Des mots et des songes

« – Vous n’avez jamais été hospitalisé ?
–          Non, jamais.
–          Vous êtes sûr ?
–          Oui.
–          Pas d’opérations : appendicite, dent de sagesse, les amygdales, … ?
–          Non, rien de tout ça.
–          Pas d’accidents qui vous auraient conduit aux urgences ? Pas de transfusion ?
–          Non, rien, je vous l’assure. »

Superchef, dossier en main : « Alors, en 1982, opération chirurgicale suite à une blessure à la main droite. Il y a trois ans, épisode de rupture de varices œsophagiennes à trois reprises. Il y a un an, luxation de la rotule. Mais sinon, tu as raison, pas d’antécédents médico-chirurgicaux notables ». En effet …

Quand la maladie devient si futile, si « normale », ou si éloignée dans le temps qu’elle n’est même plus rappelée par la mémoire. Un diabétique, depuis des dizaines d’années, aura souvent tendance à dire qu’il est en « parfaite santé ». De même, un hypertendu suivant un traitement particulier oubliera souvent de le mentionner de lui-même. Ces altérations de santé, pourtant lourdes de conséquences, ne semblent plus vraiment être considérées comme des « problèmes ». Ils vivent avec et, heureusement, arrivent à l’oublier un peu. Ainsi, l’étudiant en médecine peut paraître stupide quand il fait un compte rendu d’interrogatoire à son chef de clinique !

L’interrogatoire, c’est la transformation du médecin en un inspecteur de police. Il faut tout savoir. Tout. Jusqu’à la cause et la date du décès de la femme du pauvre veuf dont les yeux s’humidifient encore rien qu’à dire « non, je vis seul … je suis veuf » quand on lui demande s’il vit avec quelqu’un. Ou encore insister lourdement pour savoir s’il ne prend aucune substance, du cannabis au crack, d’un ton presque accusateur tant il est inquisiteur. Il faut vérifier en posant directement la question s’il n’a pas d’aventures extra-conjugale, et avec quelle contraception. Il faut violer l’intimité de l’autre. De toute façon, à l’examen clinique, il faudrait le déshabiller en entier. Et si le patient commence à s’égarer dans ses réponses, s’il commence à nous raconter qu’il aime son chat, que la pêche à la ligne occupe ses dimanches entre deux parties de pétanques, il faut le couper (parfois un peu durement) pour recentrer l’interrogatoire sur ce dont on a envie de parler.

Autant ne pas faire tenir le suspense, ce n’est pas évident. Surtout quand on aime laisser l’autre finir de parler avant d’en placer une. Surtout quand on a tendance à croire les gens. A respecter leur jardin secret. A être disponible s’ils veulent entrer dans la confidence. A leur laisser le temps de s’exprimer. A leur poser des questions calmement, comme dans une conversation, bien qu’elle reste celle d’un (futur) médecin et d’une personne malade. A préférer une approche douce, leur expliquant que ces questions, parfois douloureuses, ne sont pas là pour remuer le couteau dans la plaie, mais parce que les réponses sont susceptibles d’éclairer le diagnostic. Parce que juger ne fait pas partie des attributions du médecin, ni du personnel soignant. Parce que La Fontaine l’a si bien dit « Patience et longueur de temps font plus que force, ni que rage ».

Parce qu’il faut lire « Le Chœur des Femmes » de Martin Winckler et aller en stage pour acquiescer.

L’épopée de la Blouse

Pliée pêle-mêle dans un sac en bandoulière, elle attendait depuis une semaine en cette obscurité. De temps à autre, un vicieux espoir illuminait son habita tandis qu’une paire de main s’emparait de quelques feuilles sur lesquels, schémas et sémiologie hépatiques se battaient en duel. Mais l’ombre revenait ensuite, et elle demeurait dans cet abime de solitude. Loin le temps où, sur les épaules d’un étudiant en médecine digne de ce nom, elle avait fièrement arpenté les couloirs d’un hôpital, et transformé les regards des patients perdus en une considération lumineuse, logée dans leurs yeux en mydriase. Oui loin. Une semaine auparavant, c’était un petit être insignifiant qui s’était caché sous elle.

Le jour était venu. Son habitacle s’anima de quelques mouvements. Une vague odeur de cheveux encore humides, un zeste de parfum, et le bruit d’une porte qui claqua et de pas précipités sur le sol. Tout s’agita. Propulsé dans un endroit indescriptible, le sol se mit à trembler, et quelques vrombissements plus tard, la blouse entendit les crissements caractéristiques d’une voiture qui gagnerait à passer en révision. Au grand dam du porte-monnaie, et de l’avare carte bleue de l’étudiant fauché comme il se doit. Passons. La pauvre blouse, à cette heure, n’avait guère de crédit à accorder aux histoires d’argents. Était-ce le temps du recyclage, ou pire, de la déchetterie ?

Crapahutée, elle entendait quelques bonjours timides qui rencontrèrent peu de réponse. Une voix apostropha son porteur, le gratifiant d’être aussi matinal et lui proposant un café avec les autres médecins. Manifestement, son porteur s’empourpra mais il accepta. Une odeur de caféine renforcée s’imprégna en elle pendant près d’un bon quart d’heure. Peut-être plus. N’empêche qu’elle savait tout, ou presque, des potins du coin.

Quelques dizaines de minutes plus tard, elle recouvrait un petit étudiant qui, pensant être fier d’avoir travaillé les documents qu’on lui avait fourni la semaine dernière, essayait tant bien que mal de répondre aux questions qu’on lui posait, questions dont les réponses ne se trouvaient ni dans sa mémoire, ni sur ces fameux documents tant relus et tant appris. La blouse se demanda un instant s’il fallait compatir lorsque la Superchef lança à ses deux stagiaires qu’ils n’avaient surement pas assez bossé.

La visite commença. Premiers gestes, percussion. Verdict : à travailler. Premières vraies observations. Verdict : il n’existe guère trop de difficulté à observer ce qu’on nous montre. Et enfin, la blouse se retrouva seule à seule avec un patient pour un interrogatoire. Mais l’étudiant avait quand même plus l’air de faire la causette à son patient, ne le coupant pas en plein milieu de ses longues tirades pour essayer de rediriger l’interrogatoire vers un aspect plus médical. A partir d’une simple question sur d’éventuelles hospitalisations, le patient pouvait en venir à parler des travaux en face de chez lui en 1992 qui l’empêchèrent systématiquement d’être à l’heure au boulot pendant un mois. L’étudiant sembla apprendre que poser des questions pour en récolter les réponses n’était pas un exercice aussi facile qu’il ne le croyait. Dire que la blouse savait qu’il s’était dit, quelques mois auparavant en lisant lui aussi ces blogs de jeunes médecins en herbe pour se donner du courage que lui n’oublierait pas de demander ci et ça, que c’était quand même difficile d’imaginer qu’on puisse omettre de se renseigner sur les allergies ou le nom du médecin traitant suivant le patient … En réalité, le plus délicat, c’était surtout de s’adapter aux réponses du dit patient et d’en tirer la substantifique moelle !

Finalement, alors que l’étudiant aurait peut-être gagné un brin du mérite qui justifiait qu’il soit porté par la blouse, en commençant à examiner son malade mais surtout en finissant son interrogatoire, Superchef revint. Faute d’un autre patient disponible pour le collègue de l’étudiant, à qui la blouse semblait bien mieux aller esthétiquement, Superchef avait décidé de faire le point avec le porteur et de passer à un cours sur l’analyse radiologique. Le compte-rendu bien incomplet de l’étudiant qui ne méritait pas sa blouse passa toutefois sans trop de mal devant la Superchef compréhensive.

Après le cours de radio, Superchef libéra ses stagiaires. Cependant, la blouse aurait pu devenir rouge de honte en accusant, autant que son porteur, les propos de Superchef à l’égard de ses étudiants.

