Intuition

Dans la boite à conseils de madame et monsieur Tout-le-monde, il y a toujours quelques mantras à distribuer sans modération. Et notamment, rangés à côté du « il faut lâcher prise ! » et du « charité bien ordonnée commence par soi-même », le légendaire : « la première intuition est toujours la bonne ». Avec son corollaire « il faut écouter son cœur ». Avec tout ça, on n’est pas sortis de l’auberge ; et si on est dans de beaux draps, tant pis, mélangeons les torchons et les serviettes pour laver son linge sale, en public cette fois.

Un peu comme ces patients de géronto-psychiatrie qui, souvent contraints par leur souffrance ou leurs proches à être hospitalisés un temps, se retrouvent parfois à démêler de vieilles histoires de familles, sortant les squelettes de leurs placards, et cherchant un semblant de sens dans plus de quatre-vingts ans de vie. Avec, en prime, ce paradoxe délicieux, où face à un gamin de vingt et quelques années en guide d’écoutant (voire de « guide » ?!), ils s’épuisent parfois à demander qu’on les laisse mourir, soulignant que leur vie est faite, tandis que le p’tit jeune essaye tant bien que mal de leur montrer qu’il leur reste peut-être encore quelques belles années à vivre. Ce faisant, nous sommes telle une paire de funambules sur un fil de toile d’araignée, l’un penchant dangereusement pour tomber, l’autre tentant par tous les moyens de contrebalancer le mouvement, quitte, peut-être, à se mettre en danger, et surtout, à ne pas parvenir à rejoindre l’autre.

Mme Lettrée s’est présentée dans le service, adressée des urgences où elle avait été reçue, souffrant de toutes parts et animée d’idées suicidaires très envahissantes ayant totalement déstabilisé son mari. Elle avait été diagnostiquée très récemment d’une maladie de Parkinson, sur quelques signes très discrets (un peu de raideur à la limite de ce que la clinique pouvait détecter, une modification de la voix, une fatigue inhabituelle…) et des antécédents familiaux, et ce diagnostic était alors initialement décrit, par madame Lettrée, comme déclencheur d’une profonde dépression. Dans les suites de ce diagnostic, elle s’était faite opérée d’une arthrose importante de hanche, ayant nécessité la mise en place d’une prothèse, avec une rééducation où les éléments de dépression et d’angoisse avaient commencé à alerter les soignants. Un traitement anti-dépresseur (« léger ») avait été initié avant son retour à domicile. Puis, dans le silence et la solitude de chez elle, son mari, plus jeune, travaillant encore, les pensées obscurcies de la dépression ne la quittaient plus. Si bien que, poignardée par le constat de sa réduction d’autonomie du fait de douleurs résiduelles à son opération de hanche et à des accès de crispations musculaires qu’elle imputait à sa maladie de Parkinson, elle formula à de nombreuses reprises à son mari le désir de mourir, tant sa souffrance était insupportable. Elle lui demanda de l’étranger, ou de l’accompagner à la falaise de laquelle elle pourrait se jeter dans le vide.

Mme Lettrée était professeur de littérature, avec une affection particulière pour le domaine du romantisme littéraire, et notamment la poésie, dont elle ponctuait généralement les entretiens, évoquant le spleen ou le fatalisme de grandes tragédies, sans trop en faire dans le discours, mais dont le contenu se suffisait à lui-même. Notre première rencontre fut marquée par sa souffrance, caractérisée par une rigidité musculaire, des soubresauts qui n’avaient pas les allures de fasciculations, de dyskinésies, de chorées, d’hémiballismes, ou de convulsions. Peut-être même étaient-ce des sursauts, comme une hypervigilance, amplifiée par les bruits un peu brusques (bien qu’avec un certain décalage) et les émotions. Le discours fut assez pauvre, bien que le contact semblât bon. Elle se voyait mourir, du moins le souhaitait-elle, mais dans sa condition physique, précisait-elle, elle était incapable de mettre ses projets à exécution. Toutes les tentatives de description de son ressenti, même seulement pour le valider, semblaient ne pas parvenir à l’atteindre, et l’angoisse était telle qu’il semblait peu pertinent de prolonger l’entretien. J’appuyais sur les terribles souffrances qu’elle devait ressentir, et évoquais que nous allions essayer de trouver un moyen de les atténuer un peu. J’introduisis un anxiolytique au dosage plus adapté, et augmentait le traitement anti-dépresseur.

C’était la première patiente que j’étais amené à prendre en charge en autonomie « supervisée ». Le psychiatre de l’unité, seul médecin du service, prenait ses congés, et je devais me référer au psychiatre chef de pôle en cas de difficultés. Le traitement anxiolytique proposé eut un effet quasi-miraculeux sur les manifestations musculaires et ses angoisses. Alors qu’elle semblait mélancolique, clinophile, désespéré (telle que nous l’avait présentée les psychiatres des urgences d’où elle venait), elle sortait désormais de sa chambre, et si la souffrance morale était encore là, elle se disait surprise et soulagée sur le plan physique. Toutefois, la iatrogénie chez les patients âgés étant ce qu’elle est, elle fit une chute dans la salle à manger, s’ouvrant le front, et du fait de l’absence de scanner sur place et de la violence du choc, elle fut conduite aux urgences. Elle revint quelques jours plus tard, un peu sonnée, mais sans autre dommage qu’une plaie de quelques centimètres correctement suturée. Elle posa, à de nombreuses reprises, la question de l’origine de cette chute, qui s’inscrivait quelque part dans une recherche de sens bien plus profonde, sur l’origine de sa dépression, ou de sa maladie de Parkinson, comme si tout était lié (et pourquoi pas, bien que, la chronologie d’apparition des signes de la maladie de Parkinson dans son cas et de la dégradation thymique et anxieuse secondaire à l’annonce du diagnostic proposait plutôt une explication d’ordre réactionnelle). Le bilan de la chute ayant été fait, l’hypotension orthostatique ou les troubles ioniques notamment éliminés, et l’imagerie cérébrale normale (confirmant la première image sans autre étiologie à ses troubles psychiques par ailleurs), nous sommes revenus, avec son mari, sur les mécanismes de ses traitements anxiolytiques et anti-dépresseurs, sur la dépression, sur la prise en charge et sur l’avenir.

Étonnamment, Mme Lettrée accordait peu de crédit à la psychologie clinique. Possiblement affecté par une représentation uniquement constituée des aspects les plus dogmatiques de la psychanalyse, elle se revendiquait pratiquante des sciences humaines (insistant discrètement sur le terme de science). Pris d’une soudaine intuition, et conscient de l’orientation théorique de la psychologue du service, je lui proposais une explication plus « intégrative », que j’utilise de manière un peu « passe-partout » de la dépression : « Si l’on prend deux cerveaux, l’un d’une personne souffrant de dépression, l’autre non, et qu’on cherche la différence, que trouve-t-on ? Les cellules qui composent le cerveau comprennent notamment des neurones. Ces derniers communiquent entre eux en utilisant des molécules appelées neurotransmetteurs. Quand on compare la quantité de neurotransmetteurs entre un cerveau déprimé et un cerveau non déprimé, on s’aperçoit que le cerveau déprimé en contient beaucoup moins ! On imagine alors que les neurones communiquent moins bien, et c’est peut-être comme cela qu’on explique cette tendance qu’on les gens souffrant de dépression à voir tout en noir, à ruminer de mauvaises pensées, à être tristes, à ne pas avoir d’énergie, à ce que plus rien ne les intéresse, etc. C’est pour ça que l’on donne des anti-dépresseurs, dont le principal effet est de permettre au cerveau déprimé de retrouver une quantité suffisante de neurotransmetteurs pour lui permettre de fonctionner mieux. On ne sait pas vraiment pourquoi, dans le cerveau déprimé, les neurotransmetteurs diminuent. Il y a plusieurs théories qui proposent des explications : selon les événements qu’on a vécus, selon notre contexte de vie et les relations qu’on a avec les gens qui nous entourent, selon nos apprentissages et nos réactions face au stress, selon notre personnalité ou notre génétique… Alors bien sûr, les anti-dépresseurs, puisque le cerveau peut à nouveau réfléchir sans voir tout en noir par exemple, constituent une sorte de béquille. Un peu comme quand on se casse la jambe : on met un plâtre, qui permet à l’os de se réparer, et en attendant, pour marcher, on s’aide d’un appui. Parfois, on a besoin de ré-entraîner le membre à bien marcher, même quand l’os est réparé, alors on garde la béquille un peu plus longtemps pour ne pas tomber et se le casser à nouveau. Avec un cerveau qui retrouve un fonctionnement plus efficace, on peut alors le ré-entraîner à fonctionner, et chercher quelque chose qui fasse sens pour vous. On appelle ça la psychothérapie, et c’est grâce à ce traitement que votre cerveau trouve, en vous, et parfois avec l’accompagnement d’un professionnel de santé, les ressources pour guérir de sa dépression. ». Monsieur Lettré se montrait très attentif, questionnant et aidant. Il semblait profondément amoureux de sa femme. On les imaginait assez bien discuter des heures durant de littérature, de philosophie, de grands concepts et de grandes idées, avec un amour immuable depuis des années.

Madame Lettrée évoluait bien. Elle était toutefois assez gênée par un constat, au niveau de ses angoisses et de ses humeurs, trouvant qu’elle ne cessait d’alterner entre un jour « terrible » où elle était percluse d’anxiété quasi incapacitante, et un jour « mieux » où elle était capable de s’investir dans les activités cognitives et physiques proposées par le service (et qu’elle trouvait alors d’un niveau beaucoup trop dérisoire). Et, dans ces journées « terribles », elle sollicitait les soignants en les apostrophant dans le couloir, souvent lorsque ces derniers étaient occupés avec une autre personne, les interpellant comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour des problématiques pourtant très relatives, comme par exemple : « pourquoi est-ce que je vais mal aujourd’hui ? » ou encore « dois-je prendre un anxiolytique en si besoin ? » voire même « est-ce que je dois aller manger ce midi ? ». Intuition. Ces alternances, ses présentations parfois un peu théâtralisées, le côté très clivant qu’elle pouvait avoir au sein de l’équipe, la diversité des réactions « contre-transférentielles » qu’elle pouvait générer chez les soignants, l’aspect désorganisé d’une personnalité pourtant d’un bon niveau intellectuel et de fonctionnement social, la présentation presque histrionique mais ponctuelle de ses symptômes physiques avec une tendance à mettre systématiquement en échec les tentatives des soignants pour la soulager (refus des traitements prescris en cas de besoin, qui malgré un effet clinique manifeste quand ils étaient pris, étaient jugés inefficaces par exemple), ou encore son abord « tout ou rien » de certaines de ses difficultés laissaient entendre, raisonnablement, de rechercher un trouble de la personnalité de type état-limite, décompensé par l’annonce du diagnostic de maladie de Parkinson, associé au constat d’une réduction de l’autonomie suite à l’opération de hanche et à l’inéluctable diminution de celle-ci notamment au regard du vieillissement. Elle s’opposa toutefois fermement à la proposition de tests psychologiques.

Que faire ? Intuition. Retourner à une clinique « nue », comme disent les psychodynamiciens. J’interrogeais alors son mari par téléphone, à la recherche d’éléments évocateurs de trouble de la personnalité dans son histoire de vie. Il me la décrivit comme un homme profondément amoureux de sa femme. Une femme d’un très bon niveau intellectuel, enseignante en classe préparatoire des grandes écoles. Elle aimait, auparavant, réunir des amitiés de longues dates pour débattre des heures durant, parcourir le monde dans quelques voyages bien organisés, manifestant un certain aplomb dans les prises de décisions, mais ne manquant pas de se remettre en question et de faire preuve de réflexivité. Une certaine tendance à la précision, à la perfection, à l’excellence et au rangement. Pas franchement de quête identitaire, d’instabilité relationnelles, aucune conduite à risque, aucun antécédent psychiques. Tout au plus quelque chose de l’ordre de la personnalité peut-être un peu obsessionnelle et décompensée par une situation qui échapperait à son contrôle, la maladie de Parkinson et son inéluctable évolution. Ou, peut-être, comme il me témoignait de sa présence malgré le confinement sous forme de nombreux envois de lettres, photos et messages, auxquels elle ne répondait de très brièvement, pas systématiquement et de manière très succincte, une problématique plus systémique ?

Que faire pour prendre conscience de ces mouvements psychiques d’un jour à l’autre, aussi régulièrement ? Comment réfléchir sur les éventuels déclencheurs de ses angoisses ? Comment lui faire apparaître que, même dans certaines journées « terribles », l’engagement dans des activités cognitives ou physiques ainsi que la prise de certains traitements (médicamenteux ou non) pouvaient avoir un impact sur ses angoisses ? Comment lui faire découvrir et réfléchir à ses stratégies d’adaptation – coping ? Intuition. Je lui imprimais un tableau pour l’inviter à noter, de 0 à 10, l’intensité de ses angoisses, du calme ressenti, des techniques recherchées, et, conscient de sa détestation de l’objectivisation idéalisée, je l’invitais sur une dernière colonne à résumer sa journée en quelques mots, espérant réveiller la littéraire qu’elle était (et qu’elle se plaignait parfois de ne plus retrouver, incapable de lire ou de se concentrer dans les journées « terribles »). Elle investit l’exercice, ses angoisses notées soit 1-2 soit 7-8, en miroir du calme ressenti. Mais elle perçu sa sensibilité aux événements extérieurs qu’elle ne contrôlait pas, sa nécessité de « lâcher prise » qui ne collait pas avec sa difficulté à ne pas tout contrôler. Je lui ai souri : « ne peut-on pas contrôler le lâcher prise ? ». Encore une intuition. D’où est-ce que je sortais ça ? De quelle preuve d’Evidence Based Medicine formulais-je ce genre de consignes ? Autant le tableau donné correspondait à une sorte d’adaptation très détournée de l’exercice des colonnes de Beck en thérapie cognitivo-comportementale, autant ce conseil n’est qu’un agglomérat subconscientisé de lectures vaguement psycho-philosophiques. De quel droit, de quel référentiel, proposais-je ce genre de remarques ?

