Le grand saut : plonger dans la médecine

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit. Ce n’est peut-être pas si étrange que l’envie survienne en ce moment. Car aujourd’hui, c’est bientôt le premier jour du reste de ma vie, quelque part. Car aujourd’hui, c’est le dernier lundi de la dernière semaine travaillée en tant qu’interne. C’est la dernière ligne droite où l’imposture se cache derrière des croyances moins dysfonctionnelles à type de « c’est normal de ne pas tout savoir, je suis interne, j’ai encore beaucoup à apprendre ! » ou « si ça ne marche pas, c’est parce que je ne suis pas assez encadré/séniorisé » ou encore « au pire, si je ne sais pas, je demanderai à mon chef… ». Comme si apprendre à soigner se limitait à une grosse dizaine d’années d’études. Comme si, dans quelques jours, je m’endormirais interne et me réveillerait « sénior », touché par la grâce, ayant la science infuse et boursouflé d’un sentiment de légitimité soudain.

C’est plutôt un peu comme faire le grand saut, en haut du haut plongeoir. Grimper l’échelle est fastidieux et difficile, même si l’espoir et le rêve de sauter rend la montée excitante. On se laisser aller à imaginer le plongeon, agile et gracieux, les deux pieds bien joints soulevés par la force élastique de la planche, le corps magnifiquement aligné décrivant la courbe de l’arc de cercle parfait, les deux bras tendus symétriquement comme un bec de faucon pèlerin en pleine chasse, une sorte de ralenti cinématographique pour amorcer une descente rectiligne précise vers la surface immaculée de l’eau chlorée et scintillante, une entrée pleinement aérodynamique, un déferlement harmonieux de bulles et de gouttes jusqu’à parachever la performance avec la dernière perle d’eau retombant pile au point d’impact du plongeon… On se dit même que ça pourrait être facile, si on a bien travaillé, bien pris le temps de grimper chaque barreau de l’échelle, en sentant les tensions dans les muscles mis à l’épreuve, en comprenant chaque mouvement, chaque force en présence, chaque détail lequel, selon nos maîtres, si on l’oubliait, pourrait rendre le plongeon fatal. Ou ferait de nous un mauvais plongeur, indigne de prétendre plonger. La critique du plongeon des autres est d’ailleurs presque un sport national, et il est vrai que nous en voyons de toute sorte : des plats ventraux dramatiques (et parfois douloureux), des sauts partisans du moindre effort avec les deux pieds en avant et tant pis, des bombes qui vident la piscine sans scrupules pour les dommages collatéraux (et particuliers qui éclaboussent les autres plongeurs pour les couvrir de honte et les spectateurs qui ne demandaient qu’à ce qu’on prennent un peu soin d’eux).

Et puis, un jour que l’on attendait plus, on arrive en haut. Neuf, dix, onze, peut-être même douze mètres. En bas, des jeunes aspirants plongeurs nous regardent, avec ce même air admiratif que nous avions à leur place autrefois. Oui, autrefois, car il s’en est passé, quelques années, à grimper. A oublier, parfois, peut-être, cette place d’en bas, cette admiration, ou ce rêve de perfection. A s’oublier un peu soi-même, pour être garant d’une excellence, répondre aux attentes des maîtres, et surtout à celles des spectateurs dont il faut prendre soin : ne pas seulement leur offrir un spectacle, mais surtout leur rendre service, les guérir parfois de l’angoisse, les écouter toujours (même en étant aussi haut sur ce plongeoir), les accompagner dans le saut (et même avant, pendant, et après), les soulager souvent de l’attente dans laquelle ils sont eux-mêmes plongés. Et en même temps, ne pas se perdre dans l’océan de leurs attentes, savoir construire ensemble un chemin dans la tempête, une trajectoire pour le plongeon, en accord avec les valeurs savamment élaborées lors de l’ascension de l’échelle sous les yeux mystérieux de la société toute entière.

Alors comment ne pas s’agripper un instant, en sentant le vertige qui soudainement nous saisit, en haut du plongeoir, quand vient notre tour de sauter ? Comment ne pas sentir comme un rapport lointain avec l’idée d’une mort inéluctable, ce moment de la vie qui ne se vit qu’une fois, quand il s’agit un jour de passer de l’étudiant au docteur diplômé ? Comment ne pas figer jusqu’à notre souffle en apercevant à peine le bout de la planche, suspendue au-dessus du vide, de l’eau, des murmures des spectateurs, et de nos pensées automatiques et soudaines : « pourquoi ? Qu’est-ce que je fais là ? En suis-je vraiment capable ? Serai-je vraiment responsable ? Et si je rate ? Et si j’échoue ? Et si je tue ? L’ai-je même déjà fait en grimpant l’échelle ? Tout le monde saura alors ? Me laissera-t-on quand même sauter ? Puis-je même prétendre sauter ? Qu’est-ce que cela fera de moi ? Qu’est-ce que cela fera d’eux ? Et tous ces doutes sont-ils normaux ? »…

N’ayez pas peur d’avoir peur. Il y aura des sauts anxieux et des sauts heureux. Il y aura des sauts maitrisés et d’autres à perfectionner. Il y aura des sauts loupés, car un vent furieux, imprévisible et soudain détournera la trajectoire. Il y aura des sauts risqués qui se passeront pourtant bien. Il y aura toujours des sauts critiques, des sauts vertigineux, des sauts faciles et des premiers sauts. Et il y aura enfin, à chaque saut, une promesse d’empathie, d’implication et d’engagement, jamais plus léger que soi et son spectateur, toujours dans le respect de la vie, et résolument emprunte d’un peu de doutes, d’un peu de peur, d’un peu de folie, d’un peu d’amour, d’un peu de joie, d’un peu d’éthique et de beaucoup d’humanité.

