Kryptonite
« Je ne sais pas si c’est moi, mais j’ai l’impression, parmi les amis de la promo, que tout le monde est malheureux, tu ne trouves pas ? »
Elle me dit ça entre deux cours. Le cours sur les antidépresseurs vient de s’achever un peu plus tôt que prévu. Les étudiants de l’amphithéâtre font ce que toute promotion de 5ème année de médecine ferait. Une partie des étudiants ne souhaitant pas assister au cours suivant s’échappent. Une autre partie, plus importante, se rue sur les machines à café. Toute une longue après-midi de cours reste à suivre. Quelques-uns en profitent pour papoter ou passer un coup de fil. Bref, l’amphi à l’instant silencieux se transforme en une ruche bourdonnante de conversations et de mouvements.
Quand à L., elle me regarde avec ces yeux qui voient plus loin que ce sur quoi ils se focalisent. Son regard s’est perdu dans une contemplation d’un autre monde, d’une autre forme de vérité. J’observe les idées silencieuses qui traversent ses prunelles tandis qu’elle me parle. On mentionne la dernière étude sur le moral des internes. Elle cite nos amis communs, tristes ou déprimés. Elle trouve que l’un d’entre eux va assez bien, et je la contredis. Il a de quoi aller mal, celui-là. Surprise, elle laisse s’écouler une larme. Elle trouve que je vais bien, moi, au moins. Je lui souris. Elle est assez mal comme ça.
Est-ce qu’on signe pour faire médecine en sachant que le malheur est souvent au revers de la « médaille » ? Sommes-nous en médecine pour nous guérir d’une blessure profonde, indicible, invisible, parfois même, inconnue ? Fait-on le choix d’apprendre à guérir ? Guérir comme sortir d’une maladie, ou comme prendre soin d’un autre ?
« Je suis soignant ». Remplacez soignant par ce que vous voulez. Du médecin à l’art-thérapeute. Quand on parle à un plombier, ou à un professeur des écoles, il arrive qu’on aborde certains sujets qui les renvoient à leur fonction. Cette partie de leur identité est finalement assez systématisée, c’est-à-dire, sectorisée à quelques domaines précis de la vie. Mais les soignants, leur domaine, leur matière première de travail, qu’est-ce donc ? N’est-ce pas la vie, ou le vivant ? Pas trois cellules qui se battent en duel au fond d’une éprouvette, non. La personne, là, frêle et forte à la fois, en face de vous, et qui attend de vous que vous remplissiez votre mission : prendre soin d’elle (comme elle le souhaite, s’entend). Dans ce face-à-face avec l’Autre, finalement, beaucoup de choses se jouent. De l’ordre du professionnalisme, mais d’autres choses également qui renvoient à des sphères plus intimes. Certains parlent d’amour pour leur patient. Pourquoi pas. La frontière entre le professionnalisme et ce qui appartient à l’individu même est parfois très floue. Quoi qu’il arrive, la confrontation de deux êtres humains est la base de toute pratique soignante, mais pas seulement : c’est la clef de voute de toute relation humaine, de toute vie humaine.
Alors voilà, dans le privé des professionnels de santé, il y a aussi, des rencontres. Des face-à-faces. Des confrontations. Des relations. De l’amour. Et quel soignant peut ne pas être sans cesse rappelé à son métier lorsqu’il est, bien souvent, nécessaire d’avoir cette fameuse « vocation » ? Lorsque finalement, le soin est un art, un art d’artiste, un art d’artisan, mais aussi un art de vivre, une sorte d’exercice spirituel puisqu’il touche à l’être humain tout entier : celui qui le pratique, comme celui qui le reçoit. Lorsque dans ses rencontres, un être humain vient le voir, une coupure sur le bras, une main sur un ventre douloureux ou quelques larmes dans les yeux. Qui est assez fort pour immédiatement se détourner du problème en brandissant la sacro-sainte pancarte « Je suis ton ami.e/apparenté.e/conjoint, pas ton soignant » ? Qui, malgré les avertissements nombreux et répétés (comme l’histoire racontée d’un prof de fac, ou celle de l’AVC de Jaddo) ne résiste pas à l’envie de se rendre utile ?
Et qui ne s’est jamais retrouvé confronté à ce diagnostic inratable, qui s’impose presque à lui tant il est évident chez cet autre qui lui fait face ? Et comment son statut dans la relation s’est mis à basculer entre l’ami.e, l’amant.e, le parent à celui du soignant. Comment les problématiques propres au monde du soin ont envahi la relation pourtant personnelle et privée : faire face à un refus de soin, faire face à un déni de maladie, accompagner, surveiller, parfois même contrôler…
Qui sommes-nous ? Sommes-nous ce que nous faisons, et à plus forte raison, le métier que nous pratiquons ? Sommes-nous ce que notre histoire a fait, fait, et fera de nous ? Sommes-nous ce que nous décidons d’être ? Le soignant est-il avant tout soignant ou personne ? Suis-je Litthérapeute ou apprenti médecin ? Quelle est la frontière entre ces deux facettes de mon identité ? Où se trouve-t-elle et comment puis-je compartimenter ?
Dans l’imaginaire collectif, nous avons cette image du médecin de campagne d’il y a quelques dizaines d’années, qui sillonnait sa région pour venir en aide à la population, acceptant souvent d’être réglé par une barquette d’œufs, étant disponible à toute heure de la nuit pour aider à accoucher la jeune mère ou dispenser les derniers soins au mourant, et surtout, surtout, jamais malade, jamais souffrant. Non, un soignant n’est pas malade. Un soignant ne peut pas souffrir, c’est lui qui doit aider ceux qui souffrent ! On les voit, d’ailleurs, ses aides-soignants le dos cassé qui viennent quand même travailler. Ses infirmières éreintées qui s’épuisent à la tâche. Ses soignants médusés qui viennent quand même, parfois même lorsque ce n’est pas leur tour parce qu’il manque du personnel, et qui dépassent allègrement les horaires en sachant même qu’ils ne seront pas forcément payés davantage… Ces médecins généralistes qui ne s’arrêtent pas, ou seulement quand ils sont à l’article de la mort.
Parce que les étudiants, notamment en médecine, il faut peut-être les munir de ces armes nécessaires à préserver leur vie. Parce que le cursus nous apprend à guérir (à défaut de nous apprendre à soigner). Il vise à faire de nous des techniciens brillants. Il s’impose dans nos vies, et s’immisce jusque tard dans nos soirées, envahi nos weekends, se glisse dans nos rêves et nos cauchemars et parasite peu à peu toute notre existence. Il nous fait croire que nous allons devenir des supermans de la société. Mais, connaissez-vous le scoop ? Même Superman a une faiblesse : la kryptonite qui lui fait perdre tous ses pouvoirs. Mais Superman, lui au moins, il le sait.