Car si, souvent, les médecins résument la sphère scientifique de l’EBM à cette notion de preuve scientifique, comme s’il y avait une vérité irréfutable sur laquelle prendre une décision, il s’agit peut-être d’une grossière erreur de conception philosophique et de traduction. Evidence se traduit en français par « preuve » ou « fait ». Il n’est alors nullement question de son caractère scientifique, bien que, par obligation déontologique, il convient en médecine de proposer des traitements issus des données les plus actuelles de la science… ou… de l’état de l’art. Nous retombons là encore dans une vieille bataille entre les partisans de la médecine comme un art et ceux de la médecine comme une science. L’issue de secours à cette opposition stérile réside dans le compromis proposé par l’EBM et souvent oublié : « Considérée dans son essence, la médecine n’est donc ni une science ni une technique, mais une pratique soignante accompagnée de science et instrumentée par des moyens technique » (Dominique Folscheid – DOI : https://doi.org/10.7202/401007ar). De cette conception de médecine comme une praxis, à l’instar de la Prudence Aristotélicienne, la médecine impose à chaque situation d’interroger les valeurs et les données probantes qui sous-tendent ses (co-)décisions. On ne choisit ainsi pas entre l’art et la science, ni entre le cœur et la raison, mais peut-être se laisse-t-on guider (ou perdre ?) par des intuitions plus ou moins motivées – colorées – d’art, de science, de principes, de finalités, de données, de contextes, de cœur et de raison.

Alors peut-être que cette patiente, entité symbolique d’une sorte Anna O., vient interroger ma posture clinique, les éléments sur lesquels j’essaye de baser mes premières décisions pleinement responsables, mon sentiment de légitimité à proposer un accompagnement voire une thérapie, ou encore ma gestion de l’incertitude irréductible de toute prise en soin. Peut-être de part sa carrière littéraire, et ses intérêts proches de mes lectures en poésie ou en philosophie, elle vient questionner mon rapport à l’écriture, à ma profession, à mon identité. Peut-être encore que son aspiration initiale à mourir, et sa quête de sens à une vie qui, irrémédiablement, se dirige vers la mort, vient réveiller les angoisses primordiales enfouies en moi comme chez tout être humain. Peut-être enfin que sa complexité inhérente à celle de la nature humaine et du mystère de l’individu, vient se confronter à l’impuissance absolue de la médecine, à la douleur de la fin prochaine d’un stage décisif, au deuil de pouvoir tout faire, tout penser, tout guérir ou tout comprendre, et au phénomène aussi fascinant qu’inquiétant que constitue ce lien particulier, intense et bidirectionnel qu’est la relation de soin.

Médecine, intégrité scientifique et essais cliniques en situation d’urgence sanitaire

En France, l’actualité scientifique et sociétale se croisent sur la question de la COVID-19 et de son tant espéré traitement. Tous les yeux sont rivés sur le Pr. Raoult et sa chloroquine. La science et la société ne se chevauchent pas que sur ce point : si, d’ordinaire, les controverses scientifiques sur l’efficacité de telle ou telle thérapeutique n’affectent que peu les débats sociaux, à présent, on retrouve presqu’autant de pro-Raoult et d’anti-Raoult dans la communauté scientifique qu’au sein de la société toute entière. On peut également faire le parallèle avec l’affaire de la ciclosporine, annoncée par le Pr. Even comme traitement curatif de l’infection VIH lors des années SIDA, essai au destin funeste qui, toutefois, divisa les foules.

Ce phénomène n’est pas nouveau dans l’histoire de l’humanité, bien qu’il soit plus récent à l’échelle de l’histoire des sciences, et plus particulièrement de la médecine. Les tout premiers traitements, à l’époque antique, consistaient pour la plupart en des incantations magiques, prières religieuses et autres rituels. En témoignent notamment le code d’Hammourabi (-1750 avant JC) ou le Papyrus Ebers (XVIe siècle avant JC), les traités de médecine ayurvédiques (XVe siècle avant JC) ou encore, plus récemment, les implications de l’Eglise catholique au moyen-âge (trépanation pour extraire la pierre de la folie, exorcisme, ou encore Louis XIV réputé pour guérir les écrouelles d’un simple touché). L’intrication sociétale, au travers des croyances populaires, religieuses ou partagées par un groupe de personnes, se mêlaient avec l’aspect, sinon scientifique, au moins « savant » de la médecine.

Toutefois, malgré des pratiques médicales peut-être plus artisanales que rigoureusement établies au regard de leur efficacité, la plupart des écrits, mêmes anciens, relevant de thérapeutiques semblent s’attacher à un ensemble de valeurs, sinon de juridictions ou de principes guidant le guérisseur à agir au nom d’une certaine « morale générale », d’une certaine « éthique singulière », lesquelles se trouvent souvent codifiée dans les prémisses d’une déontologie. C’est le cas, par exemple, du code d’Hammurabi, mêlé de lois sur la pratique médicale, ou encore des traités ayurvédiques qui s’inscrivent dans une philosophie indienne ancestrale à visée holistique. Ou, un peu plus proche de notre époque et notre société occidentales, les incontournables écrits d’Hippocrate, à l’origine du Serment que l’on ne présente plus.

Posons l’hypothèse didactique d’une équation avec trois grandes inconnues. Un premier bloc constitué de l’ensemble des fondements éthiques : morale, éthique ou déontologie, qui justifie l’action du médecin. Un second bloc de « validation », inscrivant l’action dans un référentiel qui la rendrait ainsi « valide » aux yeux des praticiens : un référentiel de croyance, de science, de culture, de société, etc… ce qui s’apparenterait à la recherche, ou non, d’une vérité théorique ou empirique venant valider la logique avec laquelle le soin fait l’objet de recherches ou est dispensé. Enfin, un troisième bloc serait celui de la finalité pragmatique : quelle est la visée de cette démarche soignante ? Vise-t-elle l’efficacité ? L’aspect pratique ? Efficient ? Ou une autre finalité ?

Et si, ce triptyque composé de fondements éthiques, d’éléments de validation et de cette portée pragmatique était au cœur (voire le serait toujours, en tout temps), de la pratique du soin ?

Car le soin ne saurait sans doute se résoudre à une clinique dépossédée de ses aspects indissociables d’objet de recherche. Ne serait-ce, de fait, que dans l’abord diagnostique et l’élaboration d’une sémiologie ainsi que d’une thérapeutique : n’est-ce pas là, avant tout, du soin ?

La méthode anatomoclinique de Bichat (qui écrivit « allez donc disséquer quelques cadavres » pour inciter les médecins à comprendre l’origine et les mécanismes des maladies, acte non sans considérations éthiques), est l’une des prémices du modèle expérimental de Claude Bernard qui vient illustrer de façon exemplaire l’un des nombreux changements paradigmatiques dans l’histoire de la médecine. Claude Bernard pose les bases d’une méthode de recherche sur le vivant et insiste notamment sur l’importance d’une phase de doute, ou de critique, de l’hypothèse que l’on cherche à démontrer ou à infirmer. D’autres avant lui se sont essayés à bousculer les usages de la progression du savoir médical. Ainsi, Paracelse, au quinzième siècle, sape la doxa galénique en faisant, en quelque sorte, table rase des connaissances médicales vieilles de deux mille ans, pour émettre une hypothèse qu’il a toutefois immédiatement considérée comme valide et dont l’égérie consiste en la théorie des signatures. Selon sa théorie, la nature met à notre disposition des traitements qu’il serait possible d’identifier au nom du principe de ressemblance. Ainsi, la grande pimprenelle, fleur d’un rouge sang au nom latin de Sanguisorba officinalis, serait particulièrement adaptée pour aider à absorber le sang et accompagner la cicatrisation. Si l’on reprend notre hypothèse de départ, nous avons un fondement moral (la nature mettant, au travers de la ressemblance, des remèdes à notre disposition ; Paracelse s’inscrivant dans un courant de pensée théologique et sensible à l’idée d’un ordre naturel semblable à l’idée du Cosmos grec), une validation dogmatique par la recherche d’une vérité que confirme la théologie (la nature est parfaite, et tout élément ressemblant à une maladie constitue un traitement), et un pragmatisme pratique, rationnel bien qu’acte de foi, et, avec un peu de chance, efficace (en l’occurrence, la Sanguisorba officinalis possède effectivement bien des propriétés hémostatiques mais qui seraient probablement dues à une concentration élevée de tanins dans les racines…). A noter que le principe de ressemblance est également utilisé sous une forme inversée, tout en suivant notre hypothèse didactique de façon similaire, dans la paramédecine homéopathique (« médecine » des contraires).

Bichat, Claude Bernard et, de fil en aiguille, tout le courant plus « scientifique » de la médecine changera simplement les valeurs des variables de notre hypothèse didactique : le fondement éthique se cristallise en une déontologie, elle-même imposant aux médecins d’adopter dans leur pratique un référentiel scientifique (sinon, expérimental, afin d’apporter des « preuves » de leur démarche thérapeutique), à des fins d’efficacité (amélioration de l’état clinique du patient). La logique sous-jacente tient davantage à une rationalité plus intrinsèque, évitant les références à une culture extérieure, une religion ou des croyances difficiles à fonder. On recherche une vérité « scientifique », ou, plus exactement, à réfuter, de manière reproductible, ce qui ne peut être démontré par l’expérimentation, et à toujours requestionner sa méthodologie. A ce titre, l’émergence de la théorie psychanalytique vient redistribuer les cartes de notre équation : le principe déontologique alors en vigueur ne peut être rempli, car, à l’époque, il n’existe pas suffisamment d’éléments permettant d’expliquer les phénomènes « neurologiques » observés par les aliénistes sans substrat organique. C’est l’adoption d’une entorse à la déontologie, de nature, peut-être, éthique au sens de singularité dans la morale imposée par les pairs, qui conduit Freud à affirmer son référentiel qu’est l’hypothèse de l’inconscient et ses mouvements psychiques. La validation consiste en une vérification par l’expérience, au travers les situations cliniques de la société autrichienne de l’époque (lapsus, hystérie…). La visée pragmatique est celle d’advenir à une compréhension du fonctionnement humain d’une part, et, éventuellement, à une thérapie qu’on espère efficace, d’autre part. Si Freud fut particulièrement controversé par ses confrères médecins, il trouva dans sa clinique des résultats auto-jugés prometteurs, en dépit d’une démarche pleinement et rigoureusement scientifique (en témoigne les nombreux débats sur le caractère non reproductible de la psychanalyse). Toutefois, on peut imaginer que cette théorie puisse
finalement entrer dans le contexte déontologique de l’époque, où, notamment, la preuve empirique comme celle du cas clinique rapporté (et surtout validé par les pairs dépositaires de l’autorité médicale) faisait foi (en témoigne la triste histoire de Semmelweis et son intuition de l’hygiène et des agents infectieux qu’on l’a contraint à avorter, à l’en faire devenir fou).

Aujourd’hui, et depuis plus de 50 ans, l’ère dominante du monde médical est à l’Evidence Based Medicine. Au-delà de la seule approche expérimentale, sinon scientifique, l’EBM implique précisément 3 grands piliers : les données probantes (qu’une mauvaise traduction conduit toutefois à qualifier de données de la science) dont la vraisemblance est très hiérarchisée selon des critères d’analyse et de méthode rigoureux ; l’expérience du praticien qui, par sa prise en considération, rejette le risque de réduction de la médecine à une sorte de science mécaniste aux traitements algorithmiques de l’être humain ; et, enfin, la subjectivité du patient (bien que, par le prisme de méthodologies d’études scientifiques du champ des sciences humaines et sociales ou d’ordre qualitative, cette subjectivité du patient se voudrait peut-être en partie objectivée). L’EBM vient trianguler notre postulat didactique : le fondement éthique à l’origine est clairement déontologique (l’article 32 du code de déontologie médicale stimule que le médecin « Dès lors qu’il a accepté de répondre à une demande, (…) s’engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux,
dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents. »). Son référentiel de validation consiste en la méthode scientifique symbolisée par l’essai clinique randomisé contrôlé en double aveugle et multicentrique, bien que la notion de preuve tende à une approche intégrative en adjoignant les sphères de l’expérience du praticien et de la subjectivité du patient. Enfin, la visée de l’EBM est, sinon l’efficacité, au moins l’efficience (ou l’inverse, car la question des traitements ne fait hélas plus l’économie des enjeux financiers… notamment en période de crise, où il faut, par exemple, distribuer des ressources limitées, tels que des masques, pourtant confirmés par les données de la science comme indispensables à la limitation de la propagation de l’épidémie, qu’à certaines populations).

Pourtant, malgré l’attachement apparent à un ensemble de valeurs consacrées au sein du code de déontologie, établi par les pairs, par définition, le référentiel scientifique et sa supposée robustesse garantie par l’intégrité du chercheur qui le produit, est mis à mal, ou du moins questionné par la société, exploité par des acteurs socio-économiques loin d’être anodins comme les industriels du médicament et des produits de santé. En témoigne, par exemple, le récent scandale du Médiator®, ou malgré des données scientifiques soit manquantes, soit alarmantes, le Benfluorex a été distribué et prescrit en dehors de ses indications thérapeutiques, poussé par un industriel surfant sur la vague de la pilule miracle qui aide à maigrir. Mais également, la question du biais de publication, qui rend le référentiel scientifique des « preuves » plus sensible à l’article faisant état d’une différence significative entre deux traitements, alors que les articles ne montrant pas de supériorité d’un traitement par rapport à un autre sont généralement moins publiés, et dans de moins bonnes revues. La course à la publication (et à la subvention), subie par les chercheurs, incite également à la réalisation d’essais cliniques plus modestes, tant en termes de puissance qu’en terme de « rentabilité » escomptée à tester des molécules dont l’exploitation pharmaceutique ne toucherait qu’un « marché » réduit (c’est par ailleurs tout le problème de la recherche sur les maladies rares et orphelines). L’illustration actuelle de ce phénomène s’observe dans le nombre considérable d’essais lancés pendant l’épidémie actuelle. La publication est un moyen d’existence des laboratoires de recherche, quitte, peut-être, à amoindrir la qualité des essais, pour décrocher l’exclusivité d’être les premiers à publier ? Enfin, tout le système de publication et de l’édition des revues pose également un immense problème. Si nous évoluons dans l’ère où la recherche scientifique n’a jamais été aussi importante, l’information scientifique ne cesse de voir son accès se restreindre et se complexifier.

Pour revenir à la situation sanitaire actuelle, certains médecins vont même jusqu’à brandir l’éthique pour s’opposer à la déontologie médicale du fait de l’urgence sanitaire. C’est ainsi que le Pr. Raoult propose un essai clinique, puisqu’élément clé de l’ère EBM, dont la réalisation méthodologique apparaît clairement discutable (critère de jugement, supposé virologique, absence de groupe contrôle, pas de prise en considération des perdus de vus dans l’analyse statistiques…), niant un certain nombre de conflits d’intérêts manifestes (sommes reçues de l’industrie pharmaceutique, lien avec le directeur éditorial de la revue où il a publié son article, sans reviewing digne de ce nom…), et dont il dire hâtivement la conclusion que l’usage de l’hydroxychloroquine à visée curative des formes graves d’infections au SARS-COV-2 doit être systématique. Si nous reprenons dès lors notre hypothèse didactique : le fondement éthique réside dans une exigence éthique liée à l’urgence sanitaire, imposant de recourir à des niveaux de preuves plus faibles pour recommander un traitement « faute de mieux ». La validation n’est plus de l’ordre de la démarche scientifique, mais fait davantage appel à l’expérience du praticien, et surtout, à une validation sociétale, probablement supportée par la gestion de l’incertitude (en témoigne, notamment, l’exposition médiatique massive et la visite présidentielle, que beaucoup ont interprété comme une bénédiction du traitement proposé par le Pr. Raoult). Enfin, la visée pragmatique affichée est celle de l’efficacité, mais pourrait-elle être celle de se situer dans une démarche active, réactive et peut-être, palliative ?