Ceci n’est pas un point final. Ni même une virgule, mais peut-être juste une goutte dans la piscine…

Cases

Je n’ai jamais aimé les cases. Littéraire ou scientifique. Somatique ou psychiatrique. Généraliste ou Psychiatre. Psychologue ou psychiatre. Psychanalyste ou Neurocognitiviste. Et j’en passe. Ces choix artificiels entre différentes boites, utiles pour penser, pour dégourdir les sillons de notre machine à heuristiques, ces raisonnements rapides et simplificateurs que notre cerveau est conditionné à générer et entretenir, sont parfois d’un intérêt limité.

Chez les généralistes, j’avais l’impression d’être un obsédé de la psychiatrie, à la deviner partout, même où, peut-être, elle n’était vraiment qu’anecdotique. Chez les psychiatres, je me fais parfois l’effet d’être un genre d’ayatollah du somatique, à vérifier les biologies, ré-examiner, (re)mettre en place des suivis chez les spécialistes pour les maladies chroniques, voir chasser des diagnostics « organiques » malgré des probabilités pas forcément très importantes. Chez les psychologues, je m’agace parfois d’une sorte de manque de systématisation de la pensée, d’un entretien ou d’un diagnostic, même si je m’émerveille de cette liberté de penser les situations. Chez les psychiatres, je m’agace d’une pensée rigide, automatique et heuristique qui brasse des domaines parfois mal connus par ces spécialistes, tout en appréciant l’aspect neurobiologique ou pharmacologique qui orne l’abord médical des situations. Trouver sa place, développer son style, assumer son art clinique, ce n’est pas mince affaire…

1

Lorsque le jeune M. est arrivé dans le service, il était question, selon le psychiatre de garde qui l’avait accueilli, d’un « jeune homme bipolaire hospitalisé pour quelques jours de stabilisation d’une phase hypomane, avec possible hospitalisation sous contrainte à mettre en place en raison de son ambivalence aux soins ». Appelé par l’équipe, le sénior et moi l’avions rencontré car, ayant téléphoné à sa famille, ces derniers lui ayant dit qu’ils l’obligeraient à se soigner, il manifestait le souhait de sortir. Le sénior tiquant sur ses antécédents de consommations de substances (occasionnelles), une tentative de suicide par phlébotomie datant d’il y a plusieurs années, il a acté l’hospitalisation sous contrainte, et devant l’énervement (légitime, selon moi) suscité, a prononcé une mise en chambre d’isolement.

Replaçant la colère dans son contexte et dans le fonctionnement du jeune M. tout en interrogeant sur les motifs d’une hospitalisation sous contrainte le psychiatre sénior, nous n’étions clairement pas d’accord. Il voyait le risque pour la personne, le risque médico-légal, et semblait, même s’il ne l’a pas formulé en ce sens, voir dans les soins contraints l’équivalent d’un traitement moral d’antan. En effet, sous l’effet des substances qu’il consommait occasionnellement, le patient, qui se défendait d’être « tout ce qu’il y a de plus hétéro », avait des rapports sexuels avec l’homme avec lequel il consommait habituellement. Sensible à la problématique sexuelle, ce d’autant que le patient lui-même évoquait la désapprobation de sa famille quant à ces « préférences », je n’eus toutefois pas mon mot à dire.

J’ai rapidement sorti le patient de la chambre d’isolement pour une chambre classique. Nous avons repris la situation avec la psychologue du service. Nous l’avons reçu ensemble, et exploré son fonctionnement. Derrière les mots forts de « toxicomanie » ou « trouble bipolaire », nous entrevoyons l’esquisse d’une histoire difficile, avec des enjeux attachementistes, des phénomènes migratoires, des traumatismes répétés, la fuite d’un potentiel intellectuel certain, des comportements d’évitement appris et destinés à tenter de se préserver… Le bilan de personnalité, le test de Rorschach (et son interprétation intégrative, et non purement psychanalytique), l’aperçu de son fonctionnement au travers des entretiens nous poussent vers d’autres hypothèses, et la mise en perspective du normal et du pathologique catégoriel, vers une analyse plus dimensionnelle et nuancée… Et plus nous avançons, plus nous semblons peiner à nous faire entendre avec le sénior psychiatre qui est passé à autre chose, à savoir, organiser la sortie et le retour à domicile avec l’étiquette diagnostique de « bipolarité » non remise en question…

2

Mme G. est une femme d’une trentaine d’année. Initialement dans un autre étage de la clinique, elle s’est retrouvée, du fait de ses troubles du comportement, en chambre d’isolement. Lors de la visite matinale, les deux psychiatres du service, votre serviteur « l’interne », la psychologue, les infirmiers et aides-soignants défilent dans les chambres. Entrant dans la sienne, nous faisons face à une patiente allongée, et tenant des propos étonnants : « Je pense à Churchill… pourquoi Churchill ? Qu’est-ce que ça signifie comme nom Churchill ? ». Ce n’est pas la première fois qu’elle pose cette question. Les observations cliniques des collègues ces derniers jours mentionnent cette obsession à trouver un sens au nom de Churchill.

