Des béta-ECN

La question a été posée sur twitter, sans penser qu’elle puisse être à l’origine d’autant de réactions. Toute la difficulté de la formulation résidait dans la limitation de caractères. Ce genre de question sur twitter devant faire moins de 116 caractères. Et, après avoir tenté de faire figurer le maximum d’informations en si peu de mots, voici les résultats. 69% d’entre vous prescriraient l’examen des béta-hCG à une femme « en âge de procréer » homosexuelle qui vous affirme n’avoir aucun risque d’être enceinte. Je parlerai peu, ici, des grands concepts qui ont dressés les uns contre les autres à la recherche de la « vérité ». Pourtant, une réflexion sur le consentement, le droit au refus de soin, et d’autres concepts essentiels est, je crois, importante. Toutefois, je ne suis qu’un étudiant en 5e année de médecine, diplômé en rien, et je préfère rester dans le cadre d’une situation pour réfléchir, je vous demande pardon pour cette faiblesse d’esprit…

Petit développement du problème afin de comprendre les enjeux apparents de cette question. A l’examen national classant, le fameux examen de 6e année de médecine qui classe environ 8000 et quelques candidats afin de leur permettre de choisir leur spécialité future, toutes les questions posées doivent trouver une réponse parmi les « collèges », ouvrages de références produits par les collèges universitaires d’enseignants des spécialités médicales (médecine générale comprise donc). « La médecine » est ainsi dictée et enseignée, et souvent formulée en principes élémentaires tels que : « toute douleur abdominale chez une femme en âge de procréer est une grossesse extra-utérine (GEU) jusqu’à preuve du contraire ». Des aide-mémoires et garde-fous, parfois teintés de médico-légal, pour ne pas oublier des examens particuliers afin de ne pas passer à côté des diagnostics les plus courants, voir les plus graves. On retrouve ainsi, dans le chapitre « algies pelviennes chez la femme » l’inscription « La GEU : première étiologie à toujours éliminer chez une femme en période d’activité génitale ». A noter que la grossesse extra-utérine, soit l’implantation d’un embryon en dehors de l’utérus, ou dans les trompes utérines par exemple, peut donner lieu à des conséquences graves voire mortelles. L’incidence (le nombre de nouveaux cas) actuelle de la GEU est de 100 à 175 GEU par an pour 100 000 femmes âgées de 15 à 44 ans¹ soit 2% des grossesses². Une GEU est une grossesse, la physiologie élémentaire exige donc la rencontre d’un spermatozoïde (gamète d’origine masculine) et d’un ovocyte (ou ovule, gamète d’origine féminine), et donc, dans la plupart des cas, une relation sexuelle non protégée entre un homme et une femme. J’enfonce peut-être des portes ouvertes, mais soyons clairs. Une grossesse débutante, extra-utérine ou non, peut se démontrer par un dosage d’une hormone particulière sécrétée notamment par l’embryon au bout d’une semaine, soit au moment de son implantation (l’instant où il s’installe dans l’utérus – ou ailleurs, malheureusement). C’est un examen facile, d’autant qu’une version urinaire existe (c’est le principe du test de grossesse) et facilement prescrit. Selon le collège des enseignants en gynécologie, devant toute suspicion de GEU, donc devant toute femme « en âge de procréer » se présentant ayant des douleurs abdominales et/ou des métrorragies « il faut réaliser un examen clinique, une échographie pelvienne et un dosage plasmatique de βHCG (pas mis = 0) »².

Dans les éléments de cette question, nous sommes face à une douleur abdominale a priori nue (c’est-à-dire isolée, sans autre signes cliniques, pas de fièvre, pas de contracture abdominale, pas de saignements d’origine gynécologique, pas de signes fonctionnels urinaires, etc.), chez une femme ayant la possibilité d’avoir des enfants – donc une grossesse – et homosexuelle – ce qui complique, en théorie, un peu plus les choses – qui vous affirme d’autant plus ne pas avoir de risque d’être enceinte. Deux propositions vous sont présentées : faire ou ne pas faire les béta-hCG. Dans plus de deux tiers des cas, vous auriez choisi de faire les béta-hCG. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont on se justifie.

Assez régulièrement, l’invocation de l’ECN-tout-puissant a été l’élément de choix. Les collèges disent qu’il faut faire les béta-hCG devant toute femme en âge de procréer, donc on les fait, c’est presque automatique. Les autres motivations étaient de l’ordre du médico-légal, pour « se couvrir », et Dr House a également été régulièrement évoqué « tout le monde ment, surtout les patient.e.s ». Quelques raisonnements type balance bénéfice-risque ont été énoncés, disant qu’il était préférable de faire le test pour éliminer définitivement le diagnostic de GEU et ne pas passer à côté de complications terribles, voir mortelles. Bien souvent toutefois, la question de la contextualisation a été évoquée, souvent sous la forme « pour l’ECN, je coche, dans la vraie vie, on discute… ». Un biais éventuel étant que je poste depuis quelques temps des #QuizzECNi visant justement à réviser un peu l’ECN… Nous sommes toutefois, avec la question de la contextualisation, au cœur du problème.

L’aberration de la formation médicale actuelle tient justement dans cet apprentissage sous forme de QCM. Toutes les questions de l’ECN sont désormais sous la forme de questions avec 5 propositions de réponse. Toutes peuvent être exactes, quelques-unes ou une seule peuvent l’être, et certaines propositions doivent absolument être cochées, ou absolument ne pas être cochées. Je ne reviendrais pas sur les raisons de cette réforme dont la première année à y être passée vient tout juste de passer l’ECN, il me semble par ailleurs que les chiffres en termes de discrimination des candidats ne sont pas si bons que ça (à vérifier), mais sur les potentielles conséquences désastreuses d’un tel format d’apprentissage. En dehors d’un mode de raisonnement qui passe complètement à la trappe au profil d’une sorte de rappel différé en lisant les réponses proposées pour se demander si elles sont vraies ou non, au lieu de sortir ses connaissances et sa prise en charge dument apprises, d’autres effets néfastes sont perceptibles. Une question attend nécessairement, dans ce cas, une « bonne réponse ». Cette dernière affirmation est-elle réellement applicable à l’art médical ? N’y a-t-il justement pas, devant chaque « cas », une multitude de réponses ? Quelle anticipation des situations où le jeune interne se retrouve confronté à des situations réelles sans « bonne réponse » ? En démontrent les multiples réactions à cette petite question sur les béta-hCG…

Le plus intéressant, pour moi, dans cette polémique n’est peut-être pas où vous l’attendiez. Voici l’histoire à partir de laquelle ce twit est né…

Aux urgences adultes, une jeune femme se présente. La trentaine, de retour de voyage, elle a présenté une douleur pelvienne spontanée depuis la veille. Je m’installe avec elle dans un box d’examen, et nous discutons. Je la sens légèrement sur la défensive, un peu fatigué peut-être. Elle est venue directement de l’aéroport, inquiète de cette douleur après quelques semaines de congé dans un pays sous-équatorial où, après vérification, le paludisme n’existe pas.

Je l’examine doucement, avec son accord. Il n’y a pas de fièvre, pas de signes associés à cette douleur pelvienne qui, immédiatement, réveille mes réflexes conditionnés d’étudiant en médecine formaté à l’ECN, et m’évoque une grossesse extra-utérine. Je m’assieds à côté d’elle et commence à lui expliquer comment les choses vont très probablement se passer. Je lui demande si elle a déjà fait des infections urinaires, bien que je n’y croie pas trop. Elle me répond non. Je l’interroge sur une éventuelle prise de risque sexuel, si elle a eu des rapports non protégés par exemple récemment. Elle dit ne pas avoir pris de risque. J’aborde la question de la grossesse extra-utérine en lui expliquant ce dont il s’agit, et qu’ainsi, j’ai besoin de savoir si elle a des raisons de penser qu’elle pourrait risquer d’être enceinte. Elle assure n’avoir aucun risque d’être enceinte. Et comme je suis un étudiant du système ECN qui vous apprend aussi à douter des propos de vos patients, je lui demande son accord pour réaliser un dosage urinaire des béta-hCG afin d’être certain qu’il n’y ait aucun risque.

« Non mais je vous assure qu’il n’y a aucun risque : je ne couche qu’avec des femmes ».

Ah. Oui. Effectivement. Nous en rions, et je sens qu’elle se détend un peu.

Je prends congé et file présenter « le dossier » à l’interne. C’est là qu’un autre exercice commence : comment synthétiser l’entrevue et l’examen de cette patiente sans rien n’omettre d’important ? Finalement, cela ressemble à l’exercice du twit : résumer en peu de mots, condenser l’information au maximum, tout en restant clair. Je lui présente donc le cas d’une femme en retour de voyage sans risque de paludisme, présentant une douleur abdominale de la veille sans trouble digestif, homosexuelle et affirmant n’avoir aucun risque d’être enceinte, en pensant que cela suffisait. Conditionnement ECN oblige, dans sa prescription, l’interne inscrit les béta-hCG. Je lui demande l’intérêt, lui racontant même ma petite boulette lors de l’interrogatoire. Elle me répond « on ne sait jamais, douleur abdo chez une femme en âge de procréer = béta-hCG ». Amen.

Vous voulez connaître le résultat des béta-hCG ? Scoop : ils n’étaient pas positifs.

Bien évidemment, au travers de cet exemple, vous avez plus d’éléments que dans la question posée sur twitter, et les résultats auraient peut-être été un peu différents. Mais ce qui est intéressant, c’est que la façon dont on présente un cas (en tant qu’étudiant par exemple) peut amener à différentes réactions. Dans les réactions sur twitter, la plupart des gens se sont approprié l’histoire, rajoutant parfois certains éléments (des métrorragies, une contracture abdominale), ou faisant référence à leur.s expérience.s. On est typiquement dans une expérience de pensée, d’objectivation du réel façon Heidegger : on transforme les éléments insaisissables du réel en concepts, bien plus faciles à penser et à manipuler, quitte à s’éloigner un peu du vrai. Et tout commence par la présentation, volontairement sous forme d’énoncé ECN, qui ressemble à peu de chose près aux présentations médicales : jargon, style particulier, description typique qui évoque sans directement le mentionner irrémédiablement un diagnostic. La femme « en âge de procréer » avec une douleur abdominale entre dans les cases d’un protocole, d’un cas de figure, d’un diagnostic, par conséquent, les faits qu’elle soit homosexuelle et assure n’avoir aucun risque d’être enceinte (ce qui, physiologiquement, est quand même assez incompatible avec le diagnostic) passent à la trappe. Certes, ce n’est qu’un test urinaire, mais ô combien symbolique ? Ce test remet tout de même en question la sexualité de la patiente, et ses propos, deux éléments qui sont, reconnaissons-le, assez constitutif de sa personne.

La peur du contentieux judiciaire est facilement révoquée lorsqu’on sait que la plupart des différends existent du fait d’un manque de communication. Dire à une patiente qu’on entend ce qu’elle nous dit, qu’on lui fait confiance, et qu’on ne demande donc pas les béta-hCG, et le consigner dans le dossier médical peut-il suffire ? Cela prend une ligne à écrire dans un dossier, au lieu d’inscrire « béta-hCG négatifs », respecte la personne, introduit du dialogue, de l’écoute et de la confiance, ne prend pas plus de temps et justifie enfin l’intérêt de la traçabilité à l’extrême des soins médicaux. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’une personne consulte aux urgences ou ailleurs qu’elle accepte de facto tous les soins qui vont lui être proposé. Mais le spectre du procès hante les esprits et conduit, encore une fois, à plus de procédures, plus d’objectivations, plus d’écarts au réel. Le droit médical protège-t-il ou nuit-il au soin ? Vous avez 4h.

Et qui me dit qu’elle ne me ment pas ? Pour de multiples raisons, jusqu’à la pathologie psychiatrique inconnue jusqu’alors ? Contexte, contexte, contexte, médecine humaine. Avec les explications nécessaires, pas à pas, et cela commence peut-être dès la présentation du soignant, en passant par l’interrogatoire et l’examen clinique, jusqu’à l’explication de la prise en charge et de « l’après ». Une maladie psychiatrique caractérisée par un seul symptôme qu’est d’être capable de mentir, Kant serait furieux, mais je crois que presque toute l’humanité en est atteinte. Je crois que lorsque les choses sont expliquées, les enjeux présentés, et la question justifiée, mentir est moins fréquent. Et puis, soit dit en passant, les tests aussi, parfois, peuvent « mentir »… La certitude absolue n’existe pas en médecine. L’erreur fait partie de la panoplie, entre le stéthoscope, la blouse et le marteau réflexe (rayez les mentions inutiles… parmi les trois dernières propositions seulement).

Une certaine tristesse m’a envahi en parcourant les différentes réactions. J’espère toujours qu’un jour, nous serons capables de débattre et d’échanger sans s’attaquer les uns les autres, arguant des arguments d’autorité d’un côté, les « vous ne savez pas de quoi vous parlez, moi si » de l’autre. On peut ne pas être d’accord, on peut ne pas s’apprécier… on n’est pas obligé de s’attaquer les uns les autres, juste parce qu’on pense que l’autre ne détient pas la vérité… Juste parce qu’on pense différemment, et que cette différence fait pourtant tout l’intérêt de notre discussion.

Les principes énoncés comme des vérités absolues sont des aide-mémoires efficaces, d’autant plus dans l’apprentissage de la médecine qui consiste en un challenge monstrueux. S’emparer des connaissances médicales qui se démultiplient sans cesse, sans réduire l’art à une forme de scientisme idéal, transmettre savoirs, savoir-faire et savoir-être, relève pour l’enseignant d’un parcours du combattant. Ce n’est peut-être pas novateur de dire que le concours de l’ECN n’est clairement pas le meilleur outil pédagogique pour parvenir à former des médecins. L’obsession de l’objectivité à tout prix est allée jusqu’à (ré)-introduire les QCM, ancrant davantage l’idée d’une médecine qui n’admet de vrai qu’une seule réponse. Or, nous en avons discuté avec cette question, le soin admet tout un panel de possibilités, que la discussion constructive révèle et confronte, et c’est au carrefour du droit, de la société, de la science, de la médecine, et de notre humanité que l’on trouvera un chemin. Vous êtes perdu.e.s ? Un bon GPS existe : l’éthique. Pas celle des grands discours, pas celle qu’on invoque à tous les coins de rue. Celle qui s’applique et se forge au quotidien, les mains dans le cambouis, l’esprit pris au piège dans les labyrinthes interminables de la réalité, où les âmes soignées et soignantes se croisent, discutent, échangent, et avancent ensemble vers un peu plus d’humanité.

Sources :
– 1 : http://www.em-consulte.com/en/article/114883
– 2 : http://campus.cerimes.fr/gynecologie-et-obstetrique/enseignement/item18/site/html/1.html
– Twitter

Est-ce que l’humain meurt ?

Quand on s’engage dans des études de santé, notamment de médecine, il y a des choses que l’on ne nous dit pas. En même temps, comment dire l’indicible ? Quels mots poser sur ces choses dont les histoires, les romans et les films sont si friands ? Ces mêmes choses qui nous captivent lorsqu’on dévore les pages d’un livre ou qu’on découvre avec attention le dernier épisode de notre série préférée. Ces choses qui, pourtant, ancrées dans la réalité de la vie, sont bien plus complexes à évoquer.