Peut-on, au nom de l’urgence et de l’éthique, faire fi de règles rigoureuses dans l’élaboration, la coordination, la réalisation, l’interprétation et l’utilisation d’essais cliniques ? Peut-on, malgré l’urgence, accepter d’attendre, faire des essais incertains, et confronter pleinement les soignants à la substantifique moelle de leur pratique : l’incertitude ? Cette fuite de l’éthique et des responsabilités constitue-t-elle un rempart illusoire face à l’impuissance du soignant ? Et, dans la réalisation désespérée de ces essais, peut-on voir comme une cristallisation palliative à notre toute puissance fantasmée et ainsi déchue d’une médecine à toute épreuve (oserai-je dire, d’immortalité ?) ? Quelle place, quelle légitimité, quelle temporalité, dans cette urgence à apporter une réponse, pour l’esprit critique et la réflexivité ?

Il y a notamment dans la pensée de Ricoeur, l’idée d’une éthique comme une « vie bonne dans des institutions justes ». Que peut-on dire des institutions de l’éthique en matière de recherche clinique ? Que peut-on dire des acteurs socio-économiques dont les finalités ne sont peut-être pas tout à fait juste ? Que dire des autorités, affichées impartiales (comme la HAS), mais possiblement biaisées dans certains liens ou conflits d’intérêt ? Que dire des chercheurs dont l’intégrité (que l’on peut rapprocher de cette notion de communauté scientifique socialement fictive : être intègre, est-ce s’y intégrer – au nom de quelles valeurs communes ?) se redessine parfois, selon les aspirations, les nécessités universitaires, la pression des pairs, les enjeux de pouvoir, la course à la publication, le phénomène des leaders d’opinion ou les guère de chapelles et d’obédiences théoriques ? Que dire enfin de cette vie bonne, bien qu’ajustée des prouesses techniques en puissance de nos traitement médicaux et de leurs inséparables effets secondaires ? Est-il bon, pour soi, de jouer sa vie, aussi bonne soit-elle, à la roulette russe mais indispensable de la randomisation d’un essai clinique « bien mené » où un critère de jugement dit « dur » comme la mortalité déterminera l’efficacité (ou non) d’une molécule dont le sort décidera si nous sommes l’heureux (ou malheureux) récepteur ? Est-il bon, pour la vie en société, que les avis des réseaux sociaux, abondants, surréagissant, aux forts contingents quasi-exclusivement passionnels, viennent remplacer les débats éclairés, dotés de temps pour penser ? Et penser quoi ? Réagir et soigner ? Anticiper et prévenir ? Réinventer et investir le système de santé ?

La question de l’essai clinique en contexte d’urgence vient interroger les fondements éthiques, les critères de validation et les finalités pragmatique de la médecine. La crise du SARS-COV-2 est peut-être l’élément disruptif à l’aube d’un nouveau paradigme médical. Mais au-delà des considérations épistémologiques, l’enjeu semble éminemment politique et sociétal. Si, le 16 mars, la France a choisi d’opter pour le confinement, au sacrifice de son économie, en renforçant autant que possible les moyens alloués à une recherche vitale, ce ne fut pas une réaction unanime. Au Texas, le gouverneur encourageait les gens à aller travailler et les personnes vulnérables ou plus âgées à accepter l’idée de mourir pour sauvegarder l’économie. « La science » devient un instrument de légitimité pour le politique. La recherche, comme les soignants dans leur ensemble, n’ont pas attendu la pandémie du SARS-COV-2 pour alerter les pouvoirs publics sur la gravité de la situation actuelle. L’urgence vient bouleverser une situation déjà à l’état d’équilibre instable, dont le maintien précaire se fait parfois au prix
d’un temps trop réduit voire inexistant pour penser l’éthique du soin. L’éthique, pourtant, a besoin de se confronter aux exigences toujours uniques du contexte changeant pour se mettre à jour, se réinventer, et réaffirmer toute la force des valeurs du soin.

Pour conclure, ou peut-être plutôt pour ouvrir à la discussion, interrogeons-nous : faut-il
encore réfléchir à l’urgence de l’éthique, ou initier une éthique de l’urgence ? Faut-il imaginer, comme les soins qui, de par l’urgence sanitaire, se sont vu prodigués en « situation dégradée », que l’éthique, et notamment celle de la recherche clinique dans l’espoir d’un traitement, puisse également donner lieu, dans un tel contexte, à une « éthique dégradé » ? Quels aménagements cela donnerait lieu ? Il y aurait-t-il des valeurs plus importantes que d’autres ? Doit-on concevoir des essais cliniques médiocres au nom du principe « faute de mieux » ? Ou, au contraire, refuser cette chimère d’une éthique dégradée, et redoubler de prudence, notamment aristotélicienne, pour faire de l’éthique un point de repère dans le brouillard de l’incertitude, un phare dans la tempête, une boussole y compris dans l’urgence.

COVID-19 : d’une éthique de l’urgence à l’urgence de l’éthique

Ce n’est pas une guerre. Et pourtant, des armées de blouses blanches aux badges de toutes les couleurs font face à l’explosion exponentielle de personnes malades qui débarquent à l’hôpital. Sur ce front, les urgences et les généralistes dégagent le terrain, traçant des trajectoires « virales » pour sécuriser les patients « non viraux ». Les services d’hospitalisation de toute spécialité et les blocs opératoires réinventent l’opération camouflage en se transformant littéralement en réanimation de fortunes, et autres unités « dédiées ». D’autres secteurs ferment, pour mieux redéployer les troupes là où se tient une bataille. Ce n’est peut-être ni celle de Troie, ni celle de 100 ans, c’est pourtant dans l’incertitude et la durée que le combat s’étale.

Et puis, il y a l’autre versant. Ce n’est probablement pas celui qui anime les fantasmes des applaudissements vespéraux depuis les balcons. Ce n’est pas toujours celui des séries médicales. Ce n’est peut-être même pas celui qui éveille des vocations dès le plus jeune âge. Et pourtant, dans le vaste univers de la santé, c’est peut-être là que prennent place d’immenses ravages. La partie immergée de cet iceberg titanesque ne fait pas les gros titres, ni aujourd’hui pendant l’épidémie du COVID19, ni hier dans les annales médiatiques du monde du soin, ni même certainement demain dans les éloges quasi-intarissables des prouesses de ces « héros en blouse blanche ».

Ce macrocosme invisible, ce sont les établissements d’accueil de personnes âgées et/ou dépendantes, où l’infection et ses effets collatéraux déciment en silence et par centaine. Cette majorité inaudible, ce sont les patients atteints de maladies chroniques et/ou invalidantes et/ou nécessitant un suivi rapproché et/ou attendant des RDV, interventions, consultations et autres actes médico-psycho-socio-technico-scientifiques qui n’auront pas lieu, faute du recrutement des soldats soignants vers le champ de bataille glorieux. Ce scotome sociétal, ce sont les personnes souffrant de maladies psychiatriques, et pas seulement, et pour lesquelles les perspectives de prise en charge somatique, voir réanimatoire, déjà d’ordinaire très rares, deviennent désormais quasi-irréalistes.

Un peu comme ce service de gérontopsychiatrie où M. D. ce matin-là, s’est écroulé sans crier gare, perdant couleur et connaissance pendant cinq bonnes minutes, la pression artérielle et la fréquence cardiaque imprenables, une désaturation en air ambiant s’installant, et ne réagissant à aucun stimulus. Le SAMU interviendra. L’ECG post-critique étant « rassurant malgré beaucoup d’extrasystoles ventriculaires et un BAV 1 », mais surtout, les services de cardiologies aux alentours étant tous « envahis de patients COVID19 positifs », M. D. se verra contraint de rester en gérontopsychiatrie, malgré des malaises de plus en plus fréquents, rapprochés, et menaçants. A 85 ans, me laissera-t-on entendre, et souffrant de psychose, qui, dans le contexte actuel (ou même en dehors), réanimerait M. D. ?

Ainsi, la cholecystectomie de Mme A., souffrant de douleurs abdominales au décours d’une colique hépatique et qui attendait sa délivrance chirurgicale depuis plusieurs longues semaines est repoussée à « plus tard ». Ainsi, M. M. qui devait enfin rentrer chez lui après des mois d’hospitalisation à récupérer de sa profonde dépression, se voit confiné en gérontopsychiatrie, interdit de sorties, de permissions et de visites, faute de famille disponible dans sa région et d’associations d’aide aux personnes âgées pour l’accompagner au quotidien du fait des circonstances actuelles. Ainsi, Mme Z. qui retrouvait enfin le calme de vivre se retrouve isolée pendant au moins 7 jours en chambre par un psychiatre démuni, appelé en pleine nuit pour « une fièvre à 37,9°C », et qui faute de masques et dans l’application du principe de prudence pour ne pas risquer de contaminer les autres patients de l’unité, la verra par la suite subir une recrudescence massive de ses angoisses.

Et, dehors, depuis la fermeture du Centre Médico-Psychologique et la suspension des activités d’associations ou d’équipes mobiles de psychiatrie, toute une population de patients schizophrènes bien équilibrés, de personnes dépressives ou bipolaires stabilisées, et d’autres individus souffrants de troubles mentaux bien accompagnés se retrouve isolée, livrée à elle-même, et confinée, ce qui constitue des conditions propices à les laisser décompenser irrémédiablement. La téléconsultation pallie parfois, mais ne peut se substituer au contact humain, constituant parfois l’unique relation humaine et durable dans la vie de ces personnes. Et je ne parle ici que de la santé, que de la psychiatrie, mais le problème se transpose avec aisance dans tous les secteurs de la maladie chronique, de la vulnérabilité, de la dépendance, et chez nos indigents invisibilisés.

A ce jour où, bientôt, chaque place en réanimation sera une denrée rare et précieuse, qui choisira de réanimer « le patient psy » débarquant pour une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire quand une multitude de patients gravement infectés par le COVID19 se bousculent aux urgences ? Qui choisira de tenter de sauver un vieil homme grabataire et délirant de sa détresse respiratoire aiguë liée au COVID19 quand une jeune femme autonome aura besoin de ces soins indispensables et limités ? Qui choisira de s’occuper du jeune schizophrène solitaire et hospitalisé en psychiatrie depuis des années quand se présentera un individu « libre et sain d’esprit » d’une cinquantaine d’année ayant conjoint et enfants éplorés priant pour que les soins intensifs puissent sauver leur proche ?

Les réanimateurs sont, depuis longtemps, aux prises avec les décisions éthiques dans l’urgence. C’est un axe incontournable de leur métier, et en même temps, sans doute, le plus délicat puisqu’au contraire de la technique qu’un apprentissage rigoureux et régulier peut permettre de maîtriser (sinon contrôler), la confrontation à l’incertitude, à la complexité, aux injonctions éthiques paradoxales, aux exigences situationnelles multiples et sans cesse changeantes, ne se « maîtrisent » peut-être jamais. L’éthique médicale doit beaucoup à la réanimation, qui, par sa technique, a repoussé bien des limites de l’existence, contribué à la redéfinition de la mort (de la mort cardio-respiratoire à la mort encéphalique par exemple), et laisse entrevoir toujours davantage de possibilités de vie parfois questionnantes (comme l’état état pauci-relationnel). Les processus de fin de vie, bien qu’également développés par les soins palliatifs, avec les notions de directives anticipées, de sédation profonde et continue, de décision collégiale ou encore de personne de confiance, sont des situations déjà éprouvantes en condition « normale ».

Qu’en est-il du bouleversement d’un système déjà sous vive tension, dont les alertes réitérées n’ont jamais été entendues, dont les « héros » d’aujourd’hui étaient les « ingrats corporatistes nantis » d’hier, lorsqu’une situation de sur-sollicitation exceptionnelle et durable comme le COVID19 vient l’éprouver ? Quand, dans l’urgence et l’incertitude, il faut réorganiser chaque engrenage de la mécanique sanitaire, de la médecine de ville aux services de réanimation de pointe, pour anticiper une vague titanesque qu’il faut aplatir (et absorber) mais qui frappera de plein fouet tôt ou tard ? Quelles parties de cette systémique de santé faut-il sacrifier pour répondre aux exigences actuelles, et accepter ainsi de perdre au moins une partie de la bataille pour ne pas perdre la guerre ?

Quelle place laisse-t-on alors à l’esprit critique, à la réflexivité et au temps de l’éthique, déjà bien raccourci en condition « normale » par les essoufflements du système français à l’agonie ? Comment prendre la mesure des décisions parfois expéditives de vie ou de mort sur le caractère réanimatoire des uns au détriment des autres, faute de moyens suffisants, de temps et d’espoir ? Comment déterminer quels critères relèvent de la vie, de l’espérance et de l’obstination raisonnable ; et quels sont ceux qui promettent plutôt à la mort, à la folie, au « gâchis » des ressources, et à quelque chose de l’ordre de l’acharnement thérapeutique déraisonnable ?

Et face à ces dilemmes que le temps ne laisse guère d’espace pour penser, il faut également composer avec l’épuisement, la détresse, et la résilience de professionnels de tout bord, sur tous les versants de la « guerre ». Il faut voir émerger le meilleur et le pire de la société humaine. Des esprits de solidarité applaudissant le soir, collectant masques et ressources vitales pour supporter les soignants et les plus démunis, acceptant de se confiner pour une durée encore indéterminée, constituant des fonds de solidarité pour les travailleurs empêchés, et des professionnels de santé reprenant du service et/ou venant prêter main forte aux équipes débordées. Mais aussi, des soignants virés de chez eux par la peur d’être contaminés, des soignants qui s’épuisent, des individus qui collectent pour eux des quantités astronomiques de masques qu’ils revendent parfois à prix d’or, des crapules politiques qui laissent le virus se rependre sur leur territoire sans chercher à protéger leur population ou à l’inverse ne cherchant qu’à protéger les leurs au détriment des autres, et des sauveurs mégalomanes autoproclamés sacrifiant la raison, la prudence et les valeurs du soin au profil d’une gloire personnelle en faisant un pari thérapeutique démesuré.