Les questions des collègues psychiatres sont directes, fermées, cochent les cases des critères du DSM V. C’est utile le DSM V. On peut parler le même langage, ça laisse sans doute moins de place à la subjectivité, ça standardise les prises en charge, et probablement qu’en cela la psychiatrie a pu beaucoup progresser, du moins, avancer vers un certain perfectionnement et une certaine compréhension des troubles qu’elle caractérise de façon plus universelle. Mais bien sûr, il existe des travers, notamment d’une lecture trop biblique du DSM, d’un effacement de l’aspect fonctionnel des signes observés, et de toute cette analyse clinique critique et fine qui fait l’expertise du psychiatre, discipline d’humanité. Ainsi, l’évocation ici de Churchill, la présentation quasi-hallucinée de la patiente, et ses persévérations dans ses questionnements suffisaient à mes collègues pour hocher la tête d’un air entendu, l’air de dire, « oui, elle délire, passons au patient suivant… ».

Je l’examine. Auscultation cardiopulmonaire normale. Abdomen souple. Transit sans anomalie. Hyperreflexie minime, plutôt un élargissement de la zone gâchette. D’autres signes neurologiques plus labiles, succincts, variables. Néanmoins, un avis neurologique semblait de rigueur. Sur le visage, une dermatite séborrhéique importante. L’étonnant silence pendant que j’examine, l’entretien psychiatrique est terminé, pourtant, bienveillants, les psychiatres regardent, et semblent presque garder leurs distances avec le corps du patient.

Puis, je m’accroupis, face à la personne qui me regarde, perplexe, murmurant ce « Churchill » qui occupe ses pensées. « En quoi trouver un sens au nom de Churchill est-il important pour vous ? ». Elle me regarde, comme surprise de ne pouvoir répondre que d’un oui ou d’un non à ma question. S’engage alors un dialogue qui, malgré une thématique incongrue, est plutôt sensé, logique, construit. L’aspect « délirant » est-il si certain ? Il y a bien des gens un peu excentriques qu’on n’hospitalise pas pour autant… Du coin de l’œil, la psychologue me regarde. Et si, après l’entretien psychiatrique, l’examen clinique de généraliste, on en arrivait ici à l’entretien psychologique ?

*

Les exemples sont légion. Chaque médecin, chaque soignant, développe son style de pratique. Je ne suis pas chirurgien, mais j’imagine qu’il y a, au-delà des protocoles opératoires, des variantes humaines propres au « coup de pinceau » de chaque chirurgien. Du généraliste expéditif à l’autre généraliste qui aime prendre son temps, il existe une infinité de généraliste dont les techniques et compétences sont les mêmes, mais dont la pratique se colore d’une certaine singularité. Du psychiatre psychanalyste au psychiatre neurobiologiste en passant par une multitude de psychiatres plus ou moins intégratifs, aucun entretien se ressemble quand on change de praticien (et de patients…). Les psychologues ne me semblent pas échapper à cette observation.

La subjectivité de la pratique médicale, contenue même dans le modèle de l’Evidence Based Medicine (bien que trop souvent réduite, voire scotomisée), interroge. Qui suis-je ? Quel rôle suis-je en train de jouer ? Est-ce la case de ce que l’on attend de moi qui me définit ? Quelle marge de pratique puis-je espérer ? Quelle place accorder aux limites, aux chevauchements de compétences, aux indéfinis, aux interfaces, aux zones grises, bref… à la singularité de chacun ?

J’en reviens souvent à la pensée méditante et calculante d’Heidegger. Une pensée en cases pour réfléchir vite et pratique. Une pensée au-delà des boites pour penser toutes les nuances du réel. Un peu comme les visages de Lévinas. Un seul visage qui nous intime de ne pas le tuer. Et une infinités d’autres que les relations de soin mettent face à face…  

Discours

« Bonjour, je suis Litthé, psychiatre… en quoi puis-je vous aider ? »

*

Un jeune homme d’une vingtaine d’année, torse-nu : « M’aider ? Mais je n’ai pas besoin d’aide. Vous voyez tous ces gens qui souffrent ? C’est eux qu’il faut aider. D’ailleurs Socrate lui-même disait « Aide-toi toi-même ». Dieu le sait. Et même si c’est pareil, c’est très différent. Moi je respecte profondément les soignants qui font un travail formidable ici. Grâce à Dieu, je vais bien. Je vous respecte vous, vous l’infirmier, vous l’infirmière, parce qu’il faut respecter son prochain, et vous, je ne sais pas qui vous êtes. Sait-on vraiment qui on est finalement ? Je crois que vous savez qui je suis. Grâce à Dieu, tout le monde le sait. Mais je crois qu’un oiseau vient de me dire qu’il faut que j’arrête de vous parler. Et oui, c’est comme ça, mais vous savez bien que toute vérité n’est pas bonne à dire. Je vous remercie d’être passés. Je prierais pour vous. »

*

Un vieil homme ralenti, épuisé, monotone : « Je ne sais pas si vous pouvez m’aider… (silence).

