remonter la pauvre dame. Elle me conseilla de veiller à ne pas appuyer sur sa clavicule fracturée, raison pour laquelle elle était ici. J’acquiesçais et m’appliquais, quoique j’eus l’impression que, même sans le vouloir, j’aurais pu briser n’importe lequel des os de cette femme rien qu’en y posant le doigt. Tandis que je prenais place à côté d’elle, elle me considéra un moment.

« Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous, vous ? Me lança-t-elle.
– Je suis l’aide-soignant d’endocrinologie. Comme il manque du personnel ce soir, je remplace celui de Rhumatologie.
– Pardon ? Parlez plus fort je suis un peu sourde ! Me dit-elle en avançant son oreille valide.
– Je suis l’aide-soignant de Rhumatologie ce soir ! Dis-je en parlant plus fort.
– Ah … faites attention à mon épaule, j’ai mal, me précisa-t-elle bien qu’elle semblait sceptique sur mon rôle à l’hôpital. »

Une fois le bassin en place, elle nous dévisagea un moment. Puis elle perdit patience.

« Je ne vais pas attendre trois heures de plus que vous restiez là à me regarder ! »

Nous quittâmes la pièce sans plus attendre et nous consacrâmes au reste du tour. Nous guettions la sonnette de sa chambre qui, comme toute sonnette, allumerait une petite lumière rouge au-dessus de sa porte (en plus de déclencher un son tonitruant) afin de lui retirer le bassin et la remettre bien allongée dans son lit. Alors que nous avions eu le temps de finir le tour, nous nous inquiétâmes de n’avoir encore rien entendu et entrâmes dans la chambre.

La pauvre dame pleurait à chaudes larmes. Quand nous l’aperçûmes, elle nous accusa de l’avoir laissé là, incapable de bouger tandis qu’elle nous appelait, convaincu que les rires (d’autres soignants à l’étage du dessus et incapables de la voir) qu’elle entendait par la fenêtre entrouverte se moquait d’elle. Elle disait que cela faisait une heure (en réalité pas plus d’un quart d’heure) qu’elle était là, livrée à elle-même dans un bourbier infâme. Elle se sentait humiliée, désemparée, et … profondément seule. Elle ne l’a jamais dit ouvertement, mais pour moi, sa colère était un appel en détresse. Elle était surtout seule, abandonnée et malheureuse … Tandis que nous la réinstallions dans son lit, elle continuait ses lamentations bien que nous l’assurions du contraire. Je ne sais plus comment c’est arrivé mais au bout d’un long moment resté à l’écouter, elle me prit la main, et je l’écoutais encore.

« Vous êtes là jusqu’à quand ?
– Jusqu’au matin madame et si vous voulez, je passerais vous saluer avant de partir puis je reviendrai le soir même, ça vous plairait ?
– Oui, vous êtes gentil … me glisse-t-elle à moitié endormie.
– Alors reposez-vous madame, et à demain matin … dis-je en quittant la pièce. »

C’est ainsi que je repassais le matin, dépassant l’heure à laquelle je devais rentrer chez moi, épuisé. Mais je l’écoutais me parler d’une vie qu’elle aurait vécu en Angleterre, entre autres. J’appris par l’infirmière que c’était vraisemblablement faux et que la pauvre dame perdait ses repères à l’hôpital. Mais pour moi, et comme à chaque fois que je la croisais, cette femme d’un autre temps avait vécu en Angleterre, une vie riche et heureuse, et avait tous les droits du monde de se replonger dans ces souvenirs là quand elle se sentait seule …