La promesse de la chloroquine sur des données encore trop vacillantes pour assurer une efficacité de façon certaine, incontestable et sécure, vient interroger là encore une éthique de l’urgence, ou une urgence de l’éthique. Bafouant les principes déontologiques, et les valeurs de la profession, le professeur se drape dans une cape de héros, tel Icare s’approchant du Soleil. Face à l’incertitude, à la complexité, à l’urgence, les mécanismes de défense des soignants mis devant leur impuissance prennent de nombreuses formes. Complexe messianique, idolâtrie déraisonnable, minimisation… Il peut être parfois rassurant de vouloir « agir » même si ce n’est pas efficace, pour se donner l’impression de « faire », quand bien même une analyse rigoureuse viendrait démontrer qu’il serait beaucoup plus néfaste pour le patient de se comporter de la sorte. L’histoire de la médecine pullule de ce genre de controverses : notre chloroquine du COVID19 d’aujourd’hui, n’est qu’une ciclosporine du VIH d’hier. Mais l’esprit humain semble plus complexe que factuel…

Et c’est dans la tempête qu’on se raccroche au moindre indice pour garder le cap. Un rayon de soleil lointain, un amoindrissement des bourrasques, un phare à bâbord, une grand-voile qui tient le coup, et le navire malmené poursuit son trajet dans la mer déchaînée. Les protocoles apparaissent ici, parfois, salutaires, comme un nœud rigide qui retient le cordage qui nous échappe de temps en temps. Malgré leur caractère changeant, au gré des avancées de l’épidémie, ils soutiennent l’expérience des marins sur le pont. Quand le beau temps reviendra, quand les vagues seront passées, il faudra saisir cette opportunité de penser. Saisir le kairos au cœur du chronos. Enterrer la hache de guerre pour mieux reconstruire la paix. Quitter l’urgence de l’éthique pour repenser une éthique de l’urgence, une fois de plus, et surement pas la dernière fois. Serait-ce ainsi que l’on ressent, que l’on pratique et que l’on vit l’éthique du soin ?

Examen clinique

René Théophile Hyacinthe Laennec, inventeur du stéthoscope, en pleine auscultation.

Conscient et adapté, vigile et orienté.
Constantes bien normées, bonne hémodynamique.
Bruits du cœur réguliers, sans souffle et eucardiques,
Pas de pointe déviée, tous les pouls sont palpés.

Ventile en air ambiant, normopnée, eupnéique,
Au son des murmures, audibles, symétriques.
Abdomen souple, dépressible indolore,
Pas de cicatrice sur l’ensemble du corps.

Lucide et cohérent, pupilles réactives,
Sans aucun déficit sensitivomoteur,
Réflexes un peu vifs, petit moment rieur.

Des pieds à la tête, la clinique attentive
Fait le tour d’un être, et d’un autre contact,
Rencontre deux âmes au sein d’un précieux pacte.

Accompagner

Elles ont la mine grave, les regards bas, et le silence lourd. Une fille à sa droite, l’autre à sa gauche, elles la soutiennent et se consolent à la fois. Les larmes dignes, discrètes, du coin de l’œil. Elle a presque 90 ans, les yeux rougis, cernés, épuisés. Entre un reniflement et un raclement de gorge, elle lutte pour rassembler son énergie en murmurant un « bon », aussi puissant qu’un hurlement de douleur.

Je me souviens. C’était mon premier jour comme interne en médecine générale chez le généraliste. A peine arrivé au cabinet, nous étions grimpés dans la voiture du médecin, et avions traversé quelques routes semi-rurales. Une jolie maison, entourée de fleurs qui ponctuaient un petit jardin cerclé d’un demi-muret. Le portail légèrement grinçant à ouvrir « en tirant vers toi, car la petite pente du jardin bloquerait l’ouverture si tu poussais » m’avait fait remarquer mon maitre de stage. Pragmatique, bienveillant, avec le sens (et l’importance !) du détail.

En haut de l’escalier (le rez-de-chaussée n’étant constitué que du garage), la porte d’entrée n’était pas fermée à clef. Nous sommes entrés dans un petit couloir, respirant l’odeur caractéristique mais toujours singulière des vieilles maisons, scrutant du coin de l’œil les sempiternels tapis, l’imposante table de bois de la salle à la manger, ou les multiples photos souvenirs sur les buffets en chêne massif. Et, tout en entrant, le médecin nous annonçait « Bonjour, c’est le docteur C. ! ».

Pendant le trajet, mon maitre de stage m’avait raconté la situation médicale de l’homme que nous allions visiter. Monsieur R. était un homme de près de 90 ans, souffrant notamment d’une insuffisance cardiaque sévère dont il sortait justement d’une hospitalisation de plusieurs semaines. L’objet de la visite était justement de faire le point sur sa sortie. Et il y avait de quoi faire…

Il était leur médecin généraliste depuis presque 20 ans. Cela se devinait tout de suite au rapport qu’ils avaient, monsieur R, sa femme, et lui. Monsieur R. nous attendait assis dans son fauteuil, habillé, les jambes un peu gonflées et rosées, mais souriant et alerte. Il nous a raconté son hospitalisation, la fatigue, le bonheur mitigé de rentrer chez soi, car, disait-il, il se sentait un peu perdu. Sa femme, inquiète, acquiesçait derrière lui, bien qu’elle était contente qu’il soit de retour. Nous l’avions examiné, entendu les discrets crépitants assez permanents dans les bases de ses poumons (marqueurs de l’atteinte irréversible du cœur), refait les ordonnances, revu la coordination des infirmières, ajusté également les antalgiques de sa femme qui, si elle ne disait rien, souffrait de douleurs articulaires. Et surtout, rassurer, beaucoup, sur le retour à domicile, le temps d’adaptation, les aides qui reprenaient, le cours de la vie qui continuerait.

Avec une petite phrase, une caresse au petit chien d’une des filles en vacances qui venait nous renifler les jambes, nous avons pris congé, en rassénérant une fois de plus Madame R. dans l’entrée. Je me souviens des odeurs printanières du petit jardin, des fleurs et de ces marches d’escaliers. Elles m’avaient fait tristement penser au fait qu’elles ne devaient plus être parcourues très souvent par les habitants de cette maison, comme coincés en haut d’une tour où, toutefois, ils semblaient heureux ensemble.

Nous sommes revenus un mois plus tard. Monsieur R. nous attendait dans sa chambre, tout juste habillé, mais la respiration un peu sifflante, notamment lorsque ses phrases étaient un peu trop longues. Cela recommençait, il avait dû rajouter un oreiller la nuit, et les déplacements étaient un peu difficiles. Les jambes étaient un peu plus grosses, et l’une particulièrement rouge, sans fièvre. Les poumons murmuraient comme toujours, en crépitant un peu, comme de petits pas dans la neige, sans différence flagrante avec la dernière fois. Nous avions proposé une surveillance, réajusté les doses d’un de ses traitements, fait faire une prise de sang, mis en place un antibiotique pour la plausible infection de la jambe et pris rendez-vous pour la semaine suivante. Nous étions un peu hésitants sur le chemin du retour. Nous avions discuté de la place des BNP, un marqueur sanguin, dans le suivi de l’insuffisance cardiaque en ville. Verdict : bof.

La semaine suivante, nous trouvions Monsieur R. dans son salon, sur son fauteuil habituel. Nous avions croisé l’infirmière dans l’entrée qui venait de l’aider à se laver, avec laquelle nous avons pris quelques instants pour s’accorder sur la surveillance du poids (un élément très important dans le suivi de l’insuffisance cardiaque dont nous suspections une nouvelle poussée). Monsieur R. parlait relativement bien, l’auscultation était inchangée, les jambes toujours gonflées, mais l’infection semblait passée. Nous temporisions, rassurant juste assez pour le maintien à domicile, mais n’excluant pas non plus la perspective d’une hospitalisation. Cette idée semblait peu enviable pour monsieur R.

Les semaines passèrent, jusqu’au premier épisode de canicule, où la situation médicale de monsieur R. nous a un peu plus alarmés. L’augmentation du traitement ne suffisait pas tout à fait à endiguer les symptômes d’insuffisance cardiaque. Monsieur R. nous accueillait en sous-vêtement, trop fatigué pour s’habiller, les pieds dans des scandales dont les lanières semblaient s’incruster dans ses chevilles tant elles étaient gonflées. Nous lui avons proposé l’hospitalisation, qu’il a refusé, arguant vouloir attendre encore un peu. « J’en ai assez », a-t-il lâché, une fois. Sa femme a frissonné. Au téléphone, elle nous avait confié qu’il mangeait peu, dormait beaucoup, semblait toujours fatigué. Nous avons pris un moment pour discuter, informer, et s’entendre. Pas d’hospitalisation cette fois, mais si les choses ne s’arrangeaient pas, il acceptait d’aller à l’hôpital.

Avec le deuxième épisode caniculaire, les choses ne se sont pas arrangées. Monsieur R. a finalement été hospitalisé en cardiologie pour une poussée d’insuffisance cardiaque sur un cœur par ailleurs déjà très fatigué. Et puis, un jour de montagnes russes émotionnelles du fait de consultations particulièrement chargées, mon maitre de stage m’informa, le cœur lourd, que monsieur R. était décédé. Et que ses filles l’avaient appelé pour lui demander de voir leur mère, au plus mal.

C’est ainsi que nous nous retrouvons, au cours d’une journée déjà intense, au cœur d’un silence assourdissant. Avec les « bon » de contenance de madame R. entre ses deux filles, face aux deux soignants bien impuissants à adoucir la souffrance ultime qu’elle peut ressentir. Avec les propos toujours difficiles, qui essayent de poser des mots sur les maux, de rappeler les souvenirs, d’initier un long travail de deuil. Avec la rencontre d’une douleur immense, et quelques conseils tant que faire se peut, pour laisser entrevoir un apaisement. Pas tout de suite, pas facilement, mais plus tard, peut-être, très doucement. Aujourd’hui, et les prochains jours, seront au recueillement, aux larmes, et aux « bon » qui en diront beaucoup plus long.

Nos propres larmes au bord des yeux, nous ne pouvions qu’accueillir, entendre, deviner presque la tourmente derrière les soupirs et le silence. Amorcer quelques phrases et les laisser trouver un écho quelque part, au-delà du bureau médical. Un peu perdus. Que dire ? Que faire ? Que « soigner » ?

Que voulez-vous dire à une femme de 90 ans, du haut de vos 60, 40 ou même 20 ans, sur ce que c’est de perdre un être avec lequel vous avez traversé presque 70 ans de vie commune ? Que voulez-vous apaiser, moins de 48h après la mort de la personne auprès de laquelle vous avez cheminé la majeure partie de votre existence ? Quels mots entendre, attendre ou prononcer, devant la tragédie la plus universelle, inéluctable et inacceptable de la vie ?

*

Encore une fois, les lacunes des 6 premières années de la formation médicale apparaissent. Le deuil appartient aux 362 items du programme des ECNi, bien qu’il soit sans doute peu travaillé, et peu interrogé en cas clinique, excepté pour ne pas omettre de le distinguer d’un deuil dit « compliqué » (d’un épisode dépressif par exemple). Le chapitre dans le collège de psychiatrie [1] est assez sommaire (bien que les chapitres de ce collège soient souvent remarquablement rédigés). Il nous encourage à expliquer le processus du deuil, et à laisser entrevoir à la personne qu’elle va petit à petit réorganiser sa vie malgré la perte du proche défunt.

Le processus du deuil est modélisé de différente manière. Michel Hanus, inscrit dans une approche plutôt psychodynamique, propose une description en 3 phases, très actuelle. La phase initiale est marquée par le choc de l’annonce. Elle peut se traduire par un état d’hébétude avec sidération, ou par un état d’agitation à type de fuite. Elle peut comprendre du déni ou de la colère envers le défunt. Elle dure rarement plus d’une semaine. Vient ensuite la phase centrale, correspondant à un état similaire à celui d’un épisode dépressif caractérisé, et pouvant évoluer jusqu’à 6 à 12 mois. Durant cette étape, il n’est pas rare d’observer que la personne endeuillée puisse, plus ou moins consciemment, imiter des comportements ou même des symptômes que présentaient la personne décédée. Enfin, on accède à la phase de résolution, où survient l’acceptation de la perte, l’adaptation à un monde dont le défunt est désormais absent, et un réinvestissement de la personne dans de nouvelles activités (phénomène de décathexis [2] : retirer l’investissement, l’énergie et l’affectivité jusque là consacrés à la personne décédée pour un réinvestissement libidinal).

Un courant plus cognitivo-comportemental explicité par le Dr. Alain Sauteraud détache le deuil d’un processus traumatique ou d’une authentique dépression [3]. Les objectifs de la thérapie cognitivo-comportementale sont de permettre l’acceptation de la réalité de la perte, d’accepter de ressentir la douleur du deuil, de s’ajuster dans un environnement où le défunt est absent, et de relocaliser le défunt et continuer à réinvestir [4]. Le rythme proposé consiste en une séance par semaine en pleine souffrance, puis plus espacé. Les 2 premières séances sont considérées « à risque » et nécessiteraient de « prévoir la suite » en suggérant aux patients qu’ils peuvent être très tourmentés et qu’ils devraient en parler à la prochaine séance, s’ils le souhaitent. Il propose également un feed-back en fin de séance (« ai-je dit quelque chose qui vous ait choqué ou blessé ? ») ainsi qu’en début de séance suivante (« comment vous êtes-vous senti en sortant de chez moi la dernière fois ? »).

Le deuil de la personne âgé se complexifie davantage car il s’articule avec le processus de deuil de la personne quant à l’approche de sa propre mort [5]. Il ramène également avec lui les pertes du passé, parfois non parfaitement « métabolisées ». Il entraine parfois également un certain nombre de vulnérabilités supplémentaires : isolement, précarité, complications somatiques ou psychiatriques, handicap, etc. Si le facteur principal qu’est la personnalité de la personne endeuillée a un impact sur le vécu du deuil, la perte d’un être d’autant plus proche (conjoint, voir enfant) se rajoute à la « douleur morale » que constitue le deuil.

Dans un article de La Revue Du Praticien, il est affirmé que l’accompagnement du deuil n’a pas pour objectif de faire l’économie de la tristesse ou de l’inconfort nécessités par le travail de deuil. Avant le décès, il est conseillé de favoriser la présence des proches tant auprès du patient que dans l’explicitation et la mise en place des soins. Après le décès, une annonce avec tact est toujours de mise, rapportant les paroles et gestes du mourant. Il faut exprimer de l’empathie, présenter ses condoléances en tant que soignant. Il est préconisé d’encourager à annoncer le décès à toute la famille, y compris les personnes supposées « fragiles » (enfants, personnes âgées) notamment pour leur permettre de choisir ou non d’assister aux funérailles. Informer les sujets endeuillés des affects qu’ils peuvent ressentir et des aides qui peuvent leur être proposées. Et prévoir une consultation à distance. Selon l’importance de la détresse, un soutien psychologique individuel ou de groupe peut être proposé, accompagné ou non d’un traitement médicamenteux ponctuel contre une anxiété majeure ou des troubles du sommeil [6].