Je ne suis pas sûr que quelqu’un le puisse… (silence).

C’est-à-dire… voilà… j’ai… plus de soixante dix ans maintenant et… (silence).

Tout ça est très douloureux… oui… très douloureux. Depuis… je ne sais plus… dix ans peut-être ? (silence). La retraite, oui… enfin… je ne sais pas très bien pourquoi… pourquoi je vous en parle… car… il me semble en tout cas… que… personne ne peut plus rien… (silence). Pour moi… (long silence). »

*

Une jeune femme, nonchalante, vous toisant de sa superbe depuis son lit : « Encore les mêmes questions… C’est fatiguant à force… Et je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais vous parler. Comme tous les autres, vous n’allez rien comprendre, faire des « hum hm » de psychanalyste-là, et me dire que mes troubles du comportement alimentaire c’est de la faute de ma mère, et que mes angoisses c’est plutôt du père… Oui, vous voyez, je connais la psychanalyse. Je pourrais vous apprendre. Mettez-moi simplement ma quiétiapine, voilà, quelques jours, vous serez content, je vous dirais oui oui, et vous me laisserez sortir. »

*

Un homme, vous regardant à peine : « Bah… je ne sais pas. Est-ce que je peux avoir mon téléphone ? J’en aurai besoin pour… (silence). Vous croyez que je pourrais devenir psychiatre à Clermont ? J’ai beaucoup d’expérience dans les médicaments. C’est la verbiologie. Quand je retournerai dans la chambre normale ça sera plus simple de manger. Oui, mon ventre il pousse et, ça peut, un peu… le… réduire… dans… (silence). Vous voyez ? Pourquoi vous me regardez ? (regard noir, mouvements agités des membres inférieurs, mâchoires qui se serrent, poings qui se ferment, soignants qui se tendent…).

*

Soignants : « A chaque fois qu’on aborde ce sujet, ça le fait flamber ». « C’est sûr, si on en parle trop, il va décompenser ». « En même temps, si on gratte sur ce point, on voit des choses… ». « On termine de faire les chambres d’iso ? ». « J’appelle des renforts pour la suivante ». « Je crois qu’en plus c’est pour un mensuel non ? ». « Oui, et celle d’après, c’est un 24-48h ! ». « N’oubliez pas de faire le renouvellement d’iso pour M. X. ».

*

Une vieille femme, personnalité état-limite et traits paranoïaques, passive-agressive : « Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourriez m’aider ? J’angoisse, j’ai mal dans la poitrine. »

Je l’examine. J’appuie sur les côtes, elle grogne de douleur et écarte ma main. Auscultation normale. Constantes normales. Examen normal. ECG normal inchangé.

« Je souhaiterai vous rassurer : tous les examens sont bons, rassurants, il n’y a rien de grave et… »

« Qu’est-ce que vous en savez ? »

Je souri à sa énième agression de la sorte : « je suis un peu médecin et je peux vous… »

« Bah vous n’êtes qu’un peu médecin, donc vous n’en savez rien ».

Sourire. Je n’ai qu’à remballer mon argument d’autorité.

*

Un homme d’une trentaine d’années, entourés de soignants ni trop loin, ni trop prêts. Il vient d’arriver du CMP, où après une négociation tendue, il a accepté un anxiolytique, et de se rendre à la clinique pour y être hospitalisé. Présenté en trente seconde par le médecin d’astreinte comme « relevant peut-être d’une chambre d’isolement, ou pas, à voir ». Dans un fatras organisationnel, je me retrouve à diriger l’entretien, le médecin d’astreinte semblant inquiet et déstabilisé…

« Bonjour, je suis Litthé, psychiatre de l’unité… j’ai pu discuter un peu avec mes collègues du CMP d’où vous venez, mais j’aimerai bien connaître un peu votre version, celle qui compte finalement. A votre avis, pourquoi êtes-vous ici ? »

« Bah, vous avez discuté avec le Dr. Machin ? »

« Oui, mais je préfère savoir ce que vous vous en pensez… »

« Bah appelez-le, il vous dira. » répond-t-il en passant d’un sourire à une mine renfrognée, croisant les bras, jambes écartées.

Ne pas sourciller. Accueillir la résistance. L’accepter comme lorsqu’on ouvre le couvercle d’une boite dans laquelle nous ne savons pas ce que l’on peut trouver. Adopter la posture du débutant, sans jugement, observer ce qui se passe ici et maintenant, en lui et en moi.

« Ok, je l’appellerai… » dis-je en laissant un temps.

« Bah apparemment, je suis ici pour me calmer un peu, parce que je serais supérieur aux autres, mais je ne suis pas supérieur, je vous respecte, vous êtes médecins, vous savez ce qui est bon pour moi, après, je sais aussi ce qui est bon pour moi, sans être supérieur, vous voyez ? » laisse-t-il échapper dans un souffle après un bref instant.