« Par contre, on va se mettre d’accord. Quand je vous demande de travailler les documents que je vous donne, même s’ils ne sont pas extraordinaires, je veux que vous le fassiez. J’ai beaucoup de travail le jeudi matin, et même si vous n’y pouvez rien et que c’est mon devoir de vous former, chose que j’assume parfaitement, je préfère éviter de perdre mon temps inutilement. C’est bien, vous avez réussi le concours de P1, vous êtes en P2. Mais en P2, faut bosser. Ce sont ceux qui commencent dès maintenant qui réussissent à l’ENC. Mais même au-delà de ça, vous devez travailler, et savoir. Sinon, vous deviendrez des médecins médiocres. Et les médecins médiocres, ils tuent des gens. Voilà, à la semaine prochaine, bonne journée ! »

La blouse, rangée pêle-mêle dans son sac, elle entendit. Les pensées du porteur, comme un cri, lui aurait traversé le crâne si elle en aurait été pourvue. Après la rage, le désespoir, la déception de soi, la peur. Car Superchef avait raison. Et même si parfois, elle coupait la parole à certains patients. Et même si parfois, elle était un peu autoritaire avec eux. Et même si je l’avais entendu refuser trop fermement selon moi à un patient un traitement chirurgical, même en sachant cela et en l’ayant vu … elle avait raison. Elle avait réussi. Elle, au moins, elle ne tuerait pas des gens par médiocrité.

Première ligne directrice apprise en médecine : « Les médecins médiocres tuent des gens. Porter la blouse blanche devrait être le mérite de l’excellence ».

Premier interrogatoire : la promesse de la persévérance …

chance-trèfleJour après jour, les mythes s’effondrent. Des idées reçues explosent. L’avenir se teinte de couleurs plus joyeuses. Parfois.

On entend souvent, quand un pauvre lycéen se renseigne tant bien que mal sur les études de médecine, de bien nombreuses facéties. Ah vraiment, la médecine est réservée à l’élite intellectuelle ? Qu’est-ce que j’y fais alors ? Ah, la médecine, c’est une science ? J’espère que non, ou bien, je serai un très mauvais médecin. Les stages en médecine, personne ne s’occupe de toi, tu te fais engueuler à tout bout de champ et ta mission essentielle à la santé publique consiste à trier des dossiers pour les archives ? Non : parfois, il y a des services bien mieux que ça. Pas toujours. Mais ça arrive plus qu’on ne le croit …

Jusqu’à ce jour, je croyais un certain nombre de choses. Je pensais qu’en arrivant ce matin dans le service, esquivant le bloc opératoire de justesse car préférant l’autre versant de la médecine, j’ai essayé de me demander qui des internes ou des externes allait m’apprendre quelque chose. Parce qu’il est bien connu que les chefs de cliniques ont un peu autre chose à faire que de passer du temps avec les deuxième année pour leur petit stage de sémio « que-tout-le-monde-s’en-fou ». A peine embellis par la mythique blouse blanche (peut-être un peu trop grande mais c’est l’hôpital public quand même), qu’une jeune femme dynamique se présenta à mon collègue et moi comme étant la chef de clinique, Superchef. Sourire, politesse, considération, tout y était. Où était le piège ?

Brève présentation du service. Distribution de documents à lire et étudier pour la prochaine fois. Séance d’une demi-heure dans son bureau pour entamer, enfin, les premiers pas dans l’art d’être médecin. Sans se dévêtir de son sourire. L’observation. Point de méprise, l’observation médicale, souvent dévolue aux externes et autres « P2 » que je suis (notez qu’on dit désormais DFGSM 2 mais que c’est un peu long, et que le terme « D2 » désigne l’étudiant en médecine en 4ème année), consiste à consigner l’ensemble des informations relatives au patient, à sa maladie, mais pas seulement : y figurent également, pour ne pas tout citer, ses antécédents, ses allergies, l’histoire de sa maladie, l’examen physique pratiqué, l’interrogatoire, les examens complémentaires, les traitements en cours, le diagnostic, etc. Tout ceci hiérarchisé selon un ordre globalement précis (bel oxymore ? Disons que cela varie en fonction des services/spécialités/enseignants mais qu’en général, un certain ordre est respecté).