L’attitude à adopter est une question éternelle et récurrente en médecine. S’il existe des conseils d’ordre général, comme manifester de l’empathie ou savoir justement mesurer la juste proximité avec la personne accompagnée (pour éviter les projections, maitriser une forme de contre-transfert, s’affranchir du jugement, lui laisser un espace de bienveillance où évoluer…), il n’existera jamais de « recette » comportementale, cognitive et relationnelle toute faite, applicable à toutes les situations. Voilà qui repousse probablement les fantasmes d’une intelligence artificielle dans l’état actuel des connaissances. Et qui nous invite à une vision plus intégrative, plus mesurée, et plus méditative de la relation de soin. Comme par exemple avec ces propos de Michel Hanus (dont je mets en gras certains passages) :

« La première base éthique de l’accompagnement de ces personnes est de respecter leur souffrance, ce qui veut dire ne jamais penser devoir ou pouvoir les consoler. D’autres positions éthiques sont requises par les composantes même de l’accompagnement ; nous les envisagerons. Mais peut-on aider efficacement, éthiquement, quelqu’un que l’on ne comprend pas réellement. Si la première base éthique est le respect de l’autre dans sa souffrance, la seconde est la compréhension ce qui signifie une connaissance suffisante, sur le plan intellectuel, cognitif et sur le plan affectif, celui du cœur, des états de deuil. Le deuil et sa souffrance sont des vécus où s’articulent incessamment l’apprentissage des connaissances et la confrontation aux réalités concrètes du terrain qui ne cessent d’interroger ces connaissances, de les enrichir ou de les rectifier.

Ce qui unit ces deux piliers éthiques du respect et de la connaissance est la distanciation intérieure entre son propre vécu de pertes et de deuil et celui de l’endeuillé accompagné. C’est au fil d’un travail psychique intérieur que chaque accompagnant réalise que l’autre n’est pas comme lui, que chaque deuil est particulier du fait que chaque relation – ici celle qui unit le défunt à la personne en deuil – est unique et que c’est la nature de cette relation singulière et ambivalente qui a la plus grande influence sur le déroulement, le vécu et les issues du deuil » [7].

Enfin, le médecin généraliste est probablement l’un des médecins pour lesquels le deuil introduit le plus d’enjeux et d’attentes de la part des proches endeuillés. La formation à l’accompagnement du deuil, puisque le cursus médical est quasi essentiellement hospitalier, ne saurait rendre compte du « déplacement des rôles » [8], de ces attentes particulières en lien avec un suivi et une prise en charge globale qui revient, la plupart du temps, au médecin généraliste.

Le deuil est un phénomène d’une grande singularité à l’échelle individuelle. Il trouve également une résonnance comme phénomène social. Son accompagnement demande ainsi à articuler unicité et collectivité. Il arrive parfois que les soignants eux-mêmes doivent être soutenus. Nous ne sommes finalement, toutes et tous, que des êtres humains.

[1]          Collège national des Universitaires de Psychiatrie (France), Association pour l’enseignement de la sémiologie psychiatrique (France), Collège universitaire national des enseignants en addictologie (France). Référentiel de psychiatrie et addictologie: psychiatrie de l’adulte, psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, addictologie. 2016.

[2]          Bourgeois M-L. Le deuil aujourd’hui. Introduction. Annales Médico-Psychologiques, Revue Psychiatrique 2013;171:155–7. doi:10.1016/j.amp.2013.01.022.

[3]          Sauteraud A. Vivre après ta mort : Psychologie du deuil. ODILE JACOB edition. Paris: Editions Odile Jacob; 2012.

[4]          Worden PhD ABPP JW. Grief Counseling and Grief Therapy, Fourth Edition: A Handbook for the Mental Health Practitioner. 4 edition. New York, NY: Springer Publishing Company; 2008.

[5]          Clément J-P. Quelques considérations sur le deuil de la personne âgée. Etudes sur la mort 2009;n° 135:33–9.

[6]          Angladette L, Consoli SM. Deuil normal et pathologique. LA REVUE DU PRATICIEN 2004:7.

[7]          Hanus M. Éthique et accompagnement des personnes en deuil | article | Espace éthique/Ile-de-France. Espace Ethique Île de France 2010. http://www.espace-ethique.org/ressources/article/ethique-et-accompagnement-des-personnes-en-deuil.

[8]          Ladevèze M, Levasseur G. Le médecin généraliste et la mort de ses patients. Pratiques et Organisation des Soins 2010;Vol. 41:65–72.

Le retard à tout prix !

Le bras en écharpe, il s’est levé depuis la salle d’attente avec un léger sourire. Il a traversé la pièce, a attrapé avec son bras droit la main tendue du médecin généraliste, puis la mienne.

« Je vous présente Litthé, mon interne. C’est lui qui va diriger la consultation : vous êtes d’accord ? »

Il acquiesce en souriant, et entre dans la pièce de consultation. Je le suis. Son regard fait le tour de la salle, il marque un arrêt de quelques secondes avant de se diriger vers le fauteuil qui fait face au bureau. Je m’installe sur l’imposante chaise, de l’autre côté, et le médecin généraliste prend place sur une autre, plus petite, plus en retrait. Pendant quelques secondes, qu’il me semble toujours intéressantes à laisser, un silence s’invite.

Les regards vont et viennent. Les murs, le bureau, l’ordinateur, le médecin, son interne. Le bras drapé, le visage, l’allure, le positionnement, les affaires. Chacun s’évalue silencieusement. On dit souvent que les 20 premières secondes sont assez prédictives de la qualité de la relation qui va opérer. Autant leur laisser le champ libre pour être, sans autre influence que tout ce qu’on ne pourra peut-être pas changer : les âges, les sexes, et tous les indices qui suggèrent les personnalités qui vont se rencontrer.

Parfois, un sourcil interrogateur du patient se lève, et une question du type « que pouvons-nous faire pour vous ? » ou un plus simple « nous vous écoutons » est prononcé(e). D’autres fois, comme ce jour-là, c’est le patient lui-même qui prend l’initiative d’expliquer ce qui l’amène à consulter. Ou qui s’inquiète, en disant, par exemple : « vous voulez la carte vitale ? ».

Monsieur L. a une quarantaine d’années. Il consulte habituellement un autre médecin généraliste, actuellement en vacances. Il y a une dizaine de jours, il est venu nous consulter pour une vilaine blessure à l’occasion de la reprise du sport en musculation. Le diagnostic de déchirure musculaire a été posé, et un arrêt de travail, se terminant bientôt, a été prescrit. Outre un arrêt récent de tabac et la résolution d’un trouble de l’usage de l’alcool, il ne présente pas d’antécédents particuliers. Il nous explique que malgré les antalgiques et l’immobilisation douce, son biceps lui fait encore très mal. Nous savons qu’il travaille comme préparateur de commande dans une société qui expédie des produits lourds, mais il ne parle pas de son arrêt.

Nous discutons un peu. Je reprends l’histoire de la blessure. Je l’examine : le biceps est douloureux en pleine masse musculaire, à l’écart de toute articulation ou tendon, et les mouvements sont encore très douloureux. La consultation se présente simplement. Nous discutons de la gestion de la douleur et de l’introduction d’autres antalgiques. Monsieur L. parle poliment. Il a l’air presque détendu. Et c’est presque l’air de rien qu’après un moment de silence, il ajoute quelque chose.

« Au fait docteur, je ne sais pas s’il faut que je vous le dise, mais je viens de me séparer de ma femme ».

Et là, la consultation devint tout autre. Nous étions probablement entrés dans « le vif du sujet ». Je ne nie pas l’existence de la déchirure musculaire, ni de la douleur, bien réelles. Mais il y a des douleurs invisibles, impalpables, et que seule la confidence révèle. Nous avons alors pris le temps de l’écouter nous raconter ce passage de sa vie, la rupture de moins d’un jour ou deux, les répercussions qu’il rumine, pour son fils, sa femme, sa vie. Nous n’avons rien fait, rien proposé, rien médicalisé. Il voulait « quelque chose pour se sentir mieux », tout en acceptant l’idée que c’était peut-être normal de ne pas se sentir bien en ce moment, et que peut-être que quelques jours de plus à laisser évoluer les choses seraient justes

On lui a proposé de prolonger son arrêt de travail, notamment parce que son bras était peu compatible avec son métier pour le moment. Il a eu l’air surpris. Il a accepté, bien que ce n’était pas ce qu’il était venu chercher. Il est reparti avec son léger sourire, conscient qu’en cas de besoin, même s’il s’agissait simplement de nous dire comment la situation se transformait, il était le bienvenu. Il a répété, en sortant : « merci, je prendrais rendez-vous ».

Nous sommes bien restés presque 45 minutes avec cet homme qui en avait besoin. Dans la même journée, nous avons passé 1h avec un patient subissant une addiction à l’alcool et voyant sa famille exploser tout récemment. Nous avions écouté une bonne demi-heure une femme à qui nous avions simplement dit « vous avez l’air fatiguée », et qui s’est mise à pleurer. Nous avons pris encore une heure avec la dernière consultation de la journée, une femme percluse de douleurs, à qui d’autres avaient probablement dit « c’est dans la tête, ma bonne dame », et qui venait entendre qu’un être humain, c’est un corps et une tête qui ne font qu’un, et que l’un(e) ne peut exister sans l’autre.

Ce sont probablement les consultations qui me fascinent le plus. Elles sont particulièrement difficiles. De temps en temps, elles nous mettent à genoux, patients comme soignants (et alors peut-être sommes-nous au même niveau ?). Elles nous renvoient à notre impuissance, parfois. A notre condition humaine, si vulnérable, si subtile, et pourtant toujours écartelée entre nos désirs, les contraintes et la contingence.

Lorsqu’il faut lier le corps et la tête : palper le muscle d’un bras, entendre le couple qui se déchire (lui aussi…). Gérer les traitements de douleurs diffuses, et d’un moral en souffrance. Accompagner un homme brisé par l’alcool à tenter de se reconstruire avec (et contre) sa propre ambivalence. Dépasser les pauvres 15 à 20 minutes de consultation, pour une somme proprement dérisoire, pour ne pas faire d’abattage, mais rassembler les morceaux, tenter de comprendre le puzzle, encourager les pièces à se retrouver, accompagner vers l’unité, le tout, le global. Quand on y parvient.

Je ne sais pas si nos décideurs en santé et nos politiques connaissent cet exercice si subtil de la médecine générale. Je ne sais pas ce qu’ils imaginent en proposant un forfait « consultation longue », une ROSP aux objectifs parfois bien étranges, et quelques gratifications ridicules au regard de la réalité du métier. Car notre journée de consultation, avec tout ce retard, c’est le généraliste qui m’encadre, très investi dans la prise en charge de ses patients (puisqu’il prend du retard sans se poser de question) qui m’a affirmé d’un air triste : « ce n’est pas rentable ».

Comment voulez-vous être global et rentable à la fois ?

Bien sûr que la santé se pratique à perte. C’est un investissement sans fin. On ne rentabilise pas la santé. On limite les dépenses, en éduquant les gens, en les rendant plus puissants face à la maladie, en prévenant intelligemment la maladie avant qu’elle ne s’installe, en accompagnant réellement les troubles de la santé mentale qui toucheront 1 personne sur 4 sur toute la vie (selon l’OMS). Bien sûr que la santé n’est pas le seul secteur à perte : l’éducation, la justice, la sécurité… ne sauraient être rentables non plus.

Mais la rentabilité, mot clé du XXIe siècle, s’est retrouvée déifiée, laissant la raison dans son ombre. Comme on détache la tête du corps pour l’accabler, comme on dépiaute le corps de chaque organe qu’on scrute à la loupe sans s’occuper du reste, comme on demande aux généralistes d’enchainer les consultations toutes les 10 minutes sous prétexte d’un assistant médical, de 8h à 20h, sans se rendre compte qu’on leur demande simplement de ne plus pratiquer ni de médecine, ni de médecine générale. Mais qu’on leur impose d’être politiquement rentable : tout le monde aura un médecin, même s’il ne le croise que 3 minutes chaque trimestre, et qu’il ne pourra pas, en cas de besoin, compter sur un soignant qui saura dépasser la contrainte du temps pour prendre soin.

On ne prend pas soin quand on a l’impression de ne pas pouvoir pratiquer son métier à la hauteur de sa complexité, de son exigence, et de sa part d’humanité. On ne prend pas soin quand on pense à rentabiliser un système ou son activité avant de penser à soigner correctement. On ne prend pas soin quand on voudrait forcer les soignants à dépasser les limites de ce qu’ils sont capables de faire correctement, avec passion, mais sans soumission à une autorité prescriptrice qui ne regarde que les chiffres, le budget et sa notoriété.

Alors je m’interroge. L’évolution « rentabiliste » du système m’interdira-t-elle de pratiquer une médecine générale comme celle-ci ? Une médecine générale indépendante, libre et humaine. Une médecine générale où chaque décision ne se fait pas parasitée par des objectifs ROSP questionnants, des contraintes de prescriptions motivées par des influences étonnantes, ou des aberrations d’un système trop rigide qu’on apprend malgré nous à tenter de contourner. Une médecine générale où chaque chose prend son temps, de l’entrée dans le cabinet, à la prise de parole, à l’examen, à l’exposé des autres « vrais motifs », à leur écoute, à l’accompagnement, à la « consultation de pallier », et à la poignée de main avant de se dire au revoir.

Et dans l’état actuel des choses, pas sûr qu’en psychiatrie ce soit plus idyllique…

Commencer

Je ne sais pas par où commencer. Je veux simplement l’écrire, coucher ces impressions multiples en un simple récit, pour ne pas oublier. Pour relire un jour, à tête reposée, à cœur écœuré ou l’humeur triste et blasée, ces premiers pas. Ce saut dans le grand bain. Pas si inconnu, car déjà effleuré, il y a quelques années, trois mois à peine. J’étais alors externe, en fin de 4e année, parfait novice en médecine, balbutiant sur la différence entre l’arthrite et l’arthrose, la rigidité spastique ou plastique, sans parler de la catatonie ou de la catalepsie. Aujourd’hui interne de médecine générale (7e année), si je suis à peu près sûr pour le premier, un peu moins hésitant sur le bon mot qui correspond à l’idée se cachant derrière les deux autres, je sais que le fait d’être un peu plus savant ne me rend pas le moins du monde plus compétent. C’est avec cette crainte vaguement irrationnelle d’être détecté comme un immense imposteur, et mille autres angoisses que je commençais mon stage chez le médecin généraliste.

La visite prend un tout autre sens. Fini les couloirs blanc-gris des hôpitaux. Bonjour les routes verdoyantes de la campagne printanière. Les couloirs étroits de maisons plus ou moins anciennes. Les secrets des foyers confiés dans l’entrée. Les documents médicaux en pagaille rangés sur la table en bois massif. Et le chien, la queue battante, qui se frotte à vos jambes. L’inquiétude du conjoint pour le patient visité, conjoint qui souffre aussi, en silence appuyé. L’ordonnance est rédigée, et il arrive qu’un mot soit lancé l’air de rien, tombant dans des oreilles attentives, même si, parfois, la meilleure réponse, c’est de ne rien dire et de ne rien faire. Enfin, il y a, la fameuse carte vitale, étrangeté comptable, qui, encore, me dérange un peu.

Le travail en équipe change du tout au tout. Fini les embouteillages sur les trois ordinateurs de l’ère paléozoïque sur lesquels les quarante-deux soignants tentent en vain de noter leurs mots les uns après les autres. C’est au détour d’une visite qu’on croise une infirmière libérale. C’est à l’EHPAD qu’on croise aide-soignants et infirmières en sous-nombre, psychologue éreinté, cadre désabusé, kinésithérapeute débordé, et d’autres médecins pressés. Mais surtout, ces vieux humains, errants dans des locaux neufs, éteints parfois, attendant la mort, ralentis, parfois figés, la bouche entrouverte devant le plateau repas, quelques tubulures à oxygène branchées ci et là. Et, parmi ces zombies, une soignante qui, d’un sourire étincelant, le regard plongé dans celui d’un presque mort le ramène à la vie, avec des rires et des mots, qu’ils s’échangent soudain, comme une parenthèse de magie qui ferait voler en éclat les poids lourds et raides du temps qui passe sur le corps.

La médecine, peut-être, est restée la même. Le corps fonctionne toujours pareil, dans ses grands systèmes que décrivent scrupuleusement les livres de physiologie. Les maladies, les signes cliniques, les examens, et beaucoup d’autres choses encore ont les mêmes noms. Et en même temps, les maux ne sont pas les mêmes. Pas les mêmes fréquences. Pas les mêmes présentations. Pas les mêmes histoires. Pas le même sens, pour la personne qui vient consulter son médecin, entre dans son bureau, y déverse (ou pas) un peu d’elle, se rhabille et s’en va comme elle est venue. Avec, peut-être, tout autant de questions, un peu plus d’assurance, un peu moins de tristesse, ou rien de tout cela, ou tout autre chose. Elle ne demandera pas où aller, elle ne demandera pas quand elle pourra sortir, elle viendra même d’elle-même après être sorti de l’hôpital, comme pour faire la transition avec la vie qui est la sienne.

La relation semble tellement plus riche. Chaque patient, chaque nom sur l’agenda ou dans les souvenirs, est un contexte, une histoire de vie, un destin funeste ou merveilleux, une parenté ou une descendance, une rencontre particulière, avant d’être, éventuellement, une pathologie. En face à face, c’est un échange : « vous avez l’air mieux que la dernière fois non ? » « Oui, vous aussi vous semblez avoir pris des couleurs, docteur ! ».

C’est une blouse en moins. Un peu plus exposé. Une vieille dame en deuil de la mort brutale inattendue de son mari, qui s’assoit sans rien dire, soupire un peu, esquisse un sourire, et murmure « on fait avec, la vie continue ». Une jeune mère d’une fillette au cœur malade qu’il faut encore envoyer aux urgences, et qui n’en peut plus des hospitalisations qui s’enchaînent. Une grand-mère bouleversée par le divorce difficile de son fils. Un homme qui sort de ses idées noires, et veut tourner la page sur son passé, l’alcool et la cigarette.

Ce sont des combats, beaucoup de bâtons dans les roues, et de petites victoires. De petits coups de pouce, ici et là, sur une histoire qui se passe. Des mains tendues, des mains qui palpent, des mains qui écrivent. Des yeux qui scrutent attentivement, respectueusement, doucement. Des oreilles qui écoutent les mots, les maux et les silences. Un être qui sent, qui ressent, et qui inspire. Une voix qui touche, qui se tait ou qui répond. C’est quelque chose comme ça, faire de la médecine générale. Une rencontre et des retrouvailles entre des êtres humains.

Des certificats, des rhumes et des gastros pour certains. Infiniment plus pour d’autres.

Un certain soin

C’est le matin hivernal d’une longue journée de garde. En semaine, avec mon sénior, nous prenons donc les transmissions du malheureux binôme qui sort d’une garde mouvementée. Leurs voix empâtées amènent d’un ton monocorde entrecoupé de bâillements les informations des patients qu’ils ont hospitalisés dans la petite unité dite de « courte durée » où sont gardé les patients, le temps qu’une équipe plus fraîche leur trouve une place (ou les fasse rentrer chez eux) durant la journée. Il n’y a pas beaucoup de patients, mais les quelques présents sont d’une certaine complexité, au sens de l’urgentiste qui doit, presque avant le diagnostic, avoir à l’esprit la « destination » ou le « devenir » de la personne.

Nos collègues marquent un arrêt sur le prochain patient dont ils vont nous parler. « Alors ce monsieur-là », commencent-ils avec comme une sorte de regain d’énergie dans leurs yeux fatigués. « Ce monsieur a beaucoup occupée l’interne de la journée d’hier, qui est partie vers minuit (alors que sa journée se termine officiellement à 20h) ». C’est alors que, justement, l’interne en question arrive au moment des transmissions, nous salue, et nous informe qu’elle travaille aussi aujourd’hui. La chef sortant de garde lui propose alors de nous raconter l’histoire de ce monsieur.

« Alors, c’est un monsieur de 95 ans, parfaitement autonome : il vit seul chez lui, se fait à manger, fait ses courses ou se fait parfois livrer par sa famille qui est très présente. Il n’a vraiment aucun trouble cognitif, il est même très agréable, on discute facilement avec lui, bref. Il a quelques antécédents, notamment une valve cardiaque (TAVI pour les intimes), un pace-maker sur une maladie de l’oreillette, une hypertension artérielle, une insuffisance rénale chronique au stade III et un anévrisme de l’aorte abdominale chronique de 40 mm. Ce monsieur nous arrive aux urgences pour des douleurs abdominales évoluant depuis 2 jours dans un contexte de constipation qui donc, au départ, ne nous a pas alarmé. Il a eu des laxatifs, un grand lavement, etc. qui n’ont rien donné. En le réexaminant, j’avais le sentiment d’un souffle abdominal et il m’expliquait qu’il était vraiment fatigué. La douleur était, par contre, plutôt bien calmée par du paracétamol. On a fini par lui faire un scanner. Et là, alors que c’était pour moi l’heure de partir, le radiologue m’appelle presque affolé en me disant que son anévrisme est à 70 mm, et probablement au stade pré-fissuraire : il n’y a pas de fuite de produit de contraste, mais un rehaussement de la graisse abdominale et d’autres signes menaçants, et qu’il faut appeler en urgence un chirurgien vasculaire. Tout de suite, je commence par l’interne de chirurgie viscérale qui me donne le contact de CentreVasculaireDuCoin qui eux me disent qu’en effet, il faut l’opérer mais qu’ils n’ont pas le matériel endovasculaire adéquat. J’appelle une série d’hôpitaux dont LePlusProcheCHU, et BonCentreVasculaire qui m’expliquent que l’opérer est trop dangereux, que cela le ferait décompenser ses comorbidités et que le risque de décès est trop grand. Ils me disent de stabiliser la tension, et de le prendre en charge de façon palliative en sachant qu’à tout instant (dans 2 minutes, 3 heures, 5 jours ou 2 semaines) l’anévrisme pouvait se rompre entraînant une mort très rapide. Entre temps, les proches du monsieur étaient rentrés quand on leur avait dit que c’était probablement une constipation, donc il a fallu les rappeler et j’ai préféré attendre qu’ils arrivent pour leur parler. Donc vers minuit, je leur annonce les choses et ils ne veulent surtout pas qu’il soit au courant du pronostic pour ne pas l’inquiéter. J’en avais un peu parlé avec lui sans rentrer dans les détails et il était plutôt réticent à se faire opérer son anévrisme. Donc voilà, on l’a hospitalisé là pour le surveiller, baisser la tension et voir un peu ce qu’on peut faire pour lui… »

Bien. Nous avons donc, ce matin dans nos lits, une sorte de bombe humaine qui menace d’exploser à tout instant, et qui ne le sait pas, et pour laquelle on ne peut, semble-t-il, rien faire. On fait préciser quelques détails. L’interne nous assure avec une sorte de fatalisme qui ne laisse pas de place au doute que l’opération n’est pas possible selon les chirurgiens qu’elle a eut. Elle est restée jusqu’à plus de minuit pour parler avec la famille, et a même dormi sur place puisqu’elle travaillait aujourd’hui et habitait particulièrement loin de l’hôpital. On se quitte sur ces termes d’ingratitude corporatiste pour terminer les transmissions.

Mon chef et moi nous partageons les patients. Et, comme toujours (est-ce une réelle volonté de ma part ou simplement dû au hasard ?) je prends en charge le patient étiqueté « soins palliatifs » qui menace d’exploser. J’appelle dans un premier temps le service de soin palliatif pour leur soumettre la situation, conscient qu’ils ne pourraient jamais le prendre immédiatement mais compte tenu du risque, de la situation familiale en termes d’annonce du pronostic, et de la situation médicale qu’ils sont peut-être amenés à rencontrer, j’espère ainsi pouvoir avoir leur avis. Il faut dire que, ce matin, nous avons le luxe d’avoir peu de patients, donc d’avoir du temps. C’est déjà, étrangement, un premier facteur d’amélioration de la qualité des soins que nous allons pouvoir donner. Le médecin de soins palliatif semble apprécier la situation, le dilemme éthique, mais est attendu pour ses transmissions et me conseille de rappeler tout en envoyant une demande d’hospitalisation. Je rédige le « petit dossier » de 3 bonnes pages et le faxe, puis me dirige vers le patient pour le rencontrer. La chronologie peut paraître étrange, mais dans l’unité de courte durée des urgences, l’aspect « courte durée » (de séjour) prime : il faut impérativement faire sortir les patients pour accueillir les suivants, aucun n’étant, dans l’idéal, destiné à y passer plus d’une nuit…

Je le rencontre. Cheveux blancs, œil vif, sourire aux dents blanches. Il est un peu maigre, et a l’allure fatiguée, mais il est incroyablement présent pour un vieil homme de 95 ans. Nous discutons d’emblée, de sa vie, de la nuit aux urgences, de ce qu’il a compris, de ce qu’il espère. Il sait que c’est grave, même s’il ne sait pas précisément ce qui se passe. Il me demande à plusieurs reprises « quand est-ce que je vais partir ? » avec ce double sens qu’il exploite très bien : partir de l’hôpital ou mourir ? « Et oui docteur, j’ai 95 ans, il faut bien que je parte un jour ». Je l’examine, et je remarque que mes gestes sont encore plus précautionneux, comme si le moindre choc pourrait déclencher la bombe. Mon stéthoscope m’échappe à 2 millimètres de sa poitrine et y tombe. Il me semble que mon cœur manque un battement. J’ai l’image de ces scènes de film caricaturales où l’un des fils de la bombe à désamorcer est coupé, où le son s’arrête, où on fermerait presque les yeux de peur que tout explose. Mais il ne se passe rien. Au cours de la discussion, quand il rit, ou quand il s’émeut, j’ai également ce sentiment d’angoisse infondée. Je me demande : mais comment feront ses proches à le regarder comme je le regarde, en s’imaginant à chaque seconde, à chaque geste, que tout s’arrête brutalement ?

Prenant congé, mes pensées m’envahissent. N’est-ce pas finalement qu’une métaphore accrue de la vie ? On peut mourir à tout instant, foudroyé par la maladie, un accident, ou le hasard. Et pourtant, en avoir une sorte de certitude, médicalement affirmée, nous amène à cette situation insupportable d’une vulnérabilité comme exacerbée, violente et injuste. On passe notre vie à vivre comme si nous n’allions finalement, sinon jamais mourir, au moins mourir dans très longtemps, et quand l’imminence et l’inéluctabilité de la mort nous fait face, toutes nos certitudes s’envolent. Le divertissement Pascalien est inefficace. La volonté de vivre de Nietzsche en prend en coup. Le rappel au stoïcisme se fait presque violent. Mais pire encore, ici, de cet homme qui ignore ce que tous ceux qu’il côtoie redoutent à chaque instant ! Est-ce pire ? Cette posture paternaliste qui certains réconforte, et d’autres indigne ? N’a-t-il pas le droit de savoir, au prix d’une redoutable angoisse, mais d’une conscience accrue des secondes précieuses que la vie lui permet encore ?

Je m’occupe de mes quelques autres patients, et croise la famille du vieil homme dans le couloir. Une petite sœur de 80 ans, et trois de ses quatre enfants. Ils entrent dans sa chambre et je les rejoins quelques minutes plus tard, accompagné d’un étudiant infirmier qui souhaitait venir avec moi. C’est toujours intéressant de regarder comment se positionnent les proches d’un patient à l’hôpital. Il y a une infinité de possibles, et parfois, des attitudes qui peuvent nous suggérer des choses. Je ne sais pas si c’est très standardisé, ni très « standardisable », mais l’intuition (certes parfois trompeuse) offre une certaine lecture. Ici, ses proches se sont écartés. Comme pour « laisser la place » au médecin. Ils restaient debout alors qu’ils auraient pu s’assoir sur les quelques chaines. Comme si le recul était motivé par une sorte de crainte, mais pas suffisante pour s’éloigner définitivement. Comme si la perspective de l’explosion imminente devait laisser la place au soignant de s’interposer, sans rompre le lien avec leur proche malade. Enfin. Je divague, et projette certainement certaines de mes représentations. Je salue tout le monde, y compris, à nouveau, le vieil homme. Nous discutons, tranquillement. Le vieil homme se livre, presque spontanément, sur son rapport à la fin de vie : « piquez-moi si je tombe dans le coma et qu’on ne peut pas me réveiller, ou si je deviens zinzin ». C’est dit sur un ton humoristique, de cet humour qu’on lance avec l’idée, quand même, d’être un peu sérieux, au fond. J’enchaine, sur cette même note mi-humoristique mi-sérieuse, en soulignant que c’est important de savoir ceci, et laisse un temps pour permettre à un secret de se révéler, si le moment paraissait opportun aux personnes en présence. Je sens planer comme une envie, et beaucoup de peur, et je n’insiste pas. En sortant, la famille m’emboite le pas.