« C’est vrai que vous savez ce qui est bon pour vous, c’est d’ailleurs important que vous puissiez le dire, qu’on puisse l’entendre et qu’on puisse échanger à ce sujet. »

Echo. Reformulation. Validation empathique avec un brin d’exploration empathique. Je découvre l’assemblage de fils dans la bombe contenue à l’intérieur de la boite et essaye d’y voir plus clair.

« C’est sûr que je sais ce qui est bon pour moi. Mais le Dr. Machin, il a trouvé que j’étais supérieur aux autres, et tout. Mais moi je ne suis pas supérieur aux autres, tout va bien dans ma vie, et d’ailleurs je veux le bien pour le monde, et surtout pour ma mère et ma sœur. »

« D’accord, je vois bien que vous souhaitez que tout le monde aille bien, y compris votre mère et votre sœur. »

« Oui, parce qu’elles ont pu s’inquiéter, mais il n’y a pas de soucis, je vais faire le bien pour elles. »

« Qu’est-ce qui vous fait dire qu’elle ont pu s’inquiéter ? »

Il se ferme davantage, son poing se serre en frappant son genou gauche. Il me foudroie du regard.

« Ecoutez docteur, c’est ma sœur ou ma mère qui est là en face de vous là ? Aucune. Donc je préfère qu’on parle de moi si ça vous dérange pas. »

Les soignants du service m’adressent un regard inquiet. Ils ont senti le surcroît de tension.

« Vous avez raison, parlons de vous alors. Est-ce que vous avez remarqué un changement ces derniers temps ? Plus d’énergie ? Moins besoin de dormir ? Plein d’idées dans la tête ? Pleins de choses à faire, de projets à réaliser ? »

« Bah je ne sais pas, appelez le Dr. Machin, il vous dira ! » s’exclame-t-il.

Il semble à deux doigts de se lever, un regard agressif franchement affiché sur son visage. Les soignants échangent des regards et m’adressent une sorte de silencieux « on y va ? ». Je ne ferme pas ma posture, mes jambes sont un peu écartées tandis que nous nous faisons face chacun assis sur un fauteuil, mes bras s’ouvrent, les coudes posés sur mes genoux, je soutiens son regard avec douceur.

« Je l’appellerai. Mais vous savez, ce qui est important pour moi, c’est pas tellement ce qu’il peut me raconter de vous, mais plutôt ce que vous vous en pensez… »

« Ecoutez, il faut que j’apprenne deux langues, car oui j’ai des choses à faire, mais je dors bien, même moins que d’habitude, mais c’est tant mieux car je gagne du temps. J’ai perdu ma carte bleue, et c’est chiant car j’avais pas mal d’investissements à faire pour la boite que je dois monter de toute urgence. Car même si ma mère et ma sœur me disent « tu devrais te reposer » ceci cela, moi il faut que je fasse tout pour qu’elles soient bien, donc c’est important… »

« Effectivement, vous avez beaucoup de choses importantes à accomplir en ce moment, et pas de temps à perdre. Parfois, d’ailleurs, les autres peuvent vous donner l’impression de vous faire perdre du temps, vous agacer, vous rendre plus irritable par exemple ? Un peu comme en ce moment, c’est bien ça ? »

Conjecture empathique. J’attrape le fil rouge de la bombe, et je le titille pour savoir où ça me mène, avec prudence.

« Ouaiiis, non, irritable je sais pas, parfois je m’énerve vite, très vite, mais c’est mon caractère. Mais pour ma mère et ma sœur, non, je ne veux que leur bien, c’est tout. Et là j’ai plein de choses importantes à faire donc c’est sûr que j’avais pas très envie de venir ici… »

Je prends un instant pour répondre, portant la main sur ma tempe, marquant une pause.

« C’est sûr qu’avec tout ce que vous avez à faire, venir ici a du être un choix compliqué… et pourtant vous l’avez fait… »

« Bah je crois que je dois me calmer un peu, quelques jours, pour mieux réfléchir… »

« Oui, je pense que vous gagnerez beaucoup de temps à réfléchir plus calmement, et on peut vous y aider. »

Un moment de silence. Le fil rouge est coupé. Intérieurement, on retient son souffle. Pourtant, je sens un calme olympien. On décrypte le fonctionnement. On désamorce la bombe. Rien n’est gagné, sinon, quelques briques pour construire un peu d’alliance… Peut-être…

« Vous allez me mettre dans la chambre d’isolement ? »

« Pas forcément, et si c’était le cas, peut-être qu’un court moment, le temps de retrouver déjà un peu plus de calme… Qu’en pensez-vous ? »

Un temps…

« Je pourrais garder ma cigarette électronique ? »

« Non, le règlement de l’hôpital me l’interdit… mais nous pourrions prévoir des moments accompagnés où vous pourriez aller vapoter dehors… »

« Et mon tapis de prière ? »

« Ce n’est pas autorisé non plus dans cette chambre… »

Il se crispe, les collègues guettent attentivement ses réactions.

« Au moins une serviette ? Si j’ai une serviette ça va. C’est bientôt le ramadan, je veux le faire »

« Oui, une serviette ça ne posera pas de problème. » Je laisse un temps. « On y va ? ».