Après ce formidable petit topo, j’entamai non sans crainte, ma première véritable expérience d’apprenti docteur : j’allais, avec mon collègue, interroger un patient. J’appréhendais plusieurs choses. En premier lieu, je me demandais comme le patient pouvait prendre le fait qu’on passe de nouveau sa vie au crible, insistant parfois sur des détails qu’on garde généralement pour soi dans la vie de tous les jours  car notamment passablement douloureux (« De quoi sont morts vos proches ? », « Avez-vous un ou plusieurs partenaires avec lequel ou lesquels vous entretenez des relations sexuelles ? », « S’agit-il d’hommes, de femmes, les deux ? », « Consommez-vous de la drogue ? A quelle dose ? Comment ? », « Avez-vous déjà fait une ou plusieurs fausses couches ? » pour n’énumérer que quelques exemples). Sachant que cette enquête presque policière avait déjà été effectuée, la faire refaire au principe de l’exercice et de l’apprentissage de deux jeunes étudiants me culpabilisais un peu. Ensuite, j’allais être confronté à un domaine particulièrement exaltant pour moi qui, peu intéressé par la chirurgie, me plaisais à comprendre l’Autre. Cependant, étais-je vraiment apte à questionner de la sorte ? Comment trouver le bon ton pour aborder des questions sensibles, sans heurter, sans perquisitionner l’intimité de l’être humain en face de soi, cet être qui souffre et qui attend du médecin qu’il le soulage, et non qu’il remue le couteau dans la plaie. Enfin, l’idée de déranger le patient, pour une raison ou pour une autre, n’était pas pour me plaire.

L’homme auquel nous eurent à faire était un patient agréable à souhait. Volontaire, il se prêta à l’exercice avec une surprenante bonne volonté. Si bien que, mon collègue et moi-même ayant recueilli de quoi satisfaire les besoins de notre observation, nous restâmes quelques minutes à plaisanter, s’intéresser à la vie de ce monsieur. En sortant, nous nous sommes retrouvés face à une cohorte de blouses blanches et nous avons pris la tangente pour leur laisser place nette.

Superchef fit son retour et passa une nouvelle demi-heure à nous entendre faire notre première observation orale. Elle corrigea bien de nos maladresses, souligna les lacunes, félicita nos remarques et nous encouragea à progresser. Elle nous demanda de lire les documents et de les apprendre pour la semaine prochaine puis nous souhaita une bonne journée.

En ce qui me concerne, je crois que je vais les apprendre, ces documents. Ce stage ayant lieu tous les Jeudi, l’histoire connu le Jeudi Noir. J’ai trouvé mon Jeudi Blanc.

Premier bloc opératoire : la bilirubine est à l’honneur !

Comme le dit si bien la chanson, « on m’avait dit, ne te pose pas trop de questions … ». Sur le tableau vitré de la faculté, une liste de noms rangés par services d’affectations se dressait, et de ce fait, elle alimentait toutes les conversations entre les étudiants. Certains attendaient le début de leur stage avec impatience, d’autres se lamentaient du service dans lequel ils étaient tombés. D’autres encore, un peu plus indécis, ne savaient trop s’il fallait se réjouir ou pleurer.

J’étais peut-être de ceux-là. Affecté à un centre d’hépato-biliaire pour ce qui devait être un stage de sémiologie, j’espérai que mes connaissances quasi-inexistantes sur le foie et la vésicule biliaire ne seraient pas un trop gros handicap pour profiter au maximum de ces demi-journées hebdomadaires durant lesquelles, j’arpenterai les couloirs d’un service aux fonctions encore obscures. Je me documentais sur les différentes pathologies hépatiques tout de même, sait-on jamais.

Outre les dix minutes nécessaires à mon repérage dans l’hôpital afin de trouver le service adéquat, j’arrivais avec une crainte grandissante : la veille, la description de ce service comme étant un grand centre de chirurgie m’effrayait. Je ne me sentais étrangement pas prêt à affronter le bloc opératoire. A l’inverse de bon nombre de mes camarades qui, à la moindre mention d’un acte chirurgical se sentent à deux pas de l’extase, la chirurgie n’a aucun attrait merveilleux à mes yeux. Plutôt une sorte de difficulté supplémentaire qu’il faut surmonter pour devenir médecin. Jamais chirurgien ? Sans doute, mais ne jamais dire jamais…

Parmi les quatre chefs de cliniques sensés superviser la dizaine de deuxième année de médecine que nous étions, trois étaient chirurgiens et « déjà au bloc » selon la secrétaire. Parmi ces quatre grands personnages, l’un d’entre eux était à San Francisco. Manque de chance, la seule hépatologue non chirurgienne avait décidé de rejoindre le pays du rêve américain cette semaine.

« Aujourd’hui, ça sera donc chirurgie pour tout le monde ! » s’exclama la secrétaire, avec le ton de celle qui est heureuse d’offrir le plus beau cadeau du monde.

Gloups.

Direction donc le fameux vestiaire pour l’habillage stérile d’une dizaine de petits étudiants, la majorité très excitée. Quelques dédales de couloir plus loin, une petite salle, où des hommes et des femmes abandonnaient les vêtements de la vie de tous les jours pour se revêtir entièrement de bleu. Voir de vert. Et porter un masque. Oui, ce genre de petit ustensile qui fait rêver des millions de gens devant leurs téléviseurs quand House, Carter, Sheperd ou Grey se lancent dans une démonstration de leur dextérité du bistouri. Je n’ai pas pu empêcher mon corps de m’envoyer un bref et discret message en faisant trembler mes mains. Ou mon cœur. Ou les deux.

« Aller les enfants, on y va ! » Lança un chirurgien.

Et nous pénétrâmes dans un monde où tout le monde était vêtu de bleu, de vert, de blanc et parfois, recouvert de sang.

[…]

Nous furent dispatchés dans différents blocs opératoires, par groupes de deux ou trois. Avec un camarade, nous rejoignîmes le numéro 7. Un interne ou deux étaient déjà penchés sur une entaille impressionnante d’où allait bientôt se dégager un immense morceau rosé. Et c’était le bloc.

Comme s’il avait lu dans nos pensées affolées, le chirurgien nous présenta l’opération. Ablation des voies biliaires entravées par un cancer.  Et tout en manipulant, en fourrant sa main dans le ventre, en tirant sur des fils, coupant, tranchant, déchirant la chair, déplaçant des organes, il nous interrogea.

« On a découvert ce cancer parce que le patient était tout jaune, ça s’appelle comment ? »

Ouf, facile. Un ictère. Une belle jaunisse, en effet. La peau du patient qui était visible autour du champ était recouverte d’une sorte de film plastique pour les besoins de l’opération. Mais effectivement, on percevait la teinte jaunâtre de l’épiderme. Ma réponse était exacte. Rien d’exaltant juste là. Mes yeux passaient des mains du chirurgien dans le centre stérile qu’il ne fallait approcher sous aucun prétexte, à la télévision qui montrait ce qu’une caméra, fixée sur le champ opératoire, enregistrait. Etrangement, aucun malaise. C’était banal. Comme chez le boucher. Et c’est alors au bout de presque une heure que je me rendis compte que le patient était, tel qu’il était installé, comme déshumanisé. Une sorte de grand drap vert le recouvrait totalement, excepté au niveau de l’opération. Même l’infirmière assistante installait du matériel sur ses jambes.

« A quoi c’est dû, l’ictère ? »

Je béni le ciel d’avoir fait l’effort de faire quelques recherches. La dégradation du sang, en partie assurée par le foie, produit de la bilirubine qui est excrétée par le foie au niveau de la bile. Lorsque cette dernière ne peut plus s’écouler pour une raison mécanique ou métabolique, la bilirubine peut être reconduite dans la circulation sanguine. Or, la bilirubine donne notamment une teinte jaune/marron aux selles. De fait, le patient n’étant plus capable d’éliminer la bilirubine jaunit. Ma réponse eut l’air de convenir au chirurgien.

« Et le cancer du foie, il se dissémine où le plus souvent ? »

J’appelais à l’aide mon collègue. Blanc. Alors je citais poumon, car ça me semblait évident, de même que ganglion. Je tentais cerveau. C’était non pour les reins, non encore pour le pancréas, la vésicule biliaire et la rate que tenta mon collègue. Et là, deuxième illumination de mes petites et maigres recherches : le péritoine !