*

Quand monsieur T. entre dans la zone de surveillance rapprochée (ZSR pour les intimes urgentistes), son motif d’admission ressemble pourtant à beaucoup d’autres. Il fait chaud, cet été, et quand les jours de chaleur durent, il n’est pas rare que beaucoup de personnes âgées soient adressées aux urgences. Les variations de températures saupoudrées de quelques facteurs de fragilité constituent des attaques efficaces sur ces organismes fatigués des dizaines d’années qu’ils ont déjà vécu. Quand monsieur T entre dans la ZSR donc, il vient de sa maison de retraite, déshydraté, mais, quand même, gêné pour respirer.

Parce qu’il faut chiffrer (restons objectifs surtout n’est-ce pas ?), il est plutôt polypnéique avec une fréquence respiratoire à 25 cycles par minute, une saturation en dioxygène en air ambiant à 80% et pas franchement tachycarde malgré une tension plutôt basse à 80 mmHg de systolique et 60 mmHg de diastolique. Effectivement, en état de choc, il se présente assez pâle, et confus. On peut aisément comprendre sa place en ZSR. Dans le courrier qui l’accompagne, la notion d’une suspicion d’infection urinaire du fait une bandelette urinaire positive est vaguement évoquée. Le brancard transportant monsieur T n’est pas encore immobilisé à l’une des places de la ZSR que le grand manitou des urgences fait son apparition.

Il existe une blague, que jusqu’il y a peu je trouvais doucement drôle, et que vous connaissez surement : Quelle est la différence entre Dieu et un chirurgien ? La réponse : Dieu ne se prend pas pour un chirurgien. Je crois maintenant qu’il faut élargir la blague. Remplaçons le chirurgien par médecin et voyons ce que ça donne. Oh ! Mais ça marche encore…

Le grand chef jette un œil à monsieur T qui halète sur son brancard tandis que deux infirmières s’agitent autour de lui et que l’interne et moi achevons de pousser le brancard jusqu’à sa juste place. S’adressant un peu à tout le monde, le grand patron des urgences lance : « Mmm, à mon avis, celui-là, il ne passera pas la nuit. ». Et paf ! Voilà du diagnostic dans les règles de l’art, sous les yeux et les oreilles du monsieur suffocant, avec autant d’affect que s’il raccrochait à un énième démarchage téléphonique. « Bon, tu le sondes, qu’on quantifie un peu ce qu’il pisse, puis antibio, mais surtout appelle la famille. On le passera au lit-porte quand ça sera l’heure »… Bah tiens, évidemment, selon votre logique, s’il meurt aux urgences dans la ZSR, ça ferait mauvais genre, et ça serait pas terrible pour vos sacro-saintes statistiques surtout non ?

Je réalise en écrivant – difficilement – ces lignes que je suis – extrêmement – en colère mais que vous ne saisissez peut-être pas pleinement pourquoi. Voilà : le diagnostic était posé. L’ambiance, en deux secondes, avait radicalement changé sitôt la phrase du chef prononcée. D’emblée, l’urgence n’était plus, c’était déjà « perdu d’avance », ça ne valait plus la peine de « se battre » ni même, manifestement, d’accompagner. On rangea le brancard du vieil homme dans un coin de la ZSR, et commença une longue série d’évènements dépourvue du moindre sens – et d’humanité.

Tout d’abord, l’interne dont le dernier sondage urinaire remontait à quelques temps, voulu procéder. Etait-ce bien nécessaire d’embêter ce pauvre monsieur avec une sonde s’il allait effectivement mourir dans les heures à venir, comme tout le monde semblait le penser ? Etait-il pertinent de sonder un monsieur avec une infection urinaire (donc à priori une prostatite, donc à priori contrindiquant le sondage sans antibiothérapie active au préalable pour éviter une décharge septique) juste pour le plaisir de constater son oligo-anurie liée à son état de choc ? Etait-il vraiment nécessaire que l’interne ne s’acharne et pose sa sonde de manière traumatique si tant est que l’urine était, à l’issue du sondage, rouge d’un sang qui ne cessait pas de couler, du fait des anticoagulants que prenait ce monsieur ? Etait-il vraiment nécessaire que les infirmiers prennent cela à la rigolade tandis que l’homme allongé sur le brancard répétait, confus, les dents serrées, « ça y est ? », à plusieurs reprises même encore après la pose de la sonde ? Etait-il absolument nécessaire qu’un soignant ne s’amuse alors, à chaque « ça y est ? », à répondre « pas encore ! » en ricanant ?