Entrée dans la chambre sans encombre. Prise d’un traitement sans difficulté. Les soignants m’adressent des pouces et des commentaires admiratifs. Intérieurement, je m’interroge : accueillir, échanger, construire un lien, mais enfermer. Ce n’est pas une victoire, juste une étape, un pas vers une relation plus équitable, vers plus d’équilibre, vers plus de liberté, vers l’autonomie. Tous les ingrédients étaient-ils nécessaires ? Il manquait beaucoup d’information : les transmissions très sommaires par l’intermédiaire du médecin d’astreinte invisible, un accompagnement plus organisé vers la clinique, une évaluation plus poussée et posée, des alternatives à tenter ?

Dans tous les discours, il y a une infinité d’issues. Des résolutions, des liens qui se renforcent, des confiances qui se brisent, des éclats qui se risquent, des violences qui s’affichent ou se désamorcent, des bombes qui explosent, d’autres qui s’enterrent. C’est une rencontre. On ne s’ennuie jamais. On découvre à peine une petite partie de l’épais voile de mystère qui recouvre toute personne sur Terre. On ne peut pas être parfaits à chaque fois. Il n’y a pas de protocole tout tracé. Il y a des temps opportuns et des mauvais timings. Il y a des atomes qui s’accrochent, d’autres qui se repoussent. Il y a surtout toujours une possibilité d’améliorer sa pratique, d’humaniser davantage la rencontre, de réfléchir le soin pour que celui-ci ait un sens partagé.

Chute de la nuit

La nuit ne tombe pas sous les néons vitreux,
Des couloirs aux murs blancs où se relaient les blouses,
Donnant soins et repas à quelques malheureux,
Dont le trouble accablant les poursuit, les épouse.

La nuit ne tombe pas sur les âmes brisées,
Qui ruminent leurs peurs, leurs regrets du passé,
Et dont les avenirs semblent flous et noircis,
En mangeant leur plateau haché, mixé, mal cuit.

La nuit ne tombe pas sur les ordinateurs,
Ces boites de Pétri en milieu grand ouvert,
Qui rament à trépas au rythme des erreurs,
Qui allument au moins nos plus noires colères.

La nuit ne tombe pas sur les saints protocoles,
Dont l’Administration raffole sans secret,
Traçables, validés et conformes aux décrets,
Nul ne sort des cases et des cotations folles !

La nuit ne tombe pas sur les vies qui s’éteignent,
Seules au fond d’un lit ou en pleine bataille,
Une main soutenue ou le cœur qui défaille,
La mort surprend parfois où la confiance règne…

La nuit tombe soudain quand un soignant s’effondre,
Quand sonnent les alarmes que les décideurs mutent,
Quand la cadence tue, carbonise et fait fondre,
Les valeurs du soin que les politiques buttent.

Rivage au clair de lune, Caspar David Friedrich, 1835

Privation de libertés

Portes, couloirs et clés, tout au long de nos pas,
Où de nombreux arrêts, ponctuent notre avancée :
La serrure grippée, le sol mouillé par-là,
La pièce des soignants, interdite aux soignés.

De quelques coups toqués au bureau médical,
A la rage exaltée en chambre protégée,
Une limite floue vient dichotomiser
Le pathologique de l’étrange normal…

L’homme sous contrainte aux milles projets fous,
La femme aux cent plaintes qui supplie à genou,
Exigent simplement leur liberté d’avant.

Délire ou croyance ? Réaction ou souffrance ?
Libre insouciance ? Dangereuse inconscience ?
Pour sauver leurs demains, les garder au présent… ?

Elle, Lui, Ensemble…

J’ai envie de vous parler de Lui. Ou d’Elle.

Deux hommes contemplant la lune Caspar David Friedrich, 1774–1840

Ou peut-être de cet homme, perché sur l’assise de son déambulateur, errant comme un fantôme dans les couloirs de l’hôpital où il séjourne depuis plusieurs années. La barbe grisonnante ne reste jamais plus de trois jours, jurant avec les cheveux en bataille d’un noir de jais éparpillés sur son crâne. Le frottement annonciateur de ses « pas », se trainant depuis sur déambulateur utilisé comme un fauteuil roulant de fortune, alors qu’il est physiquement capable de marcher sans la moindre aide. Mais voilà, depuis les poses de prothèses bilatérales à ses genoux jadis arthrosiques, il ne pense qu’il ne pourra plus jamais marcher. On lui aurait mis du plomb, pas du titane, près de 20 kilos de chaque côté, pour le clouer au sol. Le monde entier en a sans cesse contre lui, alors qu’il est innocent. Tellement innocent que même ses soignants, son foyer médicalisé et ses parents ne veulent plus s’occuper de lui…