Au bout d’un moment, quand même, je suis allé de l’autre côté du drap. J’ai alors vu l’être sous les scalpels. Un homme aux cheveux grisonnants. Comme il y en a des millions dans le monde. J’ai frissonné. Je prenais enfin conscience que cet amas de viscère sur l’écran haute résolution, ce n’était pas juste un morceau de viande. C’était ce cœur qui battait à 80bpm. C’était même bien plus que ça. Puis je restais quelques heures debout, à attendre, et voir ce qu’on me permettait de voir …

Ambiance étrange. Une infirmière à l’organisation impressionnante. Des chirurgiens qui avaient la décence de ne pas parler de leurs vacances en plein milieu de l’opération. L’arrivée du chef de service en plein milieu, qui prit part à l’opération. Son caractère un peu trop sec à mon gout, perdant parfois l’usage de la politesse, exigeant certaines choses plus qu’il ne le demandait. Et personne qui ne disait rien.

Mais la bilirubine … Ah ! La bilirubine !

Robert voudrait mourir …

Il était une fois Robert. Robert a vécu près de 82 ans comme tout le monde. Il est né quelque part en Auvergne, a connu une enfance heureuse bien que sombre étant donné les temps qui courraient à l’époque. Mais il a grandi, est devenu mécanicien et est tombé amoureux de Marceline avec qui il est parti de sa région natale. Il s’est marié, a fait des enfants, a visité quelques régions de France et du monde. Il est tombé malade, quelques fois, et s’est toujours relevé. Il a connu des coups durs entre les joies. Il a vu ses enfants partir, et revenir avec leurs enfants à eux. Il a pris sa retraite et a voyagé avec Marceline. Il a fait du sport tout au long de sa vie. Il a bien mangé aussi. On ne peut pas dire qu’il a eu une vie parfaite, qu’est-ce donc qu’une vie parfaite ? Mais il a vécu heureux sans doute. Et puis un jour, le cholestérol peut-être, et c’est l’AVC. Robert s’est réveillé à l’hôpital, diminué, affaibli et sans autre avenir qu’une chaise roulante qu’il est à peine capable de déplacer seul, malgré la commande électrique. Et les escarres à répétition. Et les trois cent cinquante pilules à engloutir toute la journée. Et la dépendance pour aller se laver, aux toilettes, s’habiller, se coucher ou pour manger. Cette sensation de ne vivre « plus qu’à moitié ». Cette lassitude, tous les matins, au réveil. Quand on sait la longue journée d’attente qui arrive. Quand on sait qu’on s’ennuiera, toute la journée. Mais le pire … le pire c’est le regard de Marceline. Ce sont les regards des enfants. Ce sont les regards de ses proches. De tout le monde. De la pitié, de la désolation, de l’impuissance. Et à travers le reflet de leurs prunelles, Robert voit ce qu’il est devenu : un demi-homme. Un boulet que l’on traine. Oh non, ils ne veulent pas le voir partir. N’empêche que, si cela arrivait, combien de temps s’écoulerait-il avant qu’ils ne se disent « C’est surement mieux ainsi, sa souffrance a pris fin ». Si bien que, de fil en aiguille, Robert prend conscience d’une chose : il veut mourir.

L’euthanasie.

« Eu- » est un préfixe souvent utilisé pour dire « bien » ou « vrai ». Par exemple, eucaryote quand on parle d’une cellule signifie une cellule qui possède un « vrai noyau » par opposition aux « procaryote » qui n’en ont pas. Dans la mythologie grecque, Thanatos est la personnification de la mort. On est donc en présence d’un mot qui signifierait, en quelque sorte « vraie mort » ou « bonne mort ». A croire que la nature n’ait pas doté l’homme d’une mort véritable. Je n’ai toutefois pas vraiment d’arguments sur l’autre qualificatif : il existe un certain panel de morts naturelles possibles qui sont loin d’être spécialement « bonnes ».

L’histoire complètement fictive de Robert, mais pas si imaginée que cela, a ceci d’intéressant : Robert pourrait être vous, moi, tout le monde. Robert aurait pu avoir une sclérose en plaque, Alzheimer, une sclérose latérale amyotrophique, ou mille autres pathologies. Robert aurait pu être veuf, sans descendance. Mais Robert avait perdu quelque chose de précieux. Robert voyait sa dignité partir. Comme un château de cartes balayées par un coup de vent. Et Robert voulait mourir. Il ne pouvait pas se tuer lui-même. Alors, comme c’est très en vogue actuellement, est venue la question de l’euthanasie.

Dépénaliser, pour ne pas dire légaliser, ou non ? C’est devenu une question capitale que se pose la société dans son ensemble. On a tous été un jour confronté à une histoire un peu comme celle de Robert. Et nous avons tous, vraisemblablement, des avis qui convergent et divergent sur le problème. A qui peut-on donner le droit d’abréger les souffrances d’un malade auquel la science ne peut promettre une amélioration de son état ? Comment ceci doit-être réalisé ? Est-ce que même cet acte doit être permis ? Et sous quelles conditions ? Autant de questions qui ne font qu’en soulever tant d’autres, telle une hydre de Lerne.

Dépénaliser la mort médicalement assistée, n’est-ce pas courir le risque de la survenue de multiples dérives ? Cela n’entrainerait-il pas une influence sur certaines personnes qui, puisque l’acte serait légal, n’hésiteraient plus à y recourir ? Un grand écrivain belge, Hugo Claus, alors qu’il n’était qu’au premier stade de la maladie d’Alzheimer, a décidé de recourir à une telle pratique. Était-ce parce que la Belgique est l’un des premiers pays européens à accorder ce droit ? Si cela n’avait pas été le cas, l’aurait-il demandé ? Serait-il allé ailleurs ? Aurait-il tenté de mettre fin à ses jours par lui-même ? Par exagération, ne peut-on pas dire que, désormais, toute personne développant Alzheimer devrait bénéficier de cette possibilité ? Sitôt que les limites de la médecine seraient franchies, devrait-on entrer dans la chambre du patient, déposer un petit récipient rempli de barbituriques et autres substances savamment dosés et fermer la porte un peu comme si de rien n’était ?

En effet, il y a des gens qui souffrent de maux incurables et douloureux. Des gens incapables de se mouvoir et qui attendent, des années parfois, que la Mort froide et glacée vienne frapper à la porte de leur conscience. D’autres, relativement plus chanceux, qui ont le pouvoir et le courage de ne pas attendre et de faire fi des lois en sautant par la fenêtre ou engloutissant des séries de médicaments divers et variés dans l’espoir de prendre un train direct vers l’autre monde. Mais est-ce à la loi de faire en sorte qu’on puisse, selon ses directives, se suicider en parfaite légalité avec le soutien d’une équipe médicale ?

Le médecin est un personnage extraordinaire. Dans la représentation populaire, et celle qu’il se donne malgré lui, il est celui qui sait « la vie ». De ses conseils avisés, ses prescriptions réfléchies et ses examens minutieux, il peut faire en sorte de rendre la santé, calmer les douleurs, découvrir des problèmes et les régler au mieux dans la foulée. Mais le grand savant a ses limites. Bien qu’il exploite toutes les ressources de son savoir et de la science pour retarder l’échéance de la mort, il arrive qu’il ne puisse rien faire. Accompagner, certes, est une chose. Tuer en est une autre. Je crois bien que le Serment d’Hippocrate lui fait par ailleurs jurer de ne pas se servir des connaissances qu’il détient pour semer la souffrance et donner la mort. Alors est-ce qu’une jeune loi, aussi réfléchie soit-elle, peut aller à l’encontre d’un des textes les plus anciens qui soit ? Le médecin, garant de la vie, peut-il devenir, l’homme qui donne la mort ?

Je ne nie pas que des gens seraient mieux une fois morts, car c’est uniquement cela qui peut mettre un terme à leurs souffrances et au saccage de leur dignité. C’est pourquoi, l’acte doit être, selon moi, sous forme d’exception, inscrit dans la loi. Il est nécessaire de dire que c’est interdit pour en limiter l’usage. Mais chaque situation doit être regardée avec le regard de l’Humain, avant celui du Juriste. C’est ma position, aujourd’hui, d’étudiant en deuxième année de médecine qui se passionne peut-être un peu trop pour ses cours d’éthiques au détriment de ses cours de biophysique. Peut-être changera-t-elle ? Peut-être pas. Seul l’avenir nous le dira.