Après le sondage, je m’approche du pauvre homme et je prends sa main, froide. Je croise ses yeux, grands ouverts, mais assombris, qui semblent me regarder tout en voyant quelque chose d’autre, plus loin derrière moi. Je ne sais pas quoi lui dire, je n’ose pas briser les conversations tranquilles et désinvoltes des blouses blanches autour de moi. Alors, bêtement peut-être, je pense, comme si je lui parlais. Peut-être est-ce un genre de prière pour entrer en contact, pour le calmer, pour l’apaiser un peu.

Je vais voir l’interne : « on n’appelle pas l’équipe de soins palliatifs ? ». Elle me répond que les chefs des urgences ne veulent pas, car ils ne souhaitent pas passer l’hypnovel et la morphine alors que le patient pourrait partir sans. « Ils n’aiment pas droguer les gens ». Ouais, très bien, mais l’homme en question, qu’en pense-t-il, juste comme ça, les yeux perdus, la bouche béante, recroquevillé dans son brancard où il ne peut s’allonger complètement du fait de son dos camptocormique ? Et même sans aller jusqu’au cocktail lytique, n’y a-t-il pas quelques mesures qu’on pourrait prendre pour que la situation soit un peu plus confortable pour lui ? Certes, je ne suis pas non plus à la bonne place pour savoir ce que cet homme voudrait, alors même qu’on ne parvient pas à engager une conversation avec lui. Doucement toutefois, j’initie un travail subtil auprès de l’interne et je parviens à la convaincre d’appeler l’équipe mobile de soins palliatifs, « pas forcément pour qu’ils viennent si les chefs ne veulent pas, mais peut-être juste pour un avis, non ? Qu’est-ce que t’en pense ? ».

L’interne appelle, mais manifestement, elle est troublée, ne sachant trop sur quel pied danser. Elle vient de prescrire des antibiotiques pour l’infection urinaire de monsieur T mais elle le présente comme mourant au palliétologue. Elle s’embourbe dans ses antécédents, évoque un cancer dont on ne connaît pas grand-chose en termes de traitements administrés, et finit par raccrocher en disant qu’elle rappellera. Je lui demande soudain si elle a contacté la famille. Mortifiée, elle avait oublié, et s’y attelle. « Oui, vous êtes sa femme ?… Oui, son état est… inquiétant, donc effectivement, ça serait bien de venir. Non, pas demain, aujourd’hui si vous pouvez… Je comprends, vous n’avez plus la possibilité de conduire mais est-ce que vous pourriez demander à quelqu’un de vous accompagner ou prendre un taxi ? C’est-à-dire qu’il n’est pas très stable donc si vous avez la possibilité de venir aujourd’hui… ».

Monsieur T est maintenant perfusé aux deux bras, mais toujours aucun antibiotique n’a été administré. Du sérum physiologique remplit ses veines et sa tension remonte à peine. Sa fréquence cardiaque flirte avec la bradycardie. 60, 55, 50, 54, 49, 57… Le tracé ECG du moniteur affiche un rythme pas très très régulier, mais les ondes sont globalement correctes. La saturation en oxygène est remontée, quand le capteur tantôt au doigt, tantôt sur l’oreille, veut bien nous communiquer un chiffre. Ah ça les chiffres, on les soigne. Mais le qualitatif, le non-quantitatif, le subjectif de ce visage pâle, tendu à mi-chemin entre le plafond blafard et les âmes qui passent sans le regarder, personne ne l’observe, personne ne le voit.

Je lui prends la main. Elle est glacée. Je regarde encore ses yeux clairs obscurs. Pitié tenez bon. Vous ne pouvez pas partir comme ça, dans cette indifférence quasi-totale, entouré de quelques soignants qui se racontent des blagues salaces pendant que vous êtes là, peut-être en panique, peut-être souffrant, peut-être épuisé. Votre femme va arriver. Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus merveilleux de voir mourir les gens qu’on aime, mais cela vaut peut-être mieux que de partir sans un soupçon d’humanité ? Je n’en sais rien. Je projette sans doute. Tenez bon…

« Excusez-moi… ». Je désigne le moniteur qui affiche une pulsation cardiaque en dessous de 30 battements par minute. La main congelée et rigide du vieil homme m’échappe tandis que les paramédicaux s’affairent autour de lui.  On appuie vaguement sur les poches des perfusions, mais c’est tout. Un chef aura bien pris soin d’écrire « le blabla » dans le dossier, quelque chose comme « pas de mesure de réanimation » quelques heures auparavant. L’air de rien, une infirmière branche une poche. L’infirmier qui lui fait face, qui d’ordinaire ne dit pas grand-chose, cette fois murmure « tu lui passe les antibio ? ». L’infirmière répond « ben oui, c’était prescrit ».

C’était ? Pourquoi « c’était » ? Il n’est pas mort ! Regardez sa carotide, elle frétille encore, comme une flammèche contre un courant d’air. L’ECG n’affiche rien, puis, disons toutes les trente secondes, un complexe QRS vient illuminer l’écran. Il n’est pas mort. Autour de nous, rien n’a changé, une autre blague fuse, certains rigolent. L’infirmier d’habitude silencieux affiche un sourire que je sens un peu forcé. Je regarde les yeux vitreux de monsieur T, encore grands ouverts. Il n’est pas mort ?

Alors c’est comme ça. Loin des livres et des grands films avec la musique symphonique, les grands discours, les proches qui arrivent juste à temps et les soignants émus. Le dernier soupir qui résonne, inratable, les yeux qui se ferment et le corps qui s’allonge. Ici, le doute persiste, on frotte son sternum pour voir que les seules ondes qui s’affichent sur l’écran sont celles des électrodes ainsi mobilisées. On regarde sa carotide qui palpite ou qui ne palpite plus. L’homme courbé a ainsi la tête figée à quelques centimètres au-dessus du matelas. Sa sonde urinaire sanguinolente continue doucement de se remplir de sang. Et la mauvaise odeur, à nouveau, envahit nos narines. « Oh merde, je viens juste de le changer ! » se lamente un soignant.

Alors le grand chef réapparaitra. Il demandera à ce que l’annonce du décès puisse avoir lieu dans 3 minutes le temps de faire passer le patient au « lit-porte » pour y être admis « de son vivant ». Les statistiques, toujours. On mettra un masque au patient et un oreiller pour combler le vide entre la tête et le matelas, afin de le brancarder sans alarmer les autres patients. A peine sera-t-il sorti de la ZSR qu’une infirmière arrivera : « Oh, monsieur T est mort ? Parce que sa femme vient d’arriver à l’accueil… ». L’interne sera envoyée au casse-pipe. Je la suivrais. On marchera en échangeant des banalités avec la dame dans le couloir qui mène au lit-porte. La conversation commencera à s’orienter vers le mari. J’appréhenderais un truc, je foncerais chercher une chaise. Entre la salle de nettoyage des urinoirs et un box où reposera son mari décédé 5 minutes plus tôt, la vieille dame s’effondrera sur la chaise que j’apporterais au dernier moment. Elle finira par vouloir entrer dans le box. Tout le monde sortira. Je reviendrais avec un verre d’eau. Entre deux sanglots, elle me dira qu’ils se sont rencontrés tard, mais que ça fait 50 ans qu’ils sont ensemble.

Et puis, elle demandera : « est-ce qu’il a souffert ? ».