Ou alors de cette femme, qui, quand on prend le temps de l’écouter, est arrivée ici par erreur, une fois de plus. Ses parents ont fait irruption chez elle. Ils ont du mal à la voir grandir probablement. Alors qu’elle s’occupe parfaitement de ses trois enfants. Pendant une semaine, elle n’a rien dit, supportant leur présence inquisitrice, trouvant un peu de répit la nuit en s’enfermant dans la salle de bain pour dormir dans la baignoire. Il fallait tout de même qu’elle aille régulièrement vérifier le gaz en actionnant toutes les heures le bouton de la cuisinière. Sur le ton de la confidence, elle me glissera qu’elle va très bien, depuis toutes ces années, mais qu’à un moment, il faudrait qu’on se rende compte que ce sont ses parents qu’il faudrait hospitaliser de toute urgence…

Mais peut-être que ce jeune homme vous parlera davantage. Grand, charpenté, la barbe déjà bien installée et les cheveux hirsutes, il correspond à toutes les caricatures du jeune homme qu’on arrête par délit de faciès aux contrôles d’entrées de bâtiments surveillés, de peur qu’il ne cache sur lui quelques explosifs. Calme, posé, avec un langage élaboré, il nous expliquera la grossière erreur de la psychiatre qui l’a expertisé (« calomnié » se corrigera-t-il) en garde à vue, où il a été placé pour « apologie du terrorisme » selon un signalement des réseaux sociaux où il est très actif. Il passera plusieurs jours à nous balader aux frontières insaisissables du normal et du pathologique, nous laissant contempler l’abime vertigineux dans lequel un diagnostic peut faire sombrer l’âme.

Encore que, cet homme, qui rôde dans le couloir les yeux rivés sur l’horloge numérique, en faisant les cent pas à reculons, la bouche agitée de tics nerveux indescriptibles, saura sans doute retenir votre attention. C’est sûrement le doyen des résidents, encore trop jeune pour un foyer d’hébergement de personnes âgées, et faisant preuve de tant de lucidité à certains moments, qu’on en viendrait à douter du bien-fondé de ce projet. Il lui arrive parfois de focaliser son regard sur les serrures, où de mystérieuses images ébranlent son esprit et nous laisse pantois, tant il est le seul à pouvoir les voir.

Ou bien, allongée sur un lit qu’elle ne quitte pas, cette femme en surpoids, écrivaine au style aussi diffluent qu’il en devient poétique, vous interpellera. Elle défendra les droits des opprimés, des femmes, des enfants, des travailleurs et des retraités, constatant avec consternation le chaos du monde à la télévision, et les propos cataclysmiques sur la chaine du Sénat. Il vous suffira de lui sourire pour qu’elle embraye sur votre humeur et éclate d’un rire cristallin. Elle rédigera ensuite une lettre, décrivant sa peine et ses états d’âmes, et mêlant ci-et-là, la musique qu’elle écoutait en rédigeant, une blague, un jeu de mot étrange et quelques gribouillis illisibles. Comme pour garder un peu de ce mystère que rien ne dévoile jamais pleinement.

Enfin, ce jeune là, discret, au fond de la salle, qui attend. Il attend sa sentence. Il appréhende autant qu’il désire sa sortie. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, et en même temps, craint de devenir fou à rester ici. Il s’attache à vous décrire ses accès d’angoisse et de colère, qui l’entraine dans des comportements auto-destructeurs qu’il regrette instantanément. La culpabilité profonde qui lui bloque la poitrine. Et ce côté attachant qui vient titiller immanquablement votre contre-transfert. L’enfermer dans un diagnostic ? Lui laisser le bénéfice déroutant du doute ? Le protéger de ses actes ou le laisser assumer les conséquences de ces accès de colère, qu’il redoute autant qu’il les apprécie, honteusement, secrètement. Et composer avec cette confiance parfois troublante qu’il vous accorde, à vous, interne, même pas psychiatre, plus qu’à son psychiatre référent, vous demandant de n’être suivi que par vous. Conflit de loyauté, conflits transfériels, conflits intérieurs sur ce vaste univers brumeux des interfaces entre les âmes.

Cette rencontre, ce lien, cette alliance. C’est le dénominateur commun des spécialités médicales « cliniques ». C’est ce petit supplément d’âme qui empêche peut-être la médecine de tomber dans la technique ou la science dure, et qui rend la relation de soin plus authentique, unique, singulière. C’est dans ce vaste champ encore trop inexploré que l’étudiants qui croit tout savoir depuis ses livres et ses recommandations, se confronte petit à petit au devenir soignant. Confronte, car la rencontre est bouleversante, d’autant plus, si elle n’est pas réfléchie, pensée, analysée. Non pas allongée sur le divan (chacun ses croyances), mais déjà simplement par la supervision, l’échange entre pair, l’exercice de la réflexivité sous de multiples formes. Espérons que les réformes du cursus médical à venir sauront faire une vraie place à cette pierre angulaire de la formation médicale…

Lui, c’est le Lien. Elle, c’est la Rencontre. Ensemble, c’est l’Alliance.

Commencer

Je ne sais pas par où commencer. Je veux simplement l’écrire, coucher ces impressions multiples en un simple récit, pour ne pas oublier. Pour relire un jour, à tête reposée, à cœur écœuré ou l’humeur triste et blasée, ces premiers pas. Ce saut dans le grand bain. Pas si inconnu, car déjà effleuré, il y a quelques années, trois mois à peine. J’étais alors externe, en fin de 4e année, parfait novice en médecine, balbutiant sur la différence entre l’arthrite et l’arthrose, la rigidité spastique ou plastique, sans parler de la catatonie ou de la catalepsie. Aujourd’hui interne de médecine générale (7e année), si je suis à peu près sûr pour le premier, un peu moins hésitant sur le bon mot qui correspond à l’idée se cachant derrière les deux autres, je sais que le fait d’être un peu plus savant ne me rend pas le moins du monde plus compétent. C’est avec cette crainte vaguement irrationnelle d’être détecté comme un immense imposteur, et mille autres angoisses que je commençais mon stage chez le médecin généraliste.

La visite prend un tout autre sens. Fini les couloirs blanc-gris des hôpitaux. Bonjour les routes verdoyantes de la campagne printanière. Les couloirs étroits de maisons plus ou moins anciennes. Les secrets des foyers confiés dans l’entrée. Les documents médicaux en pagaille rangés sur la table en bois massif. Et le chien, la queue battante, qui se frotte à vos jambes. L’inquiétude du conjoint pour le patient visité, conjoint qui souffre aussi, en silence appuyé. L’ordonnance est rédigée, et il arrive qu’un mot soit lancé l’air de rien, tombant dans des oreilles attentives, même si, parfois, la meilleure réponse, c’est de ne rien dire et de ne rien faire. Enfin, il y a, la fameuse carte vitale, étrangeté comptable, qui, encore, me dérange un peu.

Le travail en équipe change du tout au tout. Fini les embouteillages sur les trois ordinateurs de l’ère paléozoïque sur lesquels les quarante-deux soignants tentent en vain de noter leurs mots les uns après les autres. C’est au détour d’une visite qu’on croise une infirmière libérale. C’est à l’EHPAD qu’on croise aide-soignants et infirmières en sous-nombre, psychologue éreinté, cadre désabusé, kinésithérapeute débordé, et d’autres médecins pressés. Mais surtout, ces vieux humains, errants dans des locaux neufs, éteints parfois, attendant la mort, ralentis, parfois figés, la bouche entrouverte devant le plateau repas, quelques tubulures à oxygène branchées ci et là. Et, parmi ces zombies, une soignante qui, d’un sourire étincelant, le regard plongé dans celui d’un presque mort le ramène à la vie, avec des rires et des mots, qu’ils s’échangent soudain, comme une parenthèse de magie qui ferait voler en éclat les poids lourds et raides du temps qui passe sur le corps.

La médecine, peut-être, est restée la même. Le corps fonctionne toujours pareil, dans ses grands systèmes que décrivent scrupuleusement les livres de physiologie. Les maladies, les signes cliniques, les examens, et beaucoup d’autres choses encore ont les mêmes noms. Et en même temps, les maux ne sont pas les mêmes. Pas les mêmes fréquences. Pas les mêmes présentations. Pas les mêmes histoires. Pas le même sens, pour la personne qui vient consulter son médecin, entre dans son bureau, y déverse (ou pas) un peu d’elle, se rhabille et s’en va comme elle est venue. Avec, peut-être, tout autant de questions, un peu plus d’assurance, un peu moins de tristesse, ou rien de tout cela, ou tout autre chose. Elle ne demandera pas où aller, elle ne demandera pas quand elle pourra sortir, elle viendra même d’elle-même après être sorti de l’hôpital, comme pour faire la transition avec la vie qui est la sienne.

La relation semble tellement plus riche. Chaque patient, chaque nom sur l’agenda ou dans les souvenirs, est un contexte, une histoire de vie, un destin funeste ou merveilleux, une parenté ou une descendance, une rencontre particulière, avant d’être, éventuellement, une pathologie. En face à face, c’est un échange : « vous avez l’air mieux que la dernière fois non ? » « Oui, vous aussi vous semblez avoir pris des couleurs, docteur ! ».

C’est une blouse en moins. Un peu plus exposé. Une vieille dame en deuil de la mort brutale inattendue de son mari, qui s’assoit sans rien dire, soupire un peu, esquisse un sourire, et murmure « on fait avec, la vie continue ». Une jeune mère d’une fillette au cœur malade qu’il faut encore envoyer aux urgences, et qui n’en peut plus des hospitalisations qui s’enchaînent. Une grand-mère bouleversée par le divorce difficile de son fils. Un homme qui sort de ses idées noires, et veut tourner la page sur son passé, l’alcool et la cigarette.

Ce sont des combats, beaucoup de bâtons dans les roues, et de petites victoires. De petits coups de pouce, ici et là, sur une histoire qui se passe. Des mains tendues, des mains qui palpent, des mains qui écrivent. Des yeux qui scrutent attentivement, respectueusement, doucement. Des oreilles qui écoutent les mots, les maux et les silences. Un être qui sent, qui ressent, et qui inspire. Une voix qui touche, qui se tait ou qui répond. C’est quelque chose comme ça, faire de la médecine générale. Une rencontre et des retrouvailles entre des êtres humains.

Des certificats, des rhumes et des gastros pour certains. Infiniment plus pour d’autres.

Je. Tu. On.

Tu t’énerves dans la salle d’attente. Les gens s’accumulent depuis deux bonnes heures. Il est pourtant encore tôt. