Voyageur contemplant une mer de soignants

Mis en avant

« Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? »

« Hé bien… je dirais que je suis, en quelque sorte, voyageur ».

Il avait en tout cas le phrasé d’un conteur. Avec ses yeux clairs qui avaient sans doute vu bien plus de choses que bien des vies, son visage marqué par les sept dizaines d’années qu’il portait, et son air parfois triste, souvent simple et toujours libre, je rencontrais un homme d’un autre monde.

De Djibouti au Sri Lanka, des contrées indiennes à la traversée des Etats Unis, d’une île à l’autre entre Les Canaries et Mayotte, jusqu’aux champs de tabac du Canada ou aux ports de pèche des côtes Irlandaises, sa vie était une suite d’aventures sans pareilles, motivées par le geste, la poésie et le goût de la liberté, pas un sous un poche et beaucoup de débrouillardise, comme pour parcourir un monde auquel il n’avait souvent pas l’impression d’appartenir vraiment.

On a tenté l’hypnose, et c’est lui qui m’a emmené revivre quelques secondes sur une plage mexicaine. On a parlé de sa solitude, et il m’a fait confiance. On a parlé de tristesse, et il m’a dit plutôt le spleen. On a entamé une psychothérapie, et il en a fait de la poésie. On a discuté de sa vie, il m’en a écrit vingt pages. Il s’est inquiété de sa légitimité à être soigné ici, chaque jour, et je lui ai redit qu’il avait toute sa place ici, chaque jour.

Dans ses vingt pages, il a écrit, le combat pour la liberté, le refus d’une vie normalisée, son dégoût du conflit, son goût pour l’humanité, dans sa simplicité, celle de troquer un saxophone contre une paire de chaussures, celle d’alléger son sac pour ne transporter que l’essentiel, celle de l’importance de l’immatériel quand on ne dispose de rien et qu’on a tout ce qu’il nous faut à la fois, celle des plus sombres moments, au milieu de l’océan, encerclés de requins, sur un voilier avec un équipage qui se déteste ou qui ne se parle pas des jours durant… En quelques lignes, il a évoqué sa rencontre d’une femme « peut-être aussi seule que [lui] » avec laquelle il a eu deux enfants. « Nous croyons nous être aimés, mais je suis passé à côté de l’amour, peut-être que parce que, dans ma vie, pour être libre, il n’était pas possible d’aimer ? ». Il a conclu son récit, avec cette touche de philosophie toute spirituelle qui le caractérise : « je ne suis pas encore un vieillard, mais ça ne saurait tarder. Il faut que je trouve une dernière bêtise à faire avant que la lumière s’éteigne… ».

Au moment de se dire au revoir, pour qu’il poursuive ses soins ailleurs et différemment, nous avons évoqué l’hypothèse d’une dépression. Et plus nous échangions, moins nous la considérions. Il y avait encore une force de vivre, un « élan vital », magistral chez cet homme. Oui, parfois, des ruminations tristes, face au constat d’un monde qu’il observe changer et, dans sa vision, pas forcément pour le meilleur. Le constat d’une humanité « folle » à laquelle il ne s’est jamais complètement identifié, sinon comme une sorte de marginal libre, en sachant le prix à payer. Oui, parfois, le verre à moitié rempli était plutôt « à moitié vide » qu’à « moitié plein ». Mais demain, après les soins, il irait parcourir la France à vélo, vélo qu’il avait déjà acheté. Et après-demain, peut-être, un dernier voyage à Madagascar. En tout cas, sans perdre de temps. Car « vous savez, mon temps est compté… même si, bien sûr, c’est valable pour tout le monde… quand on a vingt ans, le temps est compté aussi… mais quand on a soixante-dix-ans, il l’est aussi, et peut-être plus encore tellement il en reste peu. »

« Je veux vivre jusqu’à la dernière seconde. Je dis bien vivre. Pas respirer. J’ai vu ma mère mourir, elle respirait encore, elle s’est éteinte comme une petite chandelle. Peut-être que moi aussi, je m’éteindrais comme une petite chandelle, je ne sais pas, personne ne sait. Mais moi, je voudrais vivre jusqu’au bout, après, on verra… ».

Je sais qu’il s’est passé beaucoup plus de choses que je ne voudrais le voir dans cette rencontre, cette relation de soin, et ces échanges. Je sais aussi à qui cet homme m’a fait penser. Ce qu’il a bousculé, remué ou déterré chez moi. Je sais aussi le zeste de tristesse qui s’incorpore dans son départ. Et cela fait sans doute partie des jolies choses qu’on peut vivre dans mon métier, et qui me laissent penser que j’aime mon travail. Et alors ? N’est-ce pas là le signe de renoncer un peu à quelques exigences de conventionnalité ? Face à une vie aussi extra-ordinaire, n’est-il pas raisonnable de laisser les limites être interrogées, bousculées, repoussées ? Tant que l’on sait à quoi on s’expose, les risques que l’on prend, le prix de la petite tristesse à payer au départ d’un patient, et la nécessité de questionner ses pratiques encore et encore à la lumière de cette rencontre… La médecine personnalisée, ce n’est pas qu’une affaire de médicament à la carte. En particulier en matière de santé mentale, où le principal impact thérapeutique réside sans doute dans la relation entre deux personnes, une qui porte parfois une blouse blanche, et l’autre pas forcément.

« Si vous voulez bien me suivre »

Il est arrivé par les urgences. En tout cas, c’est à partir de ce point de son existence que nous avons fait sa connaissance. C’est d’abord l’infirmière spécialisée de l’équipe d’addictologie qui l’a rencontré. Un homme un peu perdu dans l’horizon presque infini de sa trentaine, ramassé par les sapeurs-pompiers à l’issue d’une alcoolisation intense et déjà regrettée, critiquée, auto-flagellée même. Un homme que j’ai vu pour la première fois quelques jours plus tard, l’infirmière lui ayant proposé une consultation à distance de cet épisode des urgences, comme elle le faisait souvent.

C’est donc en ouvrant le bureau de consultation que du coin de l’œil, je l’aperçu pour la première fois. La logistique de l’hôpital, ses soignants multifonctions qui tentent tant bien que mal d’être sur tous les fronts, a malheureusement empêché l’infirmière d’être présente à cet entretien. Toutefois, alors que la clé s’enfonçait péniblement dans la serrure vieillissante de la porte, je regardais sa silhouette. Un homme de taille moyenne, les cheveux sombres, le visage fin, le port plutôt droit et une première impression de douceur qui semblait émaner de sa personne. Quand la porte s’ouvrit enfin, je l’invitais à me suivre après m’être rapidement présenté, et sa voix s’accordait harmonieusement avec la première impression que j’avais de lui.

Il s’est installé, et après un bref rappel du contexte, a commencé à se livrer. Les mots étaient habilement choisis, témoignant d’un niveau d’éducation plutôt élevé, bien qu’il fût issu d’une famille relativement modeste. Des premières années professionnelles stimulantes et bien remplies, et un passage à vide, un changement de région, un retour au domicile parental ou plutôt maternel, et l’irruption de l’alcool. L’ensemble de son discours traduisait une réflexion personnelle sur son histoire déjà bien entamée, murie, profonde, et pourtant, disait-il, sans le sentiment de pouvoir se libérer de cet alcool qui le handicapait. Il avait pourtant fait une cure de sevrage il y a quelques années, dans le sud de la France, qui s’était bien passée et avait donné lieu à quelques mois plus stables, et se sentant libéré, il avait « baissé la garde ». Alors aujourd’hui, il venait pour comprendre, définitivement, et se saisir de cette proposition de soin afin de se débarrasser de l’alcool, une bonne fois pour toutes.

Dans l’esprit du psychiatre encore novice, et plus profane encore dans le domaine de l’addictologie que j’étais, ce premier entretien, comme bien des entretiens, laissait au gré du discours de la personne, s’entasser les mots-clés, les hypothèses diagnostiques ou fonctionnelles, la collecte d’informations glanées sans les chercher à la façon d’un interrogatoire policier : un antécédent médical par-ci, un tempérament impulsif par-là, une expérimentation de cocaïne ici, des conduites à risque là. Ah, tiens donc, seraient-ce ici quelques semaines hypomanes ? Et là, les traces d’un ancien épisode dépressif ? Mais avant de trop se concentrer sur le diagnostic où il est si facile d’enfermer une personne, laisser la place à son histoire d’être, d’être dite et de se révéler…

Alors on s’est arrêté sur son motif : comprendre ses consommations d’alcool. Sans le savoir, on a tenté une analyse fonctionnelle : dans quelles situations l’alcool était pris ? Avec quelles émotions associées ? Avec quelles pensées concomitantes ? Avec quels comportements juxtaposés ? Et quelles anticipations conséquentes ? On a fait une sorte de schéma qui donnait du sens à certaines consommations types. On semblait tenir quelque chose. On intellectualisait peut-être un peu trop ? On s’est donné le temps de vérifier : il est reparti avec le sentiment d’avoir acquis quelque chose, et avec quelques colonnes d’un tableau à remplir. Je suis rentré chez moi avec le sentiment d’avoir proposé quelque chose de cohérent, et un syndrome de l’imposteur bien véhément à me dire que je jouais certainement les apprentis sorciers.

On s’est ainsi revu à plusieurs reprises pendant deux ou trois mois. Parfois, il annulait son rendez-vous. Souvent, je me disais « ça y est, il a découvert que je ne saurais pas l’aider ». A un moment, on m’a transféré un appel sur mon portable (faute de bip, le secrétariat transférait des appels sur mon portable). Je l’ai loupé, et j’ai rappelé automatiquement derrière depuis mon téléphone. C’était lui. J’étais en partie embêté car, par la suite, il annulait parfois ses rendez-vous en m’écrivant directement des SMS. Pour autant, je n’ai pas osé lui demander de supprimer mon numéro personnel. J’avais pourtant le sentiment de commettre une erreur. Néanmoins, il n’en abusait aucunement : tous les sms étaient polis, factuels, seulement pour la gestion des RDV. Je laissais le statut quo, en me promettant de rectifier s’il y avait le moindre écart.

Il y avait parfois quelques semaines où les RDV étaient annulés. Mais d’une manière générale, depuis le début du suivi, il n’y avait pas eu de nouvelles consommations. Nous avons commencé à aborder un syndrome dépressif. Nous avons fait le pari d’un antidépresseur en s’accordant sur le fait qu’on était probablement entre l’épisode dépressif léger et moyen, que l’alcool pouvait y avoir contribué, et que peut-être sa personnalité avait tendance à lui faire éprouver une sorte de dépressivité. Nous avions repris le tableau qu’il avait rempli, nous avions discuté des biais cognitifs, je lui avais proposé un questionnaire ou deux, et nous avions discuté des résultats. Il m’a confié qu’il était suivi depuis plusieurs années par un psychothérapeute psychanalyste.

Dans la chronologie de son suivi, il était persuadé de pouvoir se débarrasser de son addiction en un mois, après quoi il devrait partir faire une sorte de road trip en France, renouer avec des amis, réfléchir à sa situation professionnelle. Au bout d’un mois, naturellement, sans que j’aie à le freiner d’aucune façon, il m’avait proposé de repousser son projet pour poursuivre le suivi. Après quelques semaines sans rendez-vous, il m’avait écrit un SMS pour demander que je l’appelle. Il y avait, dans le ton et les mots, quelque chose d’inquiétant. J’avais alors pris le téléphone du service, et il m’avait confié avoir le sentiment de perdre le contrôle, avoir réexpérimenté la cocaïne, et craindre un transfert de dépendance.

Il arrive parfois que lors du sevrage d’une substance, l’addiction se répercute, en quelque sorte, sur une autre substance, parfois déjà expérimentée, parfois pas. Le risque, ici, était important. Nous avons pris rapidement rendez-vous, et je lui avais proposé une hospitalisation en addictologie. L’hospitalisation, en psychiatrie comme en addictologie, est parfois appréhendée difficilement. La personne est souvent confrontée à son ambivalence, cette coexistence simultanée de deux envies contradictoires : arrêter/continuer. Il a accepté, avec une forme de soulagement.

L’un de mes chefs n’a pas apprécié ou compris la démarche. L’entretien d’accueil fut éprouvant. Pour le patient, comme pour moi. C’était hélas habituel, le style personnel du médecin, que de fonctionner sur la confrontation, et l’exploration de l’ambivalence par l’opposition d’un discours clivant. Une manière de faire qui donnait parfois de bons résultats, mais avec laquelle j’avais beaucoup de mal. La relation de confiance que je pensais avoir bâtie avec ce patient fut, je crois, rudement mise à l’épreuve. Quelque part, je me demandais si j’avais vraiment été thérapeutique en lui proposant une telle démarche, sachant que le style du chef de l’unité ne correspondait pas à ma manière, peut-être trop novice ou candide, de faire.

Il est difficile, en psychiatrie, d’avoir une attitude « standardisée », tant l’impact de la personnalité du clinicien (et donc, en miroir, de celle du patient) vient prendre une place prépondérante dans l’établissement d’une alliance pouvant ainsi être thérapeutique. Bien évidemment que des principes existent (j’ai presque envie d’écrire « poncifs » tant ils sont souvent énoncés comme tels en formations – lorsque formation il y a … ou comme des banalités) : la bienveillance (à toutes les sauces), l’empathie (jamais correctement définie et présumée acquise en médecine…), l’écoute (alors que la plupart des entretiens sont des entretiens dirigés aux questions fermés pour aboutir au diagnostic où l’on écoute pas les gens, parce que oui, l’écoute active, ça prend du temps et ça nécessite une flexibilité d’esprit pour organiser les informations collectées), etc.. Néanmoins, certains médecins, psychiatres ou non, et certains soignants, ont une interprétation parfois très personnelle de ces principes. C’est un peu réducteur, mais disons qu’il y en a certains avec qui « ça passe ou ça casse ». Et tout l’esprit d’une équipe de soin est, à mon avis, nécessairement dépendant d’une vision commune des principes élémentaires de la relation de soin.

Fort heureusement, l’interne que j’étais, malgré son vif sentiment d’imposture, a pu colmater les interfaces, désamorcer les entretiens musclés, aplanir les angles, continuer d’approfondir le lien et la connaissance de l’autre, et faire en sorte d’aboutir à un départ dans un établissement dit de « post-cure » pour consolider un sevrage. Alors, il serait expéditif de conclure par : quelle énergie dépensée pour si peu ! D’un autre côté, il faut sans doute vivre ce sentiment d’être interne, médecin en formation sous supervision (enfin, théoriquement puisque le sens de la supervision fait aussi l’objet de variation d’interprétation selon les services), et celui de porter un regard critique sur la manière dont soignent les autres, en particulier, des chefs qui adoptent un style relationnel très personnel. Comment ne pas remettre en question ses pratiques à soi, en se disant que, peut-être, on n’a rien compris. Que lorsque le chef a lancé lors du premier entretien à notre patient « je ne comprends pas ce que vous faites ici, ça ne sert à rien », il a peut-être décelé quelque chose que nous n’avions pas vu. Que nous avons encore beaucoup à apprendre. Et peut-être même fait une erreur ?

En parler ? Il ne s’agirait pas de faire de la supervision quand même ! De son point de vue, il s’agissait d’un trouble de la personnalité de type état-limite, déjà suivi, pour lequel une hospitalisation ne rimait à rien, seul l’ambulatoire devait permettre d’espérer (à peine) un changement. Le point de vue était fixe et inflexible. Mon point de vu, plus nuancé, plus hypothétique, plus global après plusieurs mois de suivis, mais sans doute plus incertain ou du moins moins catégorique, n’avait pas d’importance. Quoi qu’il m’ait toutefois permis de maintenir l’hospitalisation, avec un sourire en coin l’air de dire « il faut bien que vous fassiez vos erreurs ». Le syndrome de l’imposteur s’est bien ragaillardit.

Et pourtant, quelques semaines après la fin de ce semestre, un SMS. Un remerciement. Des retours très positifs. Polis et pour conclure, vu que nous n’avions pas pu faire le point à son retour de post-cure. Quelque chose qui vient donner une petite gifle au syndrome de l’imposteur. Mais ce dernier se ressaisi bien vite en murmurant, dans les entrailles de notre esprit : « Et si c’était justement encore une erreur ? ».

Cases

Je n’ai jamais aimé les cases. Littéraire ou scientifique. Somatique ou psychiatrique. Généraliste ou Psychiatre. Psychologue ou psychiatre. Psychanalyste ou Neurocognitiviste. Et j’en passe. Ces choix artificiels entre différentes boites, utiles pour penser, pour dégourdir les sillons de notre machine à heuristiques, ces raisonnements rapides et simplificateurs que notre cerveau est conditionné à générer et entretenir, sont parfois d’un intérêt limité.

Chez les généralistes, j’avais l’impression d’être un obsédé de la psychiatrie, à la deviner partout, même où, peut-être, elle n’était vraiment qu’anecdotique. Chez les psychiatres, je me fais parfois l’effet d’être un genre d’ayatollah du somatique, à vérifier les biologies, ré-examiner, (re)mettre en place des suivis chez les spécialistes pour les maladies chroniques, voir chasser des diagnostics « organiques » malgré des probabilités pas forcément très importantes. Chez les psychologues, je m’agace parfois d’une sorte de manque de systématisation de la pensée, d’un entretien ou d’un diagnostic, même si je m’émerveille de cette liberté de penser les situations. Chez les psychiatres, je m’agace d’une pensée rigide, automatique et heuristique qui brasse des domaines parfois mal connus par ces spécialistes, tout en appréciant l’aspect neurobiologique ou pharmacologique qui orne l’abord médical des situations. Trouver sa place, développer son style, assumer son art clinique, ce n’est pas mince affaire…

1

Lorsque le jeune M. est arrivé dans le service, il était question, selon le psychiatre de garde qui l’avait accueilli, d’un « jeune homme bipolaire hospitalisé pour quelques jours de stabilisation d’une phase hypomane, avec possible hospitalisation sous contrainte à mettre en place en raison de son ambivalence aux soins ». Appelé par l’équipe, le sénior et moi l’avions rencontré car, ayant téléphoné à sa famille, ces derniers lui ayant dit qu’ils l’obligeraient à se soigner, il manifestait le souhait de sortir. Le sénior tiquant sur ses antécédents de consommations de substances (occasionnelles), une tentative de suicide par phlébotomie datant d’il y a plusieurs années, il a acté l’hospitalisation sous contrainte, et devant l’énervement (légitime, selon moi) suscité, a prononcé une mise en chambre d’isolement.

Replaçant la colère dans son contexte et dans le fonctionnement du jeune M. tout en interrogeant sur les motifs d’une hospitalisation sous contrainte le psychiatre sénior, nous n’étions clairement pas d’accord. Il voyait le risque pour la personne, le risque médico-légal, et semblait, même s’il ne l’a pas formulé en ce sens, voir dans les soins contraints l’équivalent d’un traitement moral d’antan. En effet, sous l’effet des substances qu’il consommait occasionnellement, le patient, qui se défendait d’être « tout ce qu’il y a de plus hétéro », avait des rapports sexuels avec l’homme avec lequel il consommait habituellement. Sensible à la problématique sexuelle, ce d’autant que le patient lui-même évoquait la désapprobation de sa famille quant à ces « préférences », je n’eus toutefois pas mon mot à dire.

J’ai rapidement sorti le patient de la chambre d’isolement pour une chambre classique. Nous avons repris la situation avec la psychologue du service. Nous l’avons reçu ensemble, et exploré son fonctionnement. Derrière les mots forts de « toxicomanie » ou « trouble bipolaire », nous entrevoyons l’esquisse d’une histoire difficile, avec des enjeux attachementistes, des phénomènes migratoires, des traumatismes répétés, la fuite d’un potentiel intellectuel certain, des comportements d’évitement appris et destinés à tenter de se préserver… Le bilan de personnalité, le test de Rorschach (et son interprétation intégrative, et non purement psychanalytique), l’aperçu de son fonctionnement au travers des entretiens nous poussent vers d’autres hypothèses, et la mise en perspective du normal et du pathologique catégoriel, vers une analyse plus dimensionnelle et nuancée… Et plus nous avançons, plus nous semblons peiner à nous faire entendre avec le sénior psychiatre qui est passé à autre chose, à savoir, organiser la sortie et le retour à domicile avec l’étiquette diagnostique de « bipolarité » non remise en question…

2

Mme G. est une femme d’une trentaine d’année. Initialement dans un autre étage de la clinique, elle s’est retrouvée, du fait de ses troubles du comportement, en chambre d’isolement. Lors de la visite matinale, les deux psychiatres du service, votre serviteur « l’interne », la psychologue, les infirmiers et aides-soignants défilent dans les chambres. Entrant dans la sienne, nous faisons face à une patiente allongée, et tenant des propos étonnants : « Je pense à Churchill… pourquoi Churchill ? Qu’est-ce que ça signifie comme nom Churchill ? ». Ce n’est pas la première fois qu’elle pose cette question. Les observations cliniques des collègues ces derniers jours mentionnent cette obsession à trouver un sens au nom de Churchill.

Les questions des collègues psychiatres sont directes, fermées, cochent les cases des critères du DSM V. C’est utile le DSM V. On peut parler le même langage, ça laisse sans doute moins de place à la subjectivité, ça standardise les prises en charge, et probablement qu’en cela la psychiatrie a pu beaucoup progresser, du moins, avancer vers un certain perfectionnement et une certaine compréhension des troubles qu’elle caractérise de façon plus universelle. Mais bien sûr, il existe des travers, notamment d’une lecture trop biblique du DSM, d’un effacement de l’aspect fonctionnel des signes observés, et de toute cette analyse clinique critique et fine qui fait l’expertise du psychiatre, discipline d’humanité. Ainsi, l’évocation ici de Churchill, la présentation quasi-hallucinée de la patiente, et ses persévérations dans ses questionnements suffisaient à mes collègues pour hocher la tête d’un air entendu, l’air de dire, « oui, elle délire, passons au patient suivant… ».

Je l’examine. Auscultation cardiopulmonaire normale. Abdomen souple. Transit sans anomalie. Hyperreflexie minime, plutôt un élargissement de la zone gâchette. D’autres signes neurologiques plus labiles, succincts, variables. Néanmoins, un avis neurologique semblait de rigueur. Sur le visage, une dermatite séborrhéique importante. L’étonnant silence pendant que j’examine, l’entretien psychiatrique est terminé, pourtant, bienveillants, les psychiatres regardent, et semblent presque garder leurs distances avec le corps du patient.

Puis, je m’accroupis, face à la personne qui me regarde, perplexe, murmurant ce « Churchill » qui occupe ses pensées. « En quoi trouver un sens au nom de Churchill est-il important pour vous ? ». Elle me regarde, comme surprise de ne pouvoir répondre que d’un oui ou d’un non à ma question. S’engage alors un dialogue qui, malgré une thématique incongrue, est plutôt sensé, logique, construit. L’aspect « délirant » est-il si certain ? Il y a bien des gens un peu excentriques qu’on n’hospitalise pas pour autant… Du coin de l’œil, la psychologue me regarde. Et si, après l’entretien psychiatrique, l’examen clinique de généraliste, on en arrivait ici à l’entretien psychologique ?

*

Les exemples sont légion. Chaque médecin, chaque soignant, développe son style de pratique. Je ne suis pas chirurgien, mais j’imagine qu’il y a, au-delà des protocoles opératoires, des variantes humaines propres au « coup de pinceau » de chaque chirurgien. Du généraliste expéditif à l’autre généraliste qui aime prendre son temps, il existe une infinité de généraliste dont les techniques et compétences sont les mêmes, mais dont la pratique se colore d’une certaine singularité. Du psychiatre psychanalyste au psychiatre neurobiologiste en passant par une multitude de psychiatres plus ou moins intégratifs, aucun entretien se ressemble quand on change de praticien (et de patients…). Les psychologues ne me semblent pas échapper à cette observation.

La subjectivité de la pratique médicale, contenue même dans le modèle de l’Evidence Based Medicine (bien que trop souvent réduite, voire scotomisée), interroge. Qui suis-je ? Quel rôle suis-je en train de jouer ? Est-ce la case de ce que l’on attend de moi qui me définit ? Quelle marge de pratique puis-je espérer ? Quelle place accorder aux limites, aux chevauchements de compétences, aux indéfinis, aux interfaces, aux zones grises, bref… à la singularité de chacun ?

J’en reviens souvent à la pensée méditante et calculante d’Heidegger. Une pensée en cases pour réfléchir vite et pratique. Une pensée au-delà des boites pour penser toutes les nuances du réel. Un peu comme les visages de Lévinas. Un seul visage qui nous intime de ne pas le tuer. Et une infinités d’autres que les relations de soin mettent face à face…  

Discours

« Bonjour, je suis Litthé, psychiatre… en quoi puis-je vous aider ? »

*

Un jeune homme d’une vingtaine d’année, torse-nu : « M’aider ? Mais je n’ai pas besoin d’aide. Vous voyez tous ces gens qui souffrent ? C’est eux qu’il faut aider. D’ailleurs Socrate lui-même disait « Aide-toi toi-même ». Dieu le sait. Et même si c’est pareil, c’est très différent. Moi je respecte profondément les soignants qui font un travail formidable ici. Grâce à Dieu, je vais bien. Je vous respecte vous, vous l’infirmier, vous l’infirmière, parce qu’il faut respecter son prochain, et vous, je ne sais pas qui vous êtes. Sait-on vraiment qui on est finalement ? Je crois que vous savez qui je suis. Grâce à Dieu, tout le monde le sait. Mais je crois qu’un oiseau vient de me dire qu’il faut que j’arrête de vous parler. Et oui, c’est comme ça, mais vous savez bien que toute vérité n’est pas bonne à dire. Je vous remercie d’être passés. Je prierais pour vous. »

*

Un vieil homme ralenti, épuisé, monotone : « Je ne sais pas si vous pouvez m’aider… (silence).

Je ne suis pas sûr que quelqu’un le puisse… (silence).

C’est-à-dire… voilà… j’ai… plus de soixante dix ans maintenant et… (silence).

Tout ça est très douloureux… oui… très douloureux. Depuis… je ne sais plus… dix ans peut-être ? (silence). La retraite, oui… enfin… je ne sais pas très bien pourquoi… pourquoi je vous en parle… car… il me semble en tout cas… que… personne ne peut plus rien… (silence). Pour moi… (long silence). »

*

Une jeune femme, nonchalante, vous toisant de sa superbe depuis son lit : « Encore les mêmes questions… C’est fatiguant à force… Et je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais vous parler. Comme tous les autres, vous n’allez rien comprendre, faire des « hum hm » de psychanalyste-là, et me dire que mes troubles du comportement alimentaire c’est de la faute de ma mère, et que mes angoisses c’est plutôt du père… Oui, vous voyez, je connais la psychanalyse. Je pourrais vous apprendre. Mettez-moi simplement ma quiétiapine, voilà, quelques jours, vous serez content, je vous dirais oui oui, et vous me laisserez sortir. »

*

Un homme, vous regardant à peine : « Bah… je ne sais pas. Est-ce que je peux avoir mon téléphone ? J’en aurai besoin pour… (silence). Vous croyez que je pourrais devenir psychiatre à Clermont ? J’ai beaucoup d’expérience dans les médicaments. C’est la verbiologie. Quand je retournerai dans la chambre normale ça sera plus simple de manger. Oui, mon ventre il pousse et, ça peut, un peu… le… réduire… dans… (silence). Vous voyez ? Pourquoi vous me regardez ? (regard noir, mouvements agités des membres inférieurs, mâchoires qui se serrent, poings qui se ferment, soignants qui se tendent…).

*

Soignants : « A chaque fois qu’on aborde ce sujet, ça le fait flamber ». « C’est sûr, si on en parle trop, il va décompenser ». « En même temps, si on gratte sur ce point, on voit des choses… ». « On termine de faire les chambres d’iso ? ». « J’appelle des renforts pour la suivante ». « Je crois qu’en plus c’est pour un mensuel non ? ». « Oui, et celle d’après, c’est un 24-48h ! ». « N’oubliez pas de faire le renouvellement d’iso pour M. X. ».

*

Une vieille femme, personnalité état-limite et traits paranoïaques, passive-agressive : « Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourriez m’aider ? J’angoisse, j’ai mal dans la poitrine. »

Je l’examine. J’appuie sur les côtes, elle grogne de douleur et écarte ma main. Auscultation normale. Constantes normales. Examen normal. ECG normal inchangé.

« Je souhaiterai vous rassurer : tous les examens sont bons, rassurants, il n’y a rien de grave et… »

« Qu’est-ce que vous en savez ? »

Je souri à sa énième agression de la sorte : « je suis un peu médecin et je peux vous… »

« Bah vous n’êtes qu’un peu médecin, donc vous n’en savez rien ».

Sourire. Je n’ai qu’à remballer mon argument d’autorité.

*

Un homme d’une trentaine d’années, entourés de soignants ni trop loin, ni trop prêts. Il vient d’arriver du CMP, où après une négociation tendue, il a accepté un anxiolytique, et de se rendre à la clinique pour y être hospitalisé. Présenté en trente seconde par le médecin d’astreinte comme « relevant peut-être d’une chambre d’isolement, ou pas, à voir ». Dans un fatras organisationnel, je me retrouve à diriger l’entretien, le médecin d’astreinte semblant inquiet et déstabilisé…

« Bonjour, je suis Litthé, psychiatre de l’unité… j’ai pu discuter un peu avec mes collègues du CMP d’où vous venez, mais j’aimerai bien connaître un peu votre version, celle qui compte finalement. A votre avis, pourquoi êtes-vous ici ? »

« Bah, vous avez discuté avec le Dr. Machin ? »

« Oui, mais je préfère savoir ce que vous vous en pensez… »

« Bah appelez-le, il vous dira. » répond-t-il en passant d’un sourire à une mine renfrognée, croisant les bras, jambes écartées.

Ne pas sourciller. Accueillir la résistance. L’accepter comme lorsqu’on ouvre le couvercle d’une boite dans laquelle nous ne savons pas ce que l’on peut trouver. Adopter la posture du débutant, sans jugement, observer ce qui se passe ici et maintenant, en lui et en moi.

« Ok, je l’appellerai… » dis-je en laissant un temps.

« Bah apparemment, je suis ici pour me calmer un peu, parce que je serais supérieur aux autres, mais je ne suis pas supérieur, je vous respecte, vous êtes médecins, vous savez ce qui est bon pour moi, après, je sais aussi ce qui est bon pour moi, sans être supérieur, vous voyez ? » laisse-t-il échapper dans un souffle après un bref instant.

« C’est vrai que vous savez ce qui est bon pour vous, c’est d’ailleurs important que vous puissiez le dire, qu’on puisse l’entendre et qu’on puisse échanger à ce sujet. »

Echo. Reformulation. Validation empathique avec un brin d’exploration empathique. Je découvre l’assemblage de fils dans la bombe contenue à l’intérieur de la boite et essaye d’y voir plus clair.

« C’est sûr que je sais ce qui est bon pour moi. Mais le Dr. Machin, il a trouvé que j’étais supérieur aux autres, et tout. Mais moi je ne suis pas supérieur aux autres, tout va bien dans ma vie, et d’ailleurs je veux le bien pour le monde, et surtout pour ma mère et ma sœur. »

« D’accord, je vois bien que vous souhaitez que tout le monde aille bien, y compris votre mère et votre sœur. »

« Oui, parce qu’elles ont pu s’inquiéter, mais il n’y a pas de soucis, je vais faire le bien pour elles. »

« Qu’est-ce qui vous fait dire qu’elle ont pu s’inquiéter ? »

Il se ferme davantage, son poing se serre en frappant son genou gauche. Il me foudroie du regard.

« Ecoutez docteur, c’est ma sœur ou ma mère qui est là en face de vous là ? Aucune. Donc je préfère qu’on parle de moi si ça vous dérange pas. »

Les soignants du service m’adressent un regard inquiet. Ils ont senti le surcroît de tension.

« Vous avez raison, parlons de vous alors. Est-ce que vous avez remarqué un changement ces derniers temps ? Plus d’énergie ? Moins besoin de dormir ? Plein d’idées dans la tête ? Pleins de choses à faire, de projets à réaliser ? »

« Bah je ne sais pas, appelez le Dr. Machin, il vous dira ! » s’exclame-t-il.

Il semble à deux doigts de se lever, un regard agressif franchement affiché sur son visage. Les soignants échangent des regards et m’adressent une sorte de silencieux « on y va ? ». Je ne ferme pas ma posture, mes jambes sont un peu écartées tandis que nous nous faisons face chacun assis sur un fauteuil, mes bras s’ouvrent, les coudes posés sur mes genoux, je soutiens son regard avec douceur.

« Je l’appellerai. Mais vous savez, ce qui est important pour moi, c’est pas tellement ce qu’il peut me raconter de vous, mais plutôt ce que vous vous en pensez… »

« Ecoutez, il faut que j’apprenne deux langues, car oui j’ai des choses à faire, mais je dors bien, même moins que d’habitude, mais c’est tant mieux car je gagne du temps. J’ai perdu ma carte bleue, et c’est chiant car j’avais pas mal d’investissements à faire pour la boite que je dois monter de toute urgence. Car même si ma mère et ma sœur me disent « tu devrais te reposer » ceci cela, moi il faut que je fasse tout pour qu’elles soient bien, donc c’est important… »

« Effectivement, vous avez beaucoup de choses importantes à accomplir en ce moment, et pas de temps à perdre. Parfois, d’ailleurs, les autres peuvent vous donner l’impression de vous faire perdre du temps, vous agacer, vous rendre plus irritable par exemple ? Un peu comme en ce moment, c’est bien ça ? »

Conjecture empathique. J’attrape le fil rouge de la bombe, et je le titille pour savoir où ça me mène, avec prudence.

« Ouaiiis, non, irritable je sais pas, parfois je m’énerve vite, très vite, mais c’est mon caractère. Mais pour ma mère et ma sœur, non, je ne veux que leur bien, c’est tout. Et là j’ai plein de choses importantes à faire donc c’est sûr que j’avais pas très envie de venir ici… »

Je prends un instant pour répondre, portant la main sur ma tempe, marquant une pause.

« C’est sûr qu’avec tout ce que vous avez à faire, venir ici a du être un choix compliqué… et pourtant vous l’avez fait… »

« Bah je crois que je dois me calmer un peu, quelques jours, pour mieux réfléchir… »

« Oui, je pense que vous gagnerez beaucoup de temps à réfléchir plus calmement, et on peut vous y aider. »

Un moment de silence. Le fil rouge est coupé. Intérieurement, on retient son souffle. Pourtant, je sens un calme olympien. On décrypte le fonctionnement. On désamorce la bombe. Rien n’est gagné, sinon, quelques briques pour construire un peu d’alliance… Peut-être…

« Vous allez me mettre dans la chambre d’isolement ? »

« Pas forcément, et si c’était le cas, peut-être qu’un court moment, le temps de retrouver déjà un peu plus de calme… Qu’en pensez-vous ? »

Un temps…

« Je pourrais garder ma cigarette électronique ? »

« Non, le règlement de l’hôpital me l’interdit… mais nous pourrions prévoir des moments accompagnés où vous pourriez aller vapoter dehors… »

« Et mon tapis de prière ? »

« Ce n’est pas autorisé non plus dans cette chambre… »

Il se crispe, les collègues guettent attentivement ses réactions.

« Au moins une serviette ? Si j’ai une serviette ça va. C’est bientôt le ramadan, je veux le faire »

« Oui, une serviette ça ne posera pas de problème. » Je laisse un temps. « On y va ? ».

Entrée dans la chambre sans encombre. Prise d’un traitement sans difficulté. Les soignants m’adressent des pouces et des commentaires admiratifs. Intérieurement, je m’interroge : accueillir, échanger, construire un lien, mais enfermer. Ce n’est pas une victoire, juste une étape, un pas vers une relation plus équitable, vers plus d’équilibre, vers plus de liberté, vers l’autonomie. Tous les ingrédients étaient-ils nécessaires ? Il manquait beaucoup d’information : les transmissions très sommaires par l’intermédiaire du médecin d’astreinte invisible, un accompagnement plus organisé vers la clinique, une évaluation plus poussée et posée, des alternatives à tenter ?

Dans tous les discours, il y a une infinité d’issues. Des résolutions, des liens qui se renforcent, des confiances qui se brisent, des éclats qui se risquent, des violences qui s’affichent ou se désamorcent, des bombes qui explosent, d’autres qui s’enterrent. C’est une rencontre. On ne s’ennuie jamais. On découvre à peine une petite partie de l’épais voile de mystère qui recouvre toute personne sur Terre. On ne peut pas être parfaits à chaque fois. Il n’y a pas de protocole tout tracé. Il y a des temps opportuns et des mauvais timings. Il y a des atomes qui s’accrochent, d’autres qui se repoussent. Il y a surtout toujours une possibilité d’améliorer sa pratique, d’humaniser davantage la rencontre, de réfléchir le soin pour que celui-ci ait un sens partagé.

Accueillir

Nous entrons dans sa chambre où les sanglots à peine retenus ponctuent sa conversation téléphonique. Nous apercevant, elle essaye tant bien que mal de mettre fin à sa discussion, alors même que nos gestes indiquant que nous pouvons attendre et repasser dans quelques minutes semblent, au contraire, l’encourager à raccrocher plus vite encore. C’est donc dans cette confusion initiale que nous attendons, à moitié debout, que notre échange puisse commencer.

« Je, je… je te laisse… je suis avec les médecins… je te dis juste… je me fais soigner… »

Le téléphone reposé, elle laisse échapper un soupir douloureux, et un torrent de larmes déferlent de ses yeux rougis. Comme pris sur le fait, je suis partagé entre cette pulsion de réconfort qui, probablement, anime tout soignant, et celle d’une certaine dignité dans le fait de lui laisser l’espace s’exprimer ses émotions. Ne pas chercher à étouffer la tristesse, ou toute décharge émotionnelle, alors même qu’elle ne fait que naître. J’opte alors pour m’assoir en face d’elle, et calmement lui dire : « c’est ok de pleurer… avez-vous besoin d’un moment seule, ou de silence ? ».

Elle hoche la tête de droite à gauche, et l’infirmier qui m’accompagne lui apporte un mouchoir dont elle se saisit en le remerciant. Quelques secondes passent, entre deux sanglots, tandis qu’elle se mouche, se prend la tête entre les mains, souffle, tente de s’excuser, et que ma seule réaction est de valider ce qu’elle ressent, que c’est compréhensible, et qu’elle prenne tout le temps qui lui sera nécessaire.

Puis l’échange s’engage. Cette jeune mère d’une trentaine d’année vient d’arriver dans le service après une journée passée aux urgences. Epuisée, elle a donné une gifle à son petit garçon de deux ans. Et, par ce geste désespéré, elle s’est soudain rendu compte qu’elle « était à bout ». Se sentant ainsi « au pied du mur », une culpabilité extrême s’est emparée d’elle, elle qui déjà s’auto-infligeait toutes les critiques du monde : « je suis nulle, j’ai raté ma vie, je ne supporte plus le monde… ». Quittée par le père de son fils il y a quelques mois et désormais aux abonnés absents, licenciée il y a quelques semaines, isolée de sa famille qui vit en Outre-mer, elle répète à plusieurs reprises : « je suis seule, isolée, trahie, volée, détruite… ».

Alors, dans un immense courage, elle a appelé les pompiers tandis que des idées suicidaires massives s’infiltrent dans son esprit, se diffusant de manière sournoise et altruiste vers son enfant : « je ne veux certainement pas le tuer, mais parfois, je regrette, je voudrais revenir en arrière, ne pas l’avoir eu avec cet homme… Et parfois, j’ai honte, mais quand je veux partir, je voudrais presque que mon fils parte avec moi… ». Arrivée aux urgences, examinée par le psychiatre, on lui propose une hospitalisation légitime qu’elle accepte : « c’est pour ça que je suis là, je dois me soigner, pour aller mieux, pour mon fils… ». Mais, elle qui ne s’est jamais séparée de son enfant, doit alors le laisser en pédiatrie pour être admise en psychiatrie. Elle se retrouve alors devant moi, le regard perdu, à se dire « je suis déchirée, mon cœur est déchiré, je l’ai laissé, je l’ai abandonné… ».

Accueillir la douleur. Ecouter la douleur. Constater la douleur. Sentir cette vague empathique déferler dans notre âme. Se dire qu’il faut garder le cap dans la tempête, car en face, le déluge intérieur est tel qu’une femme « au pied du mur » s’est senti le devoir de laisser ce qui lui était le plus cher pour venir trouver des soins nécessaires. Rassurer autant que possible, souligner cet immense courage, cet acte d’amour suprême, cette lucidité dans la détresse que de reconnaître ses limites et venir chercher de l’aide. Notre société encense ces êtres qui surmonteraient seuls les difficultés de la vie. Elle ne reconnait clairement pas l’extrême force de celles et ceux qui surmontent le mythe du surhumain, et le déni de la souffrance, pour demander à ce qu’on les accompagne.

*

Quelques heures plus tard, en pleine nuit, elle exige de parler au médecin de garde. Elle veut sortir. C’est une toute autre femme, solide, assurée, catégorique, qui se tient devant moi : « vous m’avez vu dans un moment d’abattement qui arrive à tout le monde, j’étais au pied du mur, je n’avais plus d’issue… or j’ai pu discuter longuement avec une amie qui me connait depuis des années, qui m’appelle tous les jours, et j’ai réalisé que j’étais capable de me relever, qu’il fallait que j’aille chercher mon fils demain matin et que j’étais beaucoup plus forte que ça ». Tenter de temporiser. De mettre en rapport avec la détresse vu il y a quelques heures. Tout en comprenant la démarche et le mouvement, en mettant en rapport l’épisode actuel avec quelques anciens passages dans d’autres structures psychiatriques par le passé dans la même tonalité impulsive, la même temporalité extrêmement courte et la même volonté de partir spontanément…

Soins libres, et après tout, pourquoi la retenir ? L’examen actuel ne retrouve aucune idée suicidaire, les questions usuelles de l’évaluation du risque suicidaire aboutissent à un résultat nul, l’humeur parait stable voir même presque positive, le discours est cohérent et fluide, il n’existe plus aucune volonté auto ou hétéro agressive, il ne semble pas y avoir de danger pour elle-même ou pour les autres. Malgré, bien entendu, les phrases qu’elle a pu prononcer un peu plus tôt. Alors, la retenir ? La mettre sous contrainte ? Briser un lien déjà fragile et souvent malmené ? Au nom de quoi ? Pour prévenir quel risque ? Pour éviter quelle responsabilité ? Dans quel mouvement de réassurance du psychiatre qui voudrait tout contrôler, tout soigner, ou tout comprendre ?

Le même type de questionnement s’adresse également à l’égard de l’enfant. Informer la pédiatrie pour réaliser une information préoccupante ? Pour le protéger ? Pour se protéger ? Pour tenter de contrôler des risques existants mais hypothétiques sur la base d’une évaluation et d’un retour de quelques heures à peine ? Dans quelle volonté fantasmatique d’omnipotence ?

J’ai l’amie au téléphone, qui semble avoir la tête sur les épaules, travaille dans le médico-social, la connait bien, est en vacances pour l’accueillir et rester avec elle. Je l’informe, en face de la patiente et avec son accord, de mes inquiétudes concernant les échanges qu’on a pu avoir plus tôt. Des risques qu’il pourrait y avoir à sortir trop vite, sans avoir eu le temps de mettre en place un suivi, une prise en charge et un traitement qui pourrait l’aider. De mes craintes que le service de pédiatrie ne soit pas forcément en mesure de répondre à la demande de la mère dès le lendemain matin. Elle les valide et se montre disponible pour son amie qu’elle est prête à venir chercher immédiatement. Elle est d’accord pour co-signer l’attestation de sortie contre avis médical que j’envisage. Elle confirme qu’elle l’accompagnera au RDV d’urgence que je fixerais bien dans quelques jours, afin d’avoir la possibilité de lui proposer un vrai suivi au CMP dont la jeune mère est demandeuse.

Accueillir, et laisser partir ? Est-ce soignant ? Accueillir, et retenir ? Est-ce soignant ? Accueillir et prévenir ? Comment soigner sans vouloir forcément tout contrôler ? Pouvoir et responsabilité du médecin. Autonomie et contrainte du soigné. Forces et limites du soin. La balance en équilibre instable de l’éthique…

Îatropsychée

Grilles autour des murs et barreaux aux fenêtres,
Cachets et piqûres, masques sur le mal-être.
Portes fermées à clefs, chambre dépareillée,
Portable confisqué… tout est conditionné.

Séjour ritualisé, ballet des blouses blanches,
Entretiens structurés, protocoles qui flanchent,
Prescription du matin, ordonnance du soir…
Automates du soin, l’humain au désespoir.

Muer, penser, changer, jusqu’à briser les chaînes,
Physico-chimiques, bio-socio-juridiques,
Cesser de « protéger » pour vraiment intégrer.

Briller d’un nouveau jour, rouler nos résistances,
Accepter les discours, taire l’ambivalence,
Offrir un soin sensé pour libérer les peines.

Les Indésirables

Dans la pièce aux fenêtres qui ne s’ouvrent pas, il est assis sur un matelas de plastique et un drap indéchirable. Autour de lui, comme un public attentif, plusieurs soignants se tiennent debout, gauches, et cachent leur malaise dans une sorte de rituel surjoué. Je n’aime pas ces cérémonials de visite des chambres d’apaisement. J’aime encore moins constater qu’une personne s’y trouve, faute d’attendre que se libère une chambre classique. Et en même temps, force est de constater que Monsieur M. aujourd’hui assis calmement face à nous est un colosse de deux mètres, arrivé dans un état de rage délirante où huit hommes étaient à peine suffisants pour le contenir. Plutôt que de briser la glace avec des questions banales, je l’ai invité à nous suivre à l’extérieur, dans une sorte de salon destiné aux chambres d’apaisement, et nous avons eu notre entretien sur les canapés.

« Une dernière question docteur : est-ce qu’on pourrait m’amener des livres ? Je viens de finir le mien, et j’ai demandé à ma mère de m’acheter Les Misérables de Victor Hugo : c’est un classique, et je ne l’ai jamais lu ! »

*

Il m’a apostrophé dans le couloir, le visage grave, presque livide, suppliant presque de me parler. Par chance, un infirmier était là, a aperçu mon regard lui demandant muettement s’il était disponible pour m’accompagner en entretien (car en psychiatrie, les entretiens sont tellement plus riches en interprofessionnalité), et a ouvert le bureau médical. Monsieur A. et son accent américain s’est installé dans le fauteuil, à deux mètres d’ecart des nôtres, COVID-19 oblige, et malgré son masque qui laissait dépasser son nez, son affliction était parfaitement visible.

« Ecoutez, il faut impérativement que vous me sortiez de la maison de retraite, car j’ai une mission urgente à mener pour le Vatican, et chaque jour qui passe, je perds des millions de dollars ! »

*

Cela fait plus de trente ans que Monsieur R. vit dans cette chambre du service de psychiatrie aigüe. Trois dizaines d’années qu’il voit arriver des gens, dans un état de souffrance évidente (pour les autres, parfois, plus que pour eux-mêmes, au départ), recevoir des soins (bon gré, et quelques fois, mal grés, au départ), s’améliorer (rapidement, le plus souvent, ou plus lentement, au départ), esquisser des projets de sortie (plus ou moins adaptés, au départ), et se préparer, au départ. Une triple décennie à attendre son tour, à étouffer son espoir, à voir s’écouler les jours et défiler les soignants, le ballet des infirmières et des médecins qui semblent ne jamais rester bien longtemps. A chaque fois, c’est un recommencement, et son dossier le précède pour mieux dissuader l’initiative d’un nouvel arrivant. Car Monsieur R., dans le cadre de plusieurs décompensations de sa maladie psychiatrique, a tué plusieurs personnes, avant de se rendre de lui-même aux forces de l’ordre. Depuis, il aurait purgé sa peine de prison. Néanmoins, la frilosité des administrations, des médecins et de la justice lui interdisent quasiment la moindre permission, le moindre placement dans une structure de vie plus adaptée, la moindre perspective d’une vie plus normale…

*

C’est du bout des lèvres que Madame L. nous laisse entrevoir quelques rares morceaux de son histoire. D’origine étrangère, bien que parlant un français impeccable, elle a subit les effets du confinement généralisé lors de la première vague de la COVID-19, a perdu mari et emploi, s’est enfermée chez elle en ruminant sa situation, si bien qu’elle s’est de plus en plus inquiétée de ne pas pouvoir survenir à ses besoins les plus élémentaires. Elle s’est adressée à un centre d’aide sociale, débordé, et ceci nourrissant les interprétations hâtives que sa personnalité lui impose, s’est sentie humiliée, rejetée, méprisée. Tout laissait croire qu’on la voulait morte. Même ses étranges voisins qui, elle le sentait, se livraient à des activités « médiocres, pour ne pas dire, malhonnêtes, vous voyez ? ». Alors, dans un geste désespéré pour que le monde s’en sorte, elle a jeté les preuves de ce qui se passait dans son immeuble par la fenêtre, et c’est ainsi que la police l’avait arrêtée.

*

Depuis le mois qu’elle a passé dans le service, Mademoiselle J. a reçu une dizaine de plainte déposées à son égard par le voisinage pour différentes raisons : tapage nocturne (« alors que c’est eux qui font du bruit pour m’empêcher de dormir à toute heure de la nuit ! »), agressions verbales (« alors que je n’ai jamais insulté personne, tandis qu’ils ne se gênent pas pour le faire quand je passe à côté d’eux dans les escaliers »), agression physique (« alors qu’il a essayé de me filmer dans mon consentement et que j’ai juste écarter son téléphone qui s’est retrouvé par terre… »). Elle n’a toutefois pas assez de moyens pour aller vivre ailleurs, et pas de famille chez qui loger (maltraitances physiques lorsqu’elle était enfant, perte de contact avec ses parents, éloignement de ses frères…). Son hospitalisation s’est prolongée de plusieurs jours pour se conclure, en désespoir de cause, par un retour à domicile, en sachant très bien qu’il serait sans doute impossible de faire la part des choses entre le délire de persécution et des éléments de réalité en lien avec le contexte hostile dans lequel elle réside…

*

Madame H. souffre de schizophrénie. Il y a quelques années, elle s’est défenestrée sous l’effet des voix qui l’assaillait. Depuis, elle est paraplégique, en fauteuil roulant, avec des auto-sondages urinaires. Elle vit avec de la famille dans un trois pièces minuscules. Elle a une hépatite B mal traitée. Elle s’est retrouvé un soir nue sur son fauteuil sur les berges de la Seine, agitée et tenant des propos incohérents. Police, urgences, un examen somatique de haute voltige par l’urgentiste à base de « G15, ACP nle, incurique, pas de bisous », et elle se retrouve dans un service de psychiatrie d’un établissement de pure santé mentale, à ce qu’un interne constate une hyperleucocytose, une escarre sacrée suintante, une fièvre, une bandelette urinaire positive, et une confusion difficile à distinguer de sa décompensation psychiatrique. Et qu’il faille perdre des heures au téléphone à négocier avec le somaticien de médecine interne, qui est à deux doigts de nous demander la signature d’un engagement de reprise immédiate dans notre service contre-signée par un haut dignitaire de l’Etat. Si, à mes patients rencontrés en psychiatrie, je dis souvent que j’ignore ce qu’est la folie, je me dis que parfois, c’est certains humains portant la blouse blanche qui deviennent fous lorsqu’ils doivent composer avec la souffrance mentale d’un de leurs patients…

*

« Il y a un point où les infâmes et les infortunés se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables ; de qui est-ce la faute ? » écrivit Victor Hugo en parlant de son œuvre Les Misérables au XIXe siècle. Et si, à l’aube du XXIe siècle, on était sournoisement glissé des misérables aux indésirables ? Dans mon prisme de soignants, ces « indésirables », dits aussi « bed-blockers », sont ces personnes qui stagnent dans les services, faute de « place » dans des structures adaptées (qui souvent les refusent car elles demandent une présence soignante importante, des soins « très lourds », ou ont des besoins « très spécifiques »). Ce sont les patients qui naviguent aussi d’un service à l’autre, sous prétexte d’une de leurs souvent multiples pathologies : hop, un tour en diabétologie pour équilibrer cette glycémie, hop, un tour en pneumologie pour réévaluer le traitement de cette broncho-pneumopathie chronique obstructive liée à son tabagisme, hop, un tour en addictologie pour tenter un sevrage du tabac, hop, un tour en psychiatrie pour adapter le traitement du trouble psychique qui a fait échouer le sevrage tabagique et l’équilibration du diabète, hop, un tour en médecine interne pour s’assurer que cette adénopathie para-hilaire droite que personne n’a voulu explorer n’est pas trop inquiétante, et hop, retour en psychiatrie parce qu’il est trop agité pour un service de médecine… En attendant, les demandes de foyers médicalisés, de structures d’accueil ou d’alternatives médico-sociales essuient les refus.

Le saucissonnage de nos disciplines médicales est un problème qui gagnent de plus en plus d’ampleur. Les services de cardiologie de CHU sont des centres hyperspécialisés : ici, ce sont les pathologies rythmiques de l’auricule gauche, ici, l’insuffisance cardiaque droite post-embolie pulmonaire. En périphérie, on fait avec ce qu’on a, et on est bien obligé de se plier aux exigences des CHU quand on a besoin d’un avis, faute d’avoir un service généraliste sur place. Puis, dans le mille-feuille problématique, il y a la dichotomie corps-esprit d’une part, la dichotomie médical-social d’autre part, sans compter la dichotomie préventif-curatif évidemment. Diviser pour mieux régner comme dirait l’autre, pour mieux soigner, on verra ça plus tard. Alors que… les gens survivent aux maladies chroniques, les cumulent, et vieillissent. Le handicap est une réalité sociétale. L’intrication corps-esprit n’est plus à prouver. Qu’on le veuille ou non, la médecine se retrouve pleinement impliquée dans des problématiques sociales, juridiques, sociétales, bioéthiques… et politiques.

Récemment encore, la pandémie de la COVID-19 est venue réaffirmer, s’il le fallait, le biopouvoir foucaldien. La médecine devient éminemment politique, au sens d’activité organisant la vie de la Cité. Quelle est sa finalité ? Réparer, guérir ? Non, on ne peut décemment plus se limiter à cela. Protéger, contrôler ? Peut-être, mais pas sans but, sans cadre, sans réflexion sur nos limites, comme dit l’adage « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais). Accompagner, développer la compétence d’un individu au sein de son tissus social à prendre soin de sa santé ? Pourquoi pas, mais sans se désengager d’une réflexion éthique sans laquelle la médecine n’est plus qu’un instrument sans âme. A la manière de l’ambivalence du Pharmakon, désignant aussi bien le poison que le remède, la médecine porte en elle la restauration et la destruction. C’est ce qu’on en pense, ce qu’on en fait, ce qu’on en doute, qui en dessine la finalité.

L’enjeu n’est peut-être plus le progrès, l’excellence ni le pouvoir. Mais la bataille est de taille : comment passer des Misérables et des Indésirables, à des soignant.es et des soign.eés en un système capacitant ?

Parano

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Madame K, une trentaine d’année, attend la visite des médecins et de l’équipe de soin, assise presque tranquillement sur un coin de son lit. De l’autre côté, quelques vêtements proprement pliés se font spectateurs. Dès l’ouverture de la porte, quelques regards jaillissent de ses yeux et inspectent les arrivants qui s’annoncent. Trois médecins, deux infirmiers, un aide-soignant font bientôt face à cette petite femme, l’air chétive, deux couettes enfantines habillant ses cheveux crépus…

Le chef de service est assez direct. Il sait faire preuve de délicatesse dans les entretiens, et on lui reconnait une aptitude à « recadrer » avec fermeté sans méchanceté. Mais parfois, cet aspect discrètement abrupt suffit à transformer la méfiance en résistance. Il suffit de quelques mots, et le courant saute entre lui et madame K. Elle recule, ne comprend pas ce qu’elle fait là, apostrophe d’autres soignants et pleure un peu, comme l’enfant violentée qu’elle était autrefois…

Cette femme rencontre la psychiatrie pour la première fois, après avoir été emmenée de chez elle par la police, à la suite de plaintes du voisinage qui mentionnent notamment des hurlements, des troubles du comportement et des bousculades. Elle, de son côté, a porté plainte pour espionnage, surveillance dont elle serait victime, et même, il y a quelques jours, viol. Quand bien même, elle le justifie par une douleur périnéale un matin en se réveillant, et l’idée inébranlable d’avoir été violée, en dehors de tout signe d’effraction de sa porte renforcée fermée à double tour et des cadenas supplémentaires qu’elle a installé. Sensible au moindre bruit, déprimée, isolée, même au travail, une conspiration de femmes semble vouloir l’empêcher de progresser professionnellement, et elle va ainsi d’échecs en échecs.

*

Monsieur D, d’environ cinquante ans, revient sur ses pas. Il est entré dans le service il y a plusieurs mois pour un premier épisode. Il a pu bénéficier de soins adaptés, d’une mise au point avec sa famille, d’un accompagnement, d’une psychothérapie et d’un traitement pharmacologique. Et puis, les habitudes de la vie à la sortie de l’hôpital l’ont éloigné des dispositifs mis en place pour lui. Et, un soir, en fin de semaine, rentrant chez lui, il a explosé, envoyant des SMS meurtrier à sa femme, cette complice, lui promettant une mort certaine, elle, ses enfants, l’ouvrier, le chat…

Dépeint de la sorte, monsieur D effraie rien que dans l’idée que l’on s’en fait. Pourtant, lorsqu’on entre dans la chambre d’apaisement, il s’assoie lentement sur le lit, nous salue poliment, répond à nos questions en toute franchise. Il nous explique l’extraordinaire complot dont il est intimement convaincu d’être victime de la part de ses proches, ses collègues et plus récemment, sa femme, destiné à lui permettre d’accéder à un poste plus prestigieux, mais dont, devant ses demandes répétées qu’on lui révèle enfin ce qu’il perçoit des non-dits et des demi-mots, il ne supporte plus le secret et les manigances, jusqu’à tenter lui-même de se trancher la gorge…

*

Monsieur S a été vu par un expert psychiatre à l’occasion d’une nouvelle peine de prison. Des délits mineurs, essentiellement de trafic de stupéfiants et des troubles à l’ordre public, entachent son dossier. Cette fois, c’est une violence conjugale qui l’amène devant la justice. L’homme aurait ainsi giflé sa femme et menacé son fil de mort.

Il est difficile d’imaginer déployer son empathie face à ce type d’individu tel qu’il est présenté. Quand nous entrons dans la chambre de sécurité, il y fait les cents pas, et nous accueille respectueusement. Il s’explique : elle le trompait. Lui qui donnait tant, avait traversé un burnout, était tombé en dépression, s’était progressivement senti isolé, rejeté par leurs amis et leurs proches, abandonné à ses ruminations, il était désormais vide, moins que rien. Alors, la voyant avec son meilleur ami, bras dessus bras dessous dans le couloir, il avait senti la colère monter. Il l’avait embrassée, et senti une odeur de sperme. Leurs relations sexuelles étaient différentes, quelque chose avait changé, il le sentait !

Si bien qu’un jour, il l’avait confrontée, elle avait hurlé, et, pris de panique, il lui a donné « une petite gifle ». Le monde, pour lui, n’est qu’une question d’intégration dans un système binaire : il y a les dominants et les soumis. Et lui, c’est un « dominant », dit-il.

*

On parle souvent de « parano ». Il est important de distinguer ce qui relève du trouble de personnalité paranoïaque, qui est un ensemble de traits de personnalité qui animent un individu généralement orgueilleux, méfiant, se confiant peu, en retrait, parfois d’assez haut niveau de carrière avec une certaine ambition, un penchant pour le contrôle, des difficultés avec les règles et l’adaptation sociale, une certaine quérulence, une fausseté du jugement… Et le délire paranoïaque, dit de Serieux et Capgras dans sa forme la plus connue, qui est cet ensemble d’idées interprétatives (avec une intuition initiale souvent indiscutable) auxquelles le sujet adhère étroitement et contre lesquelles vos arguments, même les plus logiques, seront inefficace.

Dans la nosologie des troubles délirants chroniques, les délires paranoïaques (ou délire d’interprétation systématisé) se définissent donc par une thématique précise (jalousie, persécution, préjudice…), un mécanisme principalement interprétatif, et une systématisation importante (le délire peut paraître plausible, le discours apparait parfois cohérent au point de faire douter l’interlocuteur). C’est un délire dit « en secteur », c’est-à-dire qu’il concerne généralement un domaine de la vie du sujet (sphère privée ou sphère professionnelle) mais avec le temps, et selon les cas, il peut s’étendre en réseau. Ainsi, on y trouve le délire de Serieux et Capgras, caractérisé par une thématique de persécution, les délires passionnels (délire de jalousie dit syndrome d’Othello ; délire érotomaniaque dit « de Clérambault » caractérisé par la conviction délirante d’être aimé avec la triade typique espoir/dépit/rancune), les délires de revendication (avec généralement un préjudice subit, incluant l’hypochondrie délirante, l’inventeur méconnu, l’auto-thérapeute, le quérulent processif, l’idéaliste passionné) ou encore les délires de relation des sensitifs dit de Kretschmer (avec la notion d’un complot contre l’individu destiné à le multiplier ses échecs, l’humilier, le faire s’effondrer, et une composante thymique importante dans un versant dépressif ainsi qu’une personnalité dite sensitive). Les classifications variant, le délire de Kretschmer est parfois sorti des délires d’interprétation systématisés, au même titre que les paraphrénies (délire de mécanisme imaginatif principalement) et la psychose hallucinatoire chronique (mécanisme hallucinatoire, chez la personne âgée).

L’analyse clinique est ainsi d’une incroyable richesse qu’on ne peut réduire au vocable « parano », trop vulgarisé. L’enjeu relationnel est majeur : passer outre la méfiance, créer un lien thérapeutique, entrer dans l’échange, comprendre et saisir le délire, et, peut-être, amener l’individu à en questionner les perceptions et interprétations qu’il en fait. Un exercice difficile, rarement possible en pratique du fait de capacités d’introspection délicates à mobiliser, d’autant que les traitements pharmacologiques sont généralement peu efficaces en particulier lorsqu’il existe une personnalité sous-jacente (exception peut-être pour le délire de relation des sensitifs qui semble s’amender dans certains cas sous antidépresseurs).

Intuition

Dans la boite à conseils de madame et monsieur Tout-le-monde, il y a toujours quelques mantras à distribuer sans modération. Et notamment, rangés à côté du « il faut lâcher prise ! » et du « charité bien ordonnée commence par soi-même », le légendaire : « la première intuition est toujours la bonne ». Avec son corollaire « il faut écouter son cœur ». Avec tout ça, on n’est pas sortis de l’auberge ; et si on est dans de beaux draps, tant pis, mélangeons les torchons et les serviettes pour laver son linge sale, en public cette fois.

Un peu comme ces patients de géronto-psychiatrie qui, souvent contraints par leur souffrance ou leurs proches à être hospitalisés un temps, se retrouvent parfois à démêler de vieilles histoires de familles, sortant les squelettes de leurs placards, et cherchant un semblant de sens dans plus de quatre-vingts ans de vie. Avec, en prime, ce paradoxe délicieux, où face à un gamin de vingt et quelques années en guide d’écoutant (voire de « guide » ?!), ils s’épuisent parfois à demander qu’on les laisse mourir, soulignant que leur vie est faite, tandis que le p’tit jeune essaye tant bien que mal de leur montrer qu’il leur reste peut-être encore quelques belles années à vivre. Ce faisant, nous sommes telle une paire de funambules sur un fil de toile d’araignée, l’un penchant dangereusement pour tomber, l’autre tentant par tous les moyens de contrebalancer le mouvement, quitte, peut-être, à se mettre en danger, et surtout, à ne pas parvenir à rejoindre l’autre.

Mme Lettrée s’est présentée dans le service, adressée des urgences où elle avait été reçue, souffrant de toutes parts et animée d’idées suicidaires très envahissantes ayant totalement déstabilisé son mari. Elle avait été diagnostiquée très récemment d’une maladie de Parkinson, sur quelques signes très discrets (un peu de raideur à la limite de ce que la clinique pouvait détecter, une modification de la voix, une fatigue inhabituelle…) et des antécédents familiaux, et ce diagnostic était alors initialement décrit, par madame Lettrée, comme déclencheur d’une profonde dépression. Dans les suites de ce diagnostic, elle s’était faite opérée d’une arthrose importante de hanche, ayant nécessité la mise en place d’une prothèse, avec une rééducation où les éléments de dépression et d’angoisse avaient commencé à alerter les soignants. Un traitement anti-dépresseur (« léger ») avait été initié avant son retour à domicile. Puis, dans le silence et la solitude de chez elle, son mari, plus jeune, travaillant encore, les pensées obscurcies de la dépression ne la quittaient plus. Si bien que, poignardée par le constat de sa réduction d’autonomie du fait de douleurs résiduelles à son opération de hanche et à des accès de crispations musculaires qu’elle imputait à sa maladie de Parkinson, elle formula à de nombreuses reprises à son mari le désir de mourir, tant sa souffrance était insupportable. Elle lui demanda de l’étranger, ou de l’accompagner à la falaise de laquelle elle pourrait se jeter dans le vide.

Mme Lettrée était professeur de littérature, avec une affection particulière pour le domaine du romantisme littéraire, et notamment la poésie, dont elle ponctuait généralement les entretiens, évoquant le spleen ou le fatalisme de grandes tragédies, sans trop en faire dans le discours, mais dont le contenu se suffisait à lui-même. Notre première rencontre fut marquée par sa souffrance, caractérisée par une rigidité musculaire, des soubresauts qui n’avaient pas les allures de fasciculations, de dyskinésies, de chorées, d’hémiballismes, ou de convulsions. Peut-être même étaient-ce des sursauts, comme une hypervigilance, amplifiée par les bruits un peu brusques (bien qu’avec un certain décalage) et les émotions. Le discours fut assez pauvre, bien que le contact semblât bon. Elle se voyait mourir, du moins le souhaitait-elle, mais dans sa condition physique, précisait-elle, elle était incapable de mettre ses projets à exécution. Toutes les tentatives de description de son ressenti, même seulement pour le valider, semblaient ne pas parvenir à l’atteindre, et l’angoisse était telle qu’il semblait peu pertinent de prolonger l’entretien. J’appuyais sur les terribles souffrances qu’elle devait ressentir, et évoquais que nous allions essayer de trouver un moyen de les atténuer un peu. J’introduisis un anxiolytique au dosage plus adapté, et augmentait le traitement anti-dépresseur.

C’était la première patiente que j’étais amené à prendre en charge en autonomie « supervisée ». Le psychiatre de l’unité, seul médecin du service, prenait ses congés, et je devais me référer au psychiatre chef de pôle en cas de difficultés. Le traitement anxiolytique proposé eut un effet quasi-miraculeux sur les manifestations musculaires et ses angoisses. Alors qu’elle semblait mélancolique, clinophile, désespéré (telle que nous l’avait présentée les psychiatres des urgences d’où elle venait), elle sortait désormais de sa chambre, et si la souffrance morale était encore là, elle se disait surprise et soulagée sur le plan physique. Toutefois, la iatrogénie chez les patients âgés étant ce qu’elle est, elle fit une chute dans la salle à manger, s’ouvrant le front, et du fait de l’absence de scanner sur place et de la violence du choc, elle fut conduite aux urgences. Elle revint quelques jours plus tard, un peu sonnée, mais sans autre dommage qu’une plaie de quelques centimètres correctement suturée. Elle posa, à de nombreuses reprises, la question de l’origine de cette chute, qui s’inscrivait quelque part dans une recherche de sens bien plus profonde, sur l’origine de sa dépression, ou de sa maladie de Parkinson, comme si tout était lié (et pourquoi pas, bien que, la chronologie d’apparition des signes de la maladie de Parkinson dans son cas et de la dégradation thymique et anxieuse secondaire à l’annonce du diagnostic proposait plutôt une explication d’ordre réactionnelle). Le bilan de la chute ayant été fait, l’hypotension orthostatique ou les troubles ioniques notamment éliminés, et l’imagerie cérébrale normale (confirmant la première image sans autre étiologie à ses troubles psychiques par ailleurs), nous sommes revenus, avec son mari, sur les mécanismes de ses traitements anxiolytiques et anti-dépresseurs, sur la dépression, sur la prise en charge et sur l’avenir.

Étonnamment, Mme Lettrée accordait peu de crédit à la psychologie clinique. Possiblement affecté par une représentation uniquement constituée des aspects les plus dogmatiques de la psychanalyse, elle se revendiquait pratiquante des sciences humaines (insistant discrètement sur le terme de science). Pris d’une soudaine intuition, et conscient de l’orientation théorique de la psychologue du service, je lui proposais une explication plus « intégrative », que j’utilise de manière un peu « passe-partout » de la dépression : « Si l’on prend deux cerveaux, l’un d’une personne souffrant de dépression, l’autre non, et qu’on cherche la différence, que trouve-t-on ? Les cellules qui composent le cerveau comprennent notamment des neurones. Ces derniers communiquent entre eux en utilisant des molécules appelées neurotransmetteurs. Quand on compare la quantité de neurotransmetteurs entre un cerveau déprimé et un cerveau non déprimé, on s’aperçoit que le cerveau déprimé en contient beaucoup moins ! On imagine alors que les neurones communiquent moins bien, et c’est peut-être comme cela qu’on explique cette tendance qu’on les gens souffrant de dépression à voir tout en noir, à ruminer de mauvaises pensées, à être tristes, à ne pas avoir d’énergie, à ce que plus rien ne les intéresse, etc. C’est pour ça que l’on donne des anti-dépresseurs, dont le principal effet est de permettre au cerveau déprimé de retrouver une quantité suffisante de neurotransmetteurs pour lui permettre de fonctionner mieux. On ne sait pas vraiment pourquoi, dans le cerveau déprimé, les neurotransmetteurs diminuent. Il y a plusieurs théories qui proposent des explications : selon les événements qu’on a vécus, selon notre contexte de vie et les relations qu’on a avec les gens qui nous entourent, selon nos apprentissages et nos réactions face au stress, selon notre personnalité ou notre génétique… Alors bien sûr, les anti-dépresseurs, puisque le cerveau peut à nouveau réfléchir sans voir tout en noir par exemple, constituent une sorte de béquille. Un peu comme quand on se casse la jambe : on met un plâtre, qui permet à l’os de se réparer, et en attendant, pour marcher, on s’aide d’un appui. Parfois, on a besoin de ré-entraîner le membre à bien marcher, même quand l’os est réparé, alors on garde la béquille un peu plus longtemps pour ne pas tomber et se le casser à nouveau. Avec un cerveau qui retrouve un fonctionnement plus efficace, on peut alors le ré-entraîner à fonctionner, et chercher quelque chose qui fasse sens pour vous. On appelle ça la psychothérapie, et c’est grâce à ce traitement que votre cerveau trouve, en vous, et parfois avec l’accompagnement d’un professionnel de santé, les ressources pour guérir de sa dépression. ». Monsieur Lettré se montrait très attentif, questionnant et aidant. Il semblait profondément amoureux de sa femme. On les imaginait assez bien discuter des heures durant de littérature, de philosophie, de grands concepts et de grandes idées, avec un amour immuable depuis des années.

Madame Lettrée évoluait bien. Elle était toutefois assez gênée par un constat, au niveau de ses angoisses et de ses humeurs, trouvant qu’elle ne cessait d’alterner entre un jour « terrible » où elle était percluse d’anxiété quasi incapacitante, et un jour « mieux » où elle était capable de s’investir dans les activités cognitives et physiques proposées par le service (et qu’elle trouvait alors d’un niveau beaucoup trop dérisoire). Et, dans ces journées « terribles », elle sollicitait les soignants en les apostrophant dans le couloir, souvent lorsque ces derniers étaient occupés avec une autre personne, les interpellant comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour des problématiques pourtant très relatives, comme par exemple : « pourquoi est-ce que je vais mal aujourd’hui ? » ou encore « dois-je prendre un anxiolytique en si besoin ? » voire même « est-ce que je dois aller manger ce midi ? ». Intuition. Ces alternances, ses présentations parfois un peu théâtralisées, le côté très clivant qu’elle pouvait avoir au sein de l’équipe, la diversité des réactions « contre-transférentielles » qu’elle pouvait générer chez les soignants, l’aspect désorganisé d’une personnalité pourtant d’un bon niveau intellectuel et de fonctionnement social, la présentation presque histrionique mais ponctuelle de ses symptômes physiques avec une tendance à mettre systématiquement en échec les tentatives des soignants pour la soulager (refus des traitements prescris en cas de besoin, qui malgré un effet clinique manifeste quand ils étaient pris, étaient jugés inefficaces par exemple), ou encore son abord « tout ou rien » de certaines de ses difficultés laissaient entendre, raisonnablement, de rechercher un trouble de la personnalité de type état-limite, décompensé par l’annonce du diagnostic de maladie de Parkinson, associé au constat d’une réduction de l’autonomie suite à l’opération de hanche et à l’inéluctable diminution de celle-ci notamment au regard du vieillissement. Elle s’opposa toutefois fermement à la proposition de tests psychologiques.

Que faire ? Intuition. Retourner à une clinique « nue », comme disent les psychodynamiciens. J’interrogeais alors son mari par téléphone, à la recherche d’éléments évocateurs de trouble de la personnalité dans son histoire de vie. Il me la décrivit comme un homme profondément amoureux de sa femme. Une femme d’un très bon niveau intellectuel, enseignante en classe préparatoire des grandes écoles. Elle aimait, auparavant, réunir des amitiés de longues dates pour débattre des heures durant, parcourir le monde dans quelques voyages bien organisés, manifestant un certain aplomb dans les prises de décisions, mais ne manquant pas de se remettre en question et de faire preuve de réflexivité. Une certaine tendance à la précision, à la perfection, à l’excellence et au rangement. Pas franchement de quête identitaire, d’instabilité relationnelles, aucune conduite à risque, aucun antécédent psychiques. Tout au plus quelque chose de l’ordre de la personnalité peut-être un peu obsessionnelle et décompensée par une situation qui échapperait à son contrôle, la maladie de Parkinson et son inéluctable évolution. Ou, peut-être, comme il me témoignait de sa présence malgré le confinement sous forme de nombreux envois de lettres, photos et messages, auxquels elle ne répondait de très brièvement, pas systématiquement et de manière très succincte, une problématique plus systémique ?

Que faire pour prendre conscience de ces mouvements psychiques d’un jour à l’autre, aussi régulièrement ? Comment réfléchir sur les éventuels déclencheurs de ses angoisses ? Comment lui faire apparaître que, même dans certaines journées « terribles », l’engagement dans des activités cognitives ou physiques ainsi que la prise de certains traitements (médicamenteux ou non) pouvaient avoir un impact sur ses angoisses ? Comment lui faire découvrir et réfléchir à ses stratégies d’adaptation – coping ? Intuition. Je lui imprimais un tableau pour l’inviter à noter, de 0 à 10, l’intensité de ses angoisses, du calme ressenti, des techniques recherchées, et, conscient de sa détestation de l’objectivisation idéalisée, je l’invitais sur une dernière colonne à résumer sa journée en quelques mots, espérant réveiller la littéraire qu’elle était (et qu’elle se plaignait parfois de ne plus retrouver, incapable de lire ou de se concentrer dans les journées « terribles »). Elle investit l’exercice, ses angoisses notées soit 1-2 soit 7-8, en miroir du calme ressenti. Mais elle perçu sa sensibilité aux événements extérieurs qu’elle ne contrôlait pas, sa nécessité de « lâcher prise » qui ne collait pas avec sa difficulté à ne pas tout contrôler. Je lui ai souri : « ne peut-on pas contrôler le lâcher prise ? ». Encore une intuition. D’où est-ce que je sortais ça ? De quelle preuve d’Evidence Based Medicine formulais-je ce genre de consignes ? Autant le tableau donné correspondait à une sorte d’adaptation très détournée de l’exercice des colonnes de Beck en thérapie cognitivo-comportementale, autant ce conseil n’est qu’un agglomérat subconscientisé de lectures vaguement psycho-philosophiques. De quel droit, de quel référentiel, proposais-je ce genre de remarques ?

Car si, souvent, les médecins résument la sphère scientifique de l’EBM à cette notion de preuve scientifique, comme s’il y avait une vérité irréfutable sur laquelle prendre une décision, il s’agit peut-être d’une grossière erreur de conception philosophique et de traduction. Evidence se traduit en français par « preuve » ou « fait ». Il n’est alors nullement question de son caractère scientifique, bien que, par obligation déontologique, il convient en médecine de proposer des traitements issus des données les plus actuelles de la science… ou… de l’état de l’art. Nous retombons là encore dans une vieille bataille entre les partisans de la médecine comme un art et ceux de la médecine comme une science. L’issue de secours à cette opposition stérile réside dans le compromis proposé par l’EBM et souvent oublié : « Considérée dans son essence, la médecine n’est donc ni une science ni une technique, mais une pratique soignante accompagnée de science et instrumentée par des moyens technique » (Dominique Folscheid – DOI : https://doi.org/10.7202/401007ar). De cette conception de médecine comme une praxis, à l’instar de la Prudence Aristotélicienne, la médecine impose à chaque situation d’interroger les valeurs et les données probantes qui sous-tendent ses (co-)décisions. On ne choisit ainsi pas entre l’art et la science, ni entre le cœur et la raison, mais peut-être se laisse-t-on guider (ou perdre ?) par des intuitions plus ou moins motivées – colorées – d’art, de science, de principes, de finalités, de données, de contextes, de cœur et de raison.

Alors peut-être que cette patiente, entité symbolique d’une sorte Anna O., vient interroger ma posture clinique, les éléments sur lesquels j’essaye de baser mes premières décisions pleinement responsables, mon sentiment de légitimité à proposer un accompagnement voire une thérapie, ou encore ma gestion de l’incertitude irréductible de toute prise en soin. Peut-être de part sa carrière littéraire, et ses intérêts proches de mes lectures en poésie ou en philosophie, elle vient questionner mon rapport à l’écriture, à ma profession, à mon identité. Peut-être encore que son aspiration initiale à mourir, et sa quête de sens à une vie qui, irrémédiablement, se dirige vers la mort, vient réveiller les angoisses primordiales enfouies en moi comme chez tout être humain. Peut-être enfin que sa complexité inhérente à celle de la nature humaine et du mystère de l’individu, vient se confronter à l’impuissance absolue de la médecine, à la douleur de la fin prochaine d’un stage décisif, au deuil de pouvoir tout faire, tout penser, tout guérir ou tout comprendre, et au phénomène aussi fascinant qu’inquiétant que constitue ce lien particulier, intense et bidirectionnel qu’est la relation de soin.

Transfert

C’est un homme étonnant, venant d’une contrée lointaine, qui s’est présenté dans le service de psychiatrie pour les personnes âgées. Un homme d’un certain âge, donc, et qui garde en mémoire un passage, il y a plusieurs dizaines d’années, dans cet établissement de santé mentale. Une hospitalisation qui, à ses dires, lui aurait « sauvé la vie ». La mine triste, mais l’œil pétillant, ce vieil homme puise dans son trouble bipolaire d’étonnantes muses qui lui inspirent des textes poétiques qu’il trace sur papier. Il en a plein sa chambre, du papier. Et la mine de son stylo noir parcours des pages et des pages, à la recherche des causes de son tourment et du sens à donner à son existence. Une intuition inexplicable me conduit, dans ces lignes, à le nommer « le Poète ».

Depuis quelques semaines déjà, le gouffre et la torpeur de la dépression reviennent hanter son esprit. Sa vie est faite de séparations, d’abandons et de recherches frénétiques d’une raison d’être. Sur la table de chevet, un livre de méditation pleine conscience, qu’il lit et relit dans l’espoir, dit-il, « de trouver l’instant présent, qui existe entre chaque mot : ainsi, entre ‘instant’ et ‘présent’, c’est là qu’il se découvre ».

C’est un homme sans nul doute plein de sagesse et de trésors. Un homme qui, humblement peut-être, n’a pas fait partie des « catégories socio-professionnelles supérieures ». Il s’est construit à la sueur de son front, s’est engagé dans divers syndicats, s’est lié et délié de femmes qu’il a épousé, et d’amitiés sincères au destin funeste. Il décrit ainsi le sort tragique d’un de ses meilleurs amis, qui fut son médecin, dont il se sent responsable du suicide. Il me l’a écrit dans un courrier poignant, alors qu’à notre entretien précédent, je lui avais proposé de travailler sur ses relations avec les autres, et, tenant compte de son habilité à s’exprimer par écrit, d’écrire une lettre à un ami. Ma première erreur fut, peut-être, de ne pas lui avoir répondu.

J’ai récemment décidé de prévoir des RDV avec les patients du service. Je trouvais toujours délicat de proposer aux patients un entretien, alors même qu’ils ne s’y attendaient pas. L’idée de les prévenir dès le matin qu’ils seraient vus à telle heure au cours de la journée ou le lendemain me semblait plus propice au travail thérapeutique. Je ne saurais sourcer cette notion qu’un RDV chez un psychothérapeute s’anticipe probablement, mobilisant déjà, consciemment ou non, cognitivement ou non, une forme d’impulsion au changement, à la transformation, voire, tout simplement, à la construction d’une alliance thérapeutique. Il a bien entendu fallu qu’un aléa urgent me fasse prendre un retard conséquent à notre RDV avec le Poète.

Ce retard ne fut pas sans conséquence. Profondément attristé, blessé, comme trahi (il me reprend d’ailleurs sur ce terme, ne trouvant toutefois pas de mot qui lui convienne pour se décrire), il souffre tant qu’il suppose même que ce retard était une supercherie, une sorte de test de ma part, une façon de nier sa douleur et son mal-être, comme s’ils n’existaient pas. Il prend une sorte de plaisir vengeur à m’expliquer comment il compte mettre fin à ses jours. Les larmes lui viennent, quand il évoque son meilleur ami décédé.

Puis, tout à coup, il s’arrête, et me regarde : « D’ailleurs, c’est vous dire, j’avais préparé quelque chose, et je l’ai dans la poche ». Il marque une pause, observe nos regards étonnés à l’infirmière et moi. « Oh, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas une arme », dit-il en riant nerveusement. Il sort de sa poche une nouvelle feuille de papier, pliée en trois, la déplie, et me la tend. Je parcours son testament, écrit à la main. Il m’inquiète davantage.

Le reste de l’entretien consiste à tenter de comprendre ce qu’il ressent, à valider sa souffrance, et, peut-être un peu trop, à rassurer sur l’accompagnement et l’investissement des soignants à son égard. Je sens bien, avec une certaine tristesse, que quelque chose s’est brisé, que la corde du lien thérapeutique s’effiloche sérieusement. Étonnant, d’ailleurs, d’évoquer une corde en rédigeant ces lignes, alors même que son projet de suicide sera par pendaison, avec une corde, qu’il a prit quelques minutes à me décrire…

Guidé par une mystérieuse intuition, j’accuse réception, je valide sa souffrance, je l’encourage à expliciter ce qu’il ressent s’il le souhaite. Il me toise, triste et agressif à la fois : « je vous pensais assez intelligent pour comprendre, pas pour vous jouer de moi ». Je lui assure de notre présence, malgré les urgences et les imprévus, et qu’à ce moment, l’urgence est en face de moi. Il évoque spontanément la poésie, citant ça-et-là, quelques poèmes célèbres, et quelques-uns de sa composition. Il se revendique admirateur de Verlaine, Hugo, et d’autres poètes. J’évoque le spleen. Il dit ne plus savoir qui être, et qu’en même temps, cette souffrance est lui. Je l’interroge : et si, cette souffrance était ou avait été créatrice de ce qu’il est, et qu’en même temps, aujourd’hui, elle devenait trop difficile à supporter ? Il me regarde un moment. On sent comme un moment de bascule, d’équilibre instable, une marche de funambule sur une ligne de crête où chacun, peut-être, sommes à la fois trop investis et trop défensifs.

Je me demande : qu’essaye-je de sauver ? Ma « réputation », sorte de « prestige » de docteur (même pas encore docteur, même pas psychiatre) ? Ma volonté de bienveillance ? Mon attachement à être à l’heure ? Ou essaye-je de fuir : le conflit, l’échec d’une relation thérapeutique, la reconnaissance de mes erreurs ? Va-t-il se saisir de l’accroche poétique ? Va-t-il poursuivre le travail qu’il a commencé ? Vais-je découvrir un tout petit morceau du mystère du Poète, et l’aider à trouver un chemin vers le mieux-être ? Vais-je constater, et peut-être exagérément penser, que malgré mes bonnes intentions, malgré des intuitions inexplicables et souvent salvatrices, je ne suis finalement pas un (bon) psychothérapeute ? Et enfin, surtout, vais-je briser ce lien, et perdre ce patient, voir mourir cet homme que, sans prétention à vouloir « le sauver », je n’aurais déjà simplement pas su « écouter » ?

Ces questions, cette analyse du contre-transfert seront pour plus tard. Le Poète soupire : « j’ai l’impression d’avoir raté ma vie ; la poésie, je ne sais faire que ça, mais ce n’est pas rentable ; je suis une sorte de poète incompris, destiné à l’oubli… ». L’entretien touche à sa fin : il s’épuise, peut-être même vacillons-nous sur ce point d’équilibre précaire. Je ne sais pas encore quelle mystérieuse intuition me pousse à lui imprimer un poème de Charles Baudelaire que j’affectionne particulièrement, ce que je lui signale. L’ennemi, du recueil Les Fleurs du Mal. Je l’imagine, peut-être un peu trop rapidement, comme quelque chose qui pourrait valider son ressenti, et en même temps, constituer une sorte de symbole transitionnel, une tentative de maintenir le lien, de se revoir plus calmement, de continuer. Une petite voix intérieure me demande : « pourquoi est-ce si important ? Et surtout, pour qui ? ».

Je lui remets le poème, plié, lui demandant de le lire quand il le souhaiterait et de me dire ce qu’il en pense. Je le préviens que ce n’est pas joyeux, et que cela se rapproche beaucoup du spleen dont on a parlé. Je sens dans son regard comme une étincelle d’espoir. Ou peut-être crois-je la voir ? Il s’empare du poème, me remercie, mais pas comme d’habitude où il se montrait toujours très satisfait de nos échanges, et s’en va la mine troublée.

Je reçois une lettre le lendemain. C’est un poème de sa composition. Il s’intitule « Trop tard ». Je dégluti. Il parle d’un enfant perdu ne connaissant pas la route, tracée par les animaux des bois. Il fait référence à des arbres et des fleurs, comme le poème que je lui ai donné, et évoque des fruits « s’offrant aux malveillants » avant de pourrir. La suite est plus difficile à déchiffrer, plus émotive, et peut-être voit-on une larme. Il écrit « lame, lame, tranchante, une aiguille tranche et perce, cette baudruche (…) moi, bien entendu ».

Je ne sais que faire. Il est tard, je suis de garde, j’ai quelques minutes. Il faudrait que j’analyse, que je prenne le temps. Et en même temps, encore, cette mystérieuse intuition me pousse à répondre. Jusqu’où ? Jusqu’à quelle limite ? Dans quel but ? Pour qui ? Pourquoi ?

J’écris. Je fais relire par l’équipe. On valide ensemble. Une soignante lui dépose la lettre. Elle rapporte qu’il l’a reçue avec « un grand sourire ». La suite ? L’avenir nous le dira…