La fin de vie

Je jette une pierre dans l’eau. Elle s’écoule, tout au fond. Elle passe d’un monde de lumière à l’obscurité des profondeurs insondables, perdue, seule, dans le néant que nulle lueur n’a jamais exploré. En sombrant, elle traverse une frontière invisible, mais pourtant cruellement là, menaçante, mystérieuse, inquiétante.

Dans le service d’hépato-gastro-entérologie, un patient est mort. Un cancer oesophagien. J’étais en 2ème année, premier vrai stage hospitalier en qualité d’apprenti docteur. Je collais aux basques de l’externe. 1er patient que j’ai vu subir un toucher rectal. Pas un mot audible et intelligible n’est sorti de la bouche de ce patient alimenté par gastrostomie, insuffisant respiratoire, grabataire, et pourtant intensément présent, le visage livide qui vous dévisage avec toute la force du désespoir. Je ne savais pas vraiment ce qu’était un adénocarcinome à contingent neuroendocrine. Probablement que lui non plus. J’ai deviné, plus que constaté, qu’il en était décédé en voyant un certificat de décès en cours de remplissage qui traînait dans le bureau des médecins.

Dans le service de médecine interne, j’entendais parfois des bribes de conversation entre les internes et les médecins à propos de monsieur untel d’un autre service qui était décédé, ou madame unetelle de tel autre service qui a priori n’en avait malheureusement plus pour longtemps. Au cours de mon stage en radiologie dans un hôpital spécialiste des cancers en tout genre, j’écoutais parfois un radiologue m’expliquer pourquoi il pensait que l’image qu’il analysait montrait une progression du cancer telle qu’il ne restait plus beaucoup de temps à la victime, parce qu’il voyait cette lésion, ce signe, ces caractères et que statistiquement, c’était comme ça.

Dans le service de cardiologie, au cours de mon tout premier stage d’externe, j’ai discuté avec une charmante dame d’un âge avancé. Fatiguée, mais bien vivante, elle avait un rétrécissement aortique calcifié serré. L’aorte, cet énorme vaisseau qui sort du cœur, était quasiment bouchée à son origine. Je me souviens de la discussion de la fille de la patiente avec le cardiologue, au sujet d’une indication opératoire très discutable, et d’un temps restant estimé à pas grand-chose, avec un risque de mort subite à tout instant. Un peu plus tard, j’appris presque par hasard que la dame était décédée entre l’arrivée du petit déjeuner et le passage de l’aide-soignante qui venait débarrasser.

Et dans le service de gériatrie, chaque début de semaine était un moment de douleur, car sur l’ensemble du service composé de plusieurs étages, presque 2 à 3 patients décédaient le temps du weekend. Quand à monsieur A., je vous ai déjà raconté son histoire.

Alors les patients meurent. Et leur nom est effacé du tableau blanc dans le poste de soin. Et bien vite, un autre nom prend sa place, et la vie continue. Après tout, cela arrive dans un hôpital, c’est comme ça, pas de quoi en faire un drame. Mais à chaque fois, une image, une trace indélébile, se fixe dans les mémoires. Et la mienne commence petit à petit à se remplir de ces souvenirs…

Dans mes moments de blues, qui sont assez réguliers, je me retrouve souvent aux prises avec une angoisse existentielle. Cette vérité insupportable, tellement cruelle, mais indéniable : nous allons tous mourir. Cet état de fait me frappe parfois quand je m’y attends le moins. Elle se fraye sournoisement un chemin dans mes neurones, et s’immisce brutalement dans mes pensées, comme un diable sortant de sa boite en hurlant « Tu vas mourir ! ». Partout : au milieu d’un staff, à la cafétéria avec des amis, seul dans mon lit le soir… Alors, j’ai comme le sentiment que mes yeux s’écarquillent, et qu’un étau se referme sur mon cœur furieux, tandis que mes poumons semblent se remplir d’un fluide brûlant. D’abominables frissons me parcourent tout le corps, et je n’entends plus que mes pensées affolées. J’ai l’impression de la mort plante son poing dans mon ventre pour me saisir, et m’emporter dans ce monde inconnu, peut-être, d’inexistence. Jusqu’à ce que, par chance, un élément de la vie ne capte mon attention, et ne relargue les mauvaises pensées dans les ténèbres de mon inconscient torturé et tortionnaire.