La discussion tourne alors au projet. J’évoque les soins palliatifs, mais aussi, la perspective d’un retour à domicile avec quelques aides puisqu’après tout, il est parfaitement autonome et qu’il pourrait très bien avoir le droit de finir sa vie chez lui. Nous discutons calmement. Je fais part de la nécessité qu’il soit informé, davantage en donnant mon avis, ouvert à la discussion, qu’en l’imposant. Je confirme mon intuition, qu’ils en avaient l’intention, mais qu’à minuit, dans le choc de la nouvelle, c’était une décision compliquée pour eux. « C’est très difficile, vous savez, de le regarder, en se disant qu’à tout moment… ». J’accueille. J’écoute. Il n’y a pas de larmes, pas de débordement d’émotions, juste une forme d’angoisse, de tristesse et comme une forme de déni de la mortalité qui se brise. On évoque les différentes possibilités et que nous restons en contact, même téléphonique, pour en confirmer une. En partant, je demande à l’étudiant infirmier ce qu’il voulait observer, et ce qu’il en a pensé. Il vouloir voir comment j’allais aborder les choses. Son retour m’a été précieux.

Rentrant dans le bureau médical, mon regard tombe sur l’affiche présentant le numéro d’un CentreVasculaireDeRéférence avec lequel notre hôpital travaille en étroite collaboration. L’idée de prendre un deuxième avis germe dans mon esprit. D’après les transmissions, plusieurs avis avaient déjà été pris. Et pourtant, un doute abominable réveillait mon alarme bidale. Je ne suis pas chirurgien vasculaire. Les chirurgiens qui se sont prononcés savent ce dont ils parlent. Ont-ils eu toutes les informations, à minuit, pour prendre cette décision ? A 95 ans, il faut bien mourir un jour, mais vaut-il mieux alors vivre un temps incertain avec une épée de Damoclès consciemment au-dessus de la tête, ou peut-être mourir sur une table d’opération pour chasser cette lame le temps qu’il resterait à vivre ? Le ventre grognon, je rappelle les soins palliatifs.

L’accueil est tout autre. Là où il y avait une question éthique, il n’y a plus que de l’indignation. Le médecin en a parlé deux minutes avec ses collègues « parce qu’il a du travail », et considère que la situation est beaucoup trop complexe : il faut au moins que le monsieur soit au courant du pronostic. Et ils ne vont pas prendre un patient qui pourrait très bien rentrer chez lui, et vivre peut-être encore longtemps. « Avez-vous pensé à prendre un deuxième avis ? Parce que des cas comme ça, on en a, et certains se font opérer même après un premier avis négatif et s’en sortent ». Je raccroche. La violence que je ressens de cet appel aux arguments pourtant sensés vient alimenter le concerto tutti fortississimo au fond de mes entrailles.

Je vais trouver ma collègue de la veille. Elle m’explique qu’elle a contacté plusieurs hôpitaux, mais qu’à part le premier centre vasculaire qui lui disait ne pas avoir le matériel nécessaire, elle n’a eu vraiment un avis d’un chirurgien vasculaire que d’un seul centre après plusieurs interlocuteurs. Je lui demande si elle a contacté le CentreVasculaireDeRéférence affiché dans le bureau médical. Vraisemblablement non. Ni une, ni deux, je parle à mon chef de ma volonté de prendre un deuxième avis. Compréhensif et sensible au questionnement éthique, il m’invite à poursuivre.

J’obtiens rapidement un chirurgien frais et réveillé. Je lui présente la situation. Ai-je insisté sur les éléments d’autonomie parfaite, l’absence de trouble cognitif, l’entourage, et l’errance pronostique ? Ai-je bénéficié de son agacement à l’idée de ne pas avoir été le premier interlocuteur, malgré la convention entre nos hôpitaux, et de son désir de se montrer meilleur que ses confrères de l’autre hôpital ? Ai-je simplement expérimenté l’incertitude irréductible d’une demande d’avis sur un cas « zone grise » où plusieurs décisions antagonistes peuvent être rationnellement prises ? « Envoie-moi le scanner, assure-toi que le monsieur est ok pour se faire opérer, je dois prendre un bloc de 2-3h, je te rappelle ». Dans la minute, le scanner était envoyé.

Il était alors 17h. La famille était partie. Le vieil homme m’accueille avec son sourire (« ne souriez pas trop fort, imaginez que l’anévrisme éclate ! » ai-je encore pensé). « Que pensez-vous que je dois-je faire ? » me demande-t-il. Je lui redemande ce qu’il a compris. Il semble avoir lu entre les lignes. Il ne sait peut-être pas que son anévrisme menace de se rompre, mais il sait qu’il a grossi et qu’il est dans une situation inquiétante. Je lui parle de mon contact avec un chirurgien qui réfléchissait à l’opérer. Il me dit son inquiétude de ne pas se réveiller avec l’anesthésie. Mais qu’il est « un battant ». Il me demande ce que j’en pense. Je réponds que je ne suis pas chirurgien, mais que si un chirurgien spécialiste lui propose une opération, c’est qu’il estime que le risque en vaut largement les bénéfices plutôt que de ne rien faire, bien que le choix décisif, c’est, et ce sera toujours, à tout moment, au vieil homme de le faire. Je ne lui promets pas de miracle, ni ne dissimule les risques opératoires importants. Il me dit qu’à bien réfléchir, ce serait dans sa nature et sa volonté de se faire opérer.

Ma garde commence. Je vois chaque patient avec cette tension dans un coin de ma pensée. Je n’ai plus le luxe du temps pour appeler la famille, les prévenir, les faire réfléchir en amont, car un nombre affolant de gens attendent déjà depuis plusieurs heures d’être vu. Le chirurgien me rappelle « on va le prendre, envoie-le-nous en SMUR avec le scanner, on le met en réa ce soir ». J’appelle immédiatement la famille. L’un des fils me demande du temps pour réfléchir et d’appeler l’une de ses sœurs, que je n’ai pas rencontré aujourd’hui, et qui voulait me parler. Nous avons peu de temps. J’appelle la sœur. Elle est au volant de sa voiture. Je lui demande, en la prévenant que ce n’est pas une annonce grave, de se garer le temps de notre conversation. Elle comprend (peut-être pense-t-elle que je fais simplement de la prévention routière ?). J’entends le craquement du frein à main. Je refais le point avec elle sur la situation. Je lui annonce le deuxième avis du chirurgien. J’essaye de répondre à ses inquiétudes : « mais enfin docteur, pouvez-vous m’assurer qu’il ne s’agit pas d’une sorte de cobaye pour entraîner un chirurgien sur une vieille personne ? ». Je dois trouver les mots, sans promettre un succès garanti, sans m’avancer sur mes ignorances en matière de chirurgie vasculaire de l’aorte abdominale, sans créer de décalage entre leurs attentes et ce qui va se passer. Elle me demande mon nom. Elle me demande du temps pour contacter ses frères et sœurs, « au moins 20 minutes ». J’acquiesce. Le temps de faire les papiers, de récupérer le CD du scanner, d’appeler le SMUR… Au bout de 20 minutes : « nous sommes d’accord. D’autant que quand je suis passé, il était prêt à se faire opérer s’il le fallait, vu que vous en aviez parlé avec lui. Merci d’avoir pris le temps de nous appeler et d’avoir pris notre avis ».

Le médecin de la régulation, écoutant l’histoire, commentera d’un air désabusé « mais quelle prise en charge ! ». Il enverra une équipe. Les transmissions seront rapides. En partant, le vieil homme m’arrêtera « Merci beaucoup pour votre gentillesse ». Attendez-donc que ma « gentillesse » ne vous tue sur la table d’opération avant de me remercier. Et il partira éclairer la nuit de lueurs bleutés pour rejoindre son destin vaguement choisi. Et je me mordrais les doigts toute la garde. Et si c’était de l’acharnement ? L’âge fait-il argument de poids dans la décision ? De quelle façon est-il acceptable d’attendre la mort ? Quel est le sens de cette prise en charge ?

Deux jours plus tard, prenant des nouvelles auprès du chirurgien, il m’enverra un message : « On l’a opéré hier il pète la forme! (Pour l’instant). Extubé, sans drogue ».

Transmettre un patient, l’évaluer, décider avec lui et tout son environnement, donner un avis. Tant de paramètres. Tant de variables. Tant d’incertitude irréductible. D’aucun parlent d’intelligence artificielle. Peut-être. Mais il y aura probablement toujours des choix à faire, et à assumer. Des choix qui ne sauraient se résoudre à un dilemme logique. Une part de philosophie, de culture, d’éthique, de personnalité, d’affectivité qu’il est, du moins encore aujourd’hui, impossible de pleinement mesurer. Il y a plein de choses à penser dans cette histoire. Le résidu de médecine paternaliste, finalement encouragé par une famille en état de choc quand au pronostic sombre de leur père, l’éthique des discussions/transmissions médicale, le caractère singulier et fluctuant d’avis en situations ambiguë, l’ambivalence d’une décision du patient, la dépendance peut-être à la relation qui se tisse avec les soignants, et tant d’autres choses encore. Le questionnement déstabilise. La réponse n’est peut-être pas uniquement dans quelques grands mots d’humanismes. Le carrefour entre les sciences « dures », les sciences humaines, les relations, et le hasard aux allures plus ou moins organisées selon les croyances de chacun, est immense et déroutant. Le métier de soignant, c’est parfois aussi celui de porter une inquiétude d’une autre nature à l’égard de ceux qui nous consultent. La certitude absolue, c’est un mirage que notre société vénère avec passion.

« Allo, oui bonjour c’est l’interne des urgences… »

« Oui bonjour c’est l’interne des urgences. Je vous appelle pour vous demander un scanner cérébral pour une patiente de 80 ans, hypertendue, coronarienne sous anticoagulant, qui est tombée en se cognant la tête ce matin et chez qui on voudrait éliminer un saignement intracrânien, s’il vous plait ».

Deux cas de figures. Le radiologue vous l’accepte tout de suite, demande le nom de votre patient, et raccroche. Ou bien, il déclare être débordé, parfois la voix pâteuse d’un réveil précipité, et vous programme le scanner pour la relève. Entre ces deux extrêmes, une infinité de possibilité, avec quelques questions parfois très pertinentes, parfois moins, pour se donner le temps de réfléchir. Si, à l’autre bout du fil, comme moi, vous n’aimez clairement pas le conflit et préférez même parfois perdre de précieuses minutes à argumenter très calmement, sans vous offusquer en balançant pèle-même recommandations, références, propos scandalisés, appel au supérieur (chef, cadre) et autres politesses, quitte à ne pas savoir réagir à un refus ferme de votre interlocuteur, vous n’avez pas fini de passer votre garde au téléphone plutôt qu’auprès de vos patients aux urgences…

« Oui bonjour, c’est l’interne des urgences. Je vous appelle concernant votre maman, qui va mieux, et peut rentrer chez elle. C’est possible pour vous de venir la chercher pour la raccompagner ? »

Ah oui, mais là, tout de suite, c’est compliqué. Car ce que vous ne savez pas, docteur, c’est qu’on sait jamais ce qui peut se passer sur le trajet. Et oui, imaginez qu’il arrive quelque chose. Non, vraiment, une ambulance, se serait quand même plus pratique. Oui, je sais bien qu’elle est parfaitement valide, que son infection urinaire est bien contrôlée, qu’elle est autonome, mais bon, vous imaginez si j’avais un accident en rentrant ? Avec l’ambulance au moins, c’est mieux. Non, vraiment docteur, je vais passer la voir en début d’après midi, mais je ne pourrais pas la raccompagner, une ambulance, ça serait bien. Merci.

« Oui bonjour, c’est l’interne des urgences. Oui, c’est bien moi qui ai vu monsieur Untel. Je comprends bien que vous soyez inquiet, mais est-ce possible pour vous de contacter votre sœur, ou votre mère, ou votre tante qui ont déjà toutes appelé il y a dix minutes pour prendre des nouvelles ? Voilà, et d’essayer de voir entre vous qui appelle parce que malheureusement, nous n’avons pas assez de temps pour tout reprendre et réexpliquer à chacun des membres de la famille toutes les 3 minutes… »

Oui bien sûr, docteur, mais est-ce que vous pourriez juste me dire si… Et c’est reparti pour un tour.

« Oui bonjour, c’est l’interne des urgences (…) alors, je suis désolé, mais on ne peut pas donner d’avis médical par téléphone, si vous avez besoin de consulter en urgences, il faut venir ».

Et malgré la dangerosité d’un avis téléphonique, la personne au bout du fil ne résiste pas à l’envie de vous raconter sa situation, et vous comprenez combien elle est inquiète, mais que, quand même, elle ne sait pas trop si ça nécessite de venir aux urgences. Ou bien, elle voudrait juste entendre que cela peut attendre, que ça va passer, qu’il ne faut pas s’inquiéter. Ou bien, elle voudrait savoir si, si elle venait maintenant, est-ce qu’elle attendrait longtemps ? Est-ce qu’il y a du monde ? Et vous bottez en touche, parce qu’au téléphone on ne donne pas d’avis, trop dangereux, et que la file d’attente aux urgences, d’une minute à l’autre, ça peut passer d’un calme absolu à un chaos inégalé dans l’histoire des urgences.

« Oui, bonjour, c’est l’interne des urgences. Je vous appelle pour savoir s’il ne vous resterait pas un lit pour hospitaliser un patient … »

Là, c’est facile, en période d’épidémie grippale, les services de gériatrie vous répondront tous unanimement « non ». Mais bon, vous appelez quand même, car, sait-on jamais. Or quand une divine place se libère, ce n’est jamais pour très longtemps, et la compétition est rude…

« Oui bonjour, c’est l’interne des urgences. Je vous appelle, après avis du cadre, suite à sa discussion avec vous et conformément à la politique de gestion des lits à l’hôpital, pour vous proposer d’hospitaliser en cardiologie un patient de 30 ans présentant une cellulite de la face. Je suis désolé, il n’y a rien de cardiologique, c’est certain, mais après avis dermato, il est nécessaire de l’hospitaliser pour les 48 premières heures d’antibiothérapie afin de surveiller l’évolution clinique sur la régression de l’éruption. On n’a pas de dermato ici, et tous les autres services sont pleins, y compris les portes. Tout a été fait aux urgences, le scanner, l’initiation, l’avis. Il y a un RDV en ORL demain pour chercher une porte d’entrée, et le numéro du dermato pour le rappeler en cas de pépin… »

Ah oui mais non, c’est scandaleux, c’est pas cardio. Je sais bien qu’on a discuté et qu’en période d’épidémie et d’hôpital sous tension, quand y’a besoin de lits, chaque service doit mettre la main à la pâte, mais là… Attends, je lis le dossier je te rappelle (…). Oui, c’est la cardio. Ecoute, pffff, bon, tu peux rappeler l’ORL pour être sûr qu’ils le prendront bien en consultation demain, qu’on ait rien à faire ? Ok ? Tu me rappelle (…). Oui ? Ah… Ecoute, vraiment je comprends pas pourquoi on l’hospitalise en cardio. Non, on attend personne d’autre sur ce lit. Mais bon. D’ailleurs, tu mets des antibiotiques, amoxicilline ok, mais « acide clavulanique » je me souviens plus, c’est quoi ? Non parce que c’est pas ma spécialité vraiment. Bon je suis obligé de le prendre alors je le prends mais vraiment j’espère que tout est fait hein. C’est scandaleux [bip bip bip].

« Oui bonjour, c’est l’interne des urgences. Je vous appelle à propos d’une des résidentes de votre EHPAD que vous nous avez envoyé. Voilà, je voulais juste voir avec vous pour le retour… »

Ah mais vous savez, ici, on n’a pas d’antibiotique hein. Enfin si mais faut les commander, et ça se fait qu’en début de semaine, donc là, jeudi, ça va être compliqué. Non et puis, pour l’oxygène, je ne sais pas s’il nous reste des bouteilles pleines. Oui vraiment ça a l’air compliqué là comme ça. Vous ne pouvez pas la garder encore quelques jours. Et puis, je ne vous cache pas qu’en ce moment, avec la grippe partout, on fait que ça, envoyer et récupérer des patients des urgences. Et on a encore deux aide-soignants qui se sont arrêtés pour quinze jours-là. Bah oui, des problèmes de dos, mais quand vous êtes deux avec une seule infirmière pour une centaine de résidents cloués au lit par la grippe bah, ça enchaine les soins, comment voulez-vous ? Oui donc bon, pour madame là, écoutez, ça va être compliqué là tout de suite…

« Oui bonjour, c’est l’interne des urgences. Je vous appelle pour savoir si vous avez le compte rendu de l’échographie de madame néphrétique ou si vous pouviez m’en dire un mot éventuellement… »

Et là, l’interne de radiologie, croulant légitimement sous les demandes, s’énerve, puis esquive en disant que son chef n’a pas encore validé, puis raccroche, puis rappelle, puis s’excuse, puis éclate en sanglots. Et à 3h du matin, ou quelque chose comme ça, vous retrouvez une espèce de solidarité presque étonnante, en prenant dix minutes pour l’écouter au bout du fil. Deux inconnus au milieu de l’enfer d’une nuit aux urgences.

Parce que, ne nous leurrons pas. Derrière ces appels, les retours, même négatifs, sont souvent légitimes. Pour l’urgentiste, c’est toujours rageant, car si une partie de son travail étant d’orienter ses patients le plus rapidement et efficacement possible, chaque patient en attente est une charge mentale supplémentaire, une sorte d’angoisse dans la file active, une tâche inachevée qui risque de l’interrompre, ou une transmission à effectuer à l’équipe qui le relayera (et nous savons combien les transmissions peuvent être risquées en terme de pertes d’informations et donc de chances dans la prise en charge).

La question centrale de la gestion des lits, angoisse existentielle des urgences à l’hôpital, est quasi-pathognomonique de ce dont souffre notre système de santé. Personnels réduits (et le peu qui reste travaillant dans des conditions parfois déplorables), moyens réduits, hyperspécialisation des étages (surtout en CHU), logique gestionnaire, double hiérarchie plus traditionnelle que réellement légale entre médecins et « les autres », lourdeur administrative et communicationnelle (coucou les fax à l’ère du numérique…), déficit en structures de soins adaptées aux besoins de la population, et ma maigre expérience du sujet me laisse toutefois penser qu’il y aurait bien plus à en dire.

A côté de ça, on vous pond des assistants médicaux, pour continuer dans la logique gestionnaire et stakhanoviste de la santé, on fait l’autruche sur les besoins exponentiellement croissants en structures pour accueillir les personnes âgées, on prend acte de l’état préoccupant des services de psychiatrie avec une certaine frilosité pour proposer des mesures concrètes, et on fait fleurir les formations de gestion du stress pour les soignants histoire de les responsabiliser sur leur souffrance sans s’attaquer aux sources du problème, qui, surprise, n’est pas vraiment de leur fait. Vous me direz que ça ressemble beaucoup à une sorte de corporatisme de soignant, peut-être. Mais le fait est que, si on malmène ceux qui sont sensés prendre soin, comment voulez-vous qu’ils ne deviennent pas, souvent malgré eux, maltraitant à l’égard des patients ?

En tout cas, même si ce métier n’est clairement pas pour moi, bravo et courage aux urgentistes. Je termine dans quelques semaines, sur les rotules, toujours aussi nul, mais résolument convaincu que je ne remettrais plus jamais les pieds aux urgences après mon internat.

Faire le lien

« Bonjour, nous sommes les Dr. A. et B., nous sommes psychiatres »
« Ah, je suis désolé, mais je ne parle pas aux psychiatres… »
« Ah oui ? Vous voulez bien nous expliquer pourquoi ? »

Et nous voilà, invités à nous assoir, entrant dans le monde inquiétant de monsieur C.. Il nous dira tout du gaz étrange qu’il sent émaner de son nouveau parquet, à l’en rendre malade et diabétique, lui et tout le quartier, où, devant sa propre porte, ont lieu les assassinats, les viols de vierges, les réunions du complot de ceux qui parfois entrent chez lui, dorment dans son lit, utilisent sa salle de bain et empoisonnent sa nourriture. Sa méfiance le quittera même le lendemain, quand nous retournons le voir, et qu’il me dit sur le ton de la confidence, en parlant à peine trop bas pour ne pas que ma collègue psychiatre, une femme cette fois, ne l’entende : « la professeure du service, son parfum m’empoissonne aussi : méfiez-vous des femmes ».

*

Mme D. en a marre. Elle voudrait sortir. Cela fait plusieurs mois qu’elle est à l’hôpital. Récupérée en réanimation à l’issue d’une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse, elle a échoppé d’un long mois de catatonie. Elle a suscité l’intérêt des internistes qui, sitôt le diagnostic d’encéphalite limbique écarté, l’ont jeté comme une vieille paire de chaussettes aux endocrinologues pour équilibrer un diabète et la pousser vers une sortie prématurée devant des troubles neurologiques (dyspraxie, dysphasie, dysarthrie, troubles cognitifs) qui, sous l’effet de stimulations par l’équipe paramédicale et de nos visites régulières semblaient pourtant très progressivement s’amender. Est-ce qu’on peut se poser défenseur de l’autonomie des patients quand on les en prive avec l’intention de les soigner ? Revient-il au patient de susciter en nous notre engagement d’humanité pour horizontaliser une relation de soin (et donc de pouvoir) par nature déséquilibrée ?

*

Monsieur E. est un sans-abri, jeune, d’origine étrangère. Il ne parle pas français. C’est l’interprète, au téléphone, qui nous rapportera avoir des difficultés à traduire, parce qu’il perd le fil de ses pensées, ne finit jamais vraiment les phrases qu’il commence, tient parfois des propos incohérents. Il pleure, il rit, or si ce qu’il dit en pleurant est triste, ce qu’il dit en riant n’est pas drôle. Il se sent si seul. Dieu le forcerait à boire. Et à quitter l’hôpital où il séjourne quelques jours par-ci par-là, et retourne disséminer dans la rue des baciles de Koch qu’il crache par paquet de cent, et ainsi répondre à cette société qui l’oublie en distribuant la tuberculose. Faut-il le contraindre à se soigner ? De quel droit ? Dans quel but ? Et ensuite, on le remettra dehors ?

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Madame F. est arrivée aux urgences en portant un voile et du maquillage par-dessus un hématome. Elle s’est mariée d’amour, même si, parfois, il arrivait qu’il la frappe. Au début, tout semblait rose. Ils sont arrivés en France. Puis il n’a plus voulu qu’elle trav            aille, elle qui rêvait d’être infirmière. Il n’a plus voulu qu’elle reçoive de l’argent et il exigeait qu’elle le lui donne. Il n’a plus voulu qu’elle s’occupe des papiers. Il n’a plus voulu qu’elle sorte sans voile. Il n’a plus voulu lui démontrer d’affection, autrement qu’à travers des coups et des humiliations. Quand ils « faisaient le sexe », il prenait son plaisir, la violentait sans la ménager. Et elle qui n’avait jamais connu d’autres hommes n’avait que cette image de la sexualité. Au cours de l’entretien, l’infirmière qui m’accompagnait a retiré sa blouse parce qu’elle avait chaud. Puis, elle lui a parlé en lâchant « je peux vous dire quelque chose, en tant que femme ? ». J’étais content qu’elle soit là…

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Monsieur G. n’était pas d’accord pour voir les psychiatres. Car les psychiatres n’étaient que des « chinois ». Comme les avocats ou les voleurs. Il le savait, lui qui était prophète et devinait par l’intermédiaire de Dieu qui était « chinois » en réalité. Même que son neveu, qui était le fils de son fils, il avait des doutes. Oh, les « chinois », il n’était pas question d’ethnie. C’était plutôt une nature profonde dans certaines personnes démoniaques. Monsieur G., d’origine Africaine, était venu en France pour récupérer les biens de son père, décédé il y a des années. Mais revenu trop tard et voilà qu’une bande de « chinois » avaient volé son héritage, et que d’autres en blouse blanche lui avaient collé des ressors dans la poitrine pour l’avertir qu’il ne fallait pas qu’il les embête. Qu’à cela ne tienne, il rentrait chez lui en Afrique. Il nous pointera la sortie : « Merci, vous pouvez partir, et ne revenez pas ».

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Monsieur H. est le doyen de sa société africaine matriarcale. Il se doit d’être sage et de mesurer ses propos. Son niveau de langage et de réflexion est incroyable. Pourtant, hier, il s’est mis à chanter à 4h du matin, perdu, hébété. Il s’est déperfusé, a mis du sang partout, s’opposait aux soins et les soignants l’ont grondé. Il n’a aucun souvenir de cet épisode. Il en a très honte, et nous demande de transmettre ses plus solennelles excuses pour ce « malentendu ». Nous le rassurons et laissons la main aux somaticiens pour faire le point sur cet épisode de confusion…

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Monsieur I. vient d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer métastatique. Il se sent foutu. D’ailleurs, il a pleuré devant les équipes qui ont donc appelé les psychiatres de liaison. A croire qu’un homme qui vient d’apprendre qu’il a un cancer et qui pleure serait psychiatrique. Nous le rencontrons. Il n’y a pas d’éléments dépressifs au premier plan. Il nous parle de sa vie, de son souhait de rentrer chez lui, de voir sa chienne, de s’occuper de sa femme pour laquelle il est très inquiet. Il est vrai qu’elle a beaucoup de mal avec l’hospitalisation de son mari. Elle est venue aux urgences avec des idées suicidaires. Elle est persuadée qu’il est un cobaye et qu’on veut le lui enlever. Nous apprendrons ensuite qu’elle a fait euthanasier la chienne, qu’elle possède une arme à feu à la maison, et aurait écrit des courriers rageurs au Président et à la Ministre de la santé pour se faire entendre et témoigner de la maltraitance du service. Monsieur I. pourra probablement rentrer chez lui, tandis que Madame I. nous suivra peut-être quelques temps à l’hôpital…

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En consultation, nous écoutons le jeune J. nous parler de son histoire. Des parents, divorcés, qui se déchirent. Lui, au milieu, qui essaye de les ménager, de ne pas prendre parti, et de supporter une charge qui ne cesse de grandir. Il voit des spécialistes du côté du père, qui ne communiquent pas avec les spécialistes vus du côté de la mère. Les parents s’appellent pour exiger l’arrêt des prises en charges commencées chez les spécialistes de l’autre. Et J., triste, en colère, fatigué, nous laisse entendre qu’il ne profite pas vraiment de la cour de récréation où il n’y a que jeux vidéo et gros mots, trouvant refuge dans le calme des multiples livres d’aventure du CDI (bibliothèque du collège). Gérer son sentiment d’impuissance, et son contre-transfert. Ne pas aller plus vite que le temps…

*

C’est aussi le jeune K., réfugié d’un ailleurs difficile, où il fut victime de torture. En France, relativement intégré, artiste, déprimé. Je vois à sa dermite séborrhéique qu’il cache tant bien que mal sous une mèche de cheveux ce qu’on me confirmera ensuite comme un des signes de son infection au VIH. Ancienne rupture avec son précédent compagnon. Vide affectif et relationnel depuis. Une angoisse à l’idée de renouer des liens avec d’autres personnes, comme s’il ne se sentait pas encore prêt à s’engager à nouveau dans une relation, même éphémère, qui risquerait de le faire souffrir. Tristesse, anhédonie. On lui propose un traitement anti-dépresseur. Il nous répond qu’il ne pense pas en avoir besoin, et qu’il tient à cette part de ténèbres en lui, laquelle, quelque part, lui permet aussi d’exprimer son art. Et nous songeons alors. Que serait le monde sans les souffrances de Baudelaire, de Van Gogh, de Rimbaud, de Verlaine, de De Vinci, de Michel-Ange, et de tant d’autres… ?

*

Que serait le monde sans ce lien, parfois fugace, parfois durable, qui construit les humains en les reliant les uns aux autres ? Ne nous développons-nous pas dans ces relations, qui se créent ou s’évitent, se font et se défont, s’établissent pour la vie ou pour une nuit, demeurent immuables ou se transforment sans arrêt ? N’y a-t-il pas dans le visage de l’Autre, le paradoxe Lévinassien, l’infinité des possibles, des enjeux d’amour, de mort et de pouvoir ?

Addictologie de liaison, psychiatrie de liaison, équipes mobiles douleur, soins palliatifs, infectiologie… L’ère du lien est de plus en plus importante. Que penser quand il revient à une équipe de psychiatrie de liaison de devoir justement faire le lien entre les différents acteurs d’une prise en charge pour que celle-ci devienne une prise en soin ? Quand il revient aux psychiatres d’assumer des fonctions, finalement, de généralistes, au sein d’un hôpital qui oublie que ce n’est peut-être pas aux patients de s’adapter à son organisation, mais plutôt à son organisation de s’adapter aux patients qu’il reçoit ? Qu’à force de protocoles rigides, de soignants éreintés, d’enjeux politiques, de guerres d’égo, de prestige universitaires aux grands projets de recherche, de médecine tronçonnée pour être les meilleurs de la maladie de l’auricule droit, de visée budgéto-centrée, le lien dans la santé est mis en péril ?

Que serait le soin sans ce lien, à bien des niveaux : du patient à ses soignants, des soignants entre eux, de la maladie à la société, du patient au monde, et du monde au spirituel ? Que serait une prise en soin sans ces connexions (une prise en charge ?), ces différents points de vue, ses différents avis qui luttent contre la tendance à l’hyperspécialisation des disciplines médicales, contre le retranchement du médical sans décision partagée, et contre la perte d’une vision moins tranchées, plus globale, plus holistique ? Que serait le soin sans ce lien, garant de la sollicitude de Ricoeur, condition préalable à l’éthique, élément nécessaire au déploiement de notre humanité sur tous les plans (administratif, managérial, médical, individuel…) dans l’art de soigner ?