Cette vérité m’effraie, me panique, me déprime et me démoralise. Elle a le mauvais goût d’être partout, un rien nous la rappelle. Ce patient de quatre-vingt-dix et quelques années qui consulte aux urgences, pour combien de temps en-a-t-il encore ? Ce patient cancéreux, quand est-ce qu’il sera appelé à vivre sa dernière danse ? Ce petit à peine né, parviendra-t-il à profiter de l’enfance et cette merveilleuse insouciance ? Vivra-t-il les premiers émois adolescents ? Survivra-t-il aux premières désillusions, aux peines de la vie, aux malheurs du quotidien, aux accidents parfois mortels et pourtant si communs qui ponctuent l’existence de bien d’autres ? Arrivera-t-il à l’âge adulte, ou peut-être procréera-t-il à son tour, et fera-t-il de sa vie quelque chose qui lui convienne ? Et songe-t-il déjà qu’un jour, si une forme de chance l’accompagne, les rides imprimeront son visage, la faiblesse s’emparera progressivement de son corps, et la vie le quittera d’une façon ou d’une autre ?

La fin de vie. En voilà un débat aussi passionnant que morbide. Aussi nécessaire qu’inquiétant. Aussi important qu’inutile si on y cherche une réponse unique, parfaite et idéale. N’y-a-t-il qu’une seule façon de mourir ? Ne meure-t-on pas un petit peu chaque jour depuis que nous sommes nés ? Sommes-nous vraiment vivants ? Qu’est-ce que vivre ? Et qu’est-ce que mourir ?

J’ai presque envie de croire que les soignants, les agents de pompes funèbres ou tous les travailleurs amenés à interagir assez directement avec la mort sont sujets à ce genre d’interrogations. Que quand on a 20 ans, qu’on débarque dans un hôpital et qu’on voit des gens mourir, forcément, ça nous frappe, si la fortune a épargné nos proches jusque-là, depuis notre naissance. Et alors, quel regard porte-t-on sur nos aïeux dont la vieillesse a déjà commencée à s’emparer ? Quelles angoisses alimente-t-on alors, à leur sujet, au notre, et à tous ceux que nous côtoyons ? Les soignants sont-ils confrontés de façon plus précoce et violente à ces considérations morbides ?

Je crois que oui. Parfois, dans mes paniques face à la mort, je me dis que nous sommes tous inquiets. Et bien que la mort me terrorise, je ne peux que reconnaître qu’elle me trouble, m’intéresse, et presque me fascine. La peur, la peur panique, n’est peut-être pas la plus agréables des sensations, loin de là, mais n’est-elle pas une de ses émotions si forte que l’impression de (les) vivre ne laisse nulle place au doute ? Face à un patient mourant, n’a-t-on pas, notamment parce qu’on partage cette peur, justement envie de lui porter aide, soin et soutien jusqu’à l’ultime moment ? Ainsi peut-être que cette angoisse existentielle tisse entre nous des liens puissants, de là même que nos ancêtres ont commencés à être vraiment des humains lorsqu’ils se sont préoccupés de leurs morts, et fait donc un élément essentiel de notre humanité.

On peut se faire une ennemie de la mort, comme elle nous apparaît parfois, à l’origine de tant de panique et de désespoir. Mais parfois, en changeant de perspective, on peut réussir à la voir comme une sorte de nécessité. Ni bonne, ni mauvaise. Je suis un être humain, non pas parce que je survis contre la peur de mourir. Je suis un être humain parce que je vis avec la peur de mourir.

C’est facile à écrire. Facile à dire. Plus difficile à penser. Très difficile à croire. Ça ne rassure pas toujours lorsque l’angoisse nous prend. Ça n’aide pas non plus à encaisser une perte. Mes deux arrières grands parents sont partis il y a peu. Sont-ils encore là, quelque part ? Ou n’y-a-t-il que le néant, après ? Est-ce que la réponse précédente nous aide face à ce genre de questions, d’angoisses ? Pas vraiment. Mais au moins, ça donne un peu de sens, de raison d’être, à tout ça.

Car nous entendons tous parler de la fin de vie.

Mais nous connaissons tous aussi la faim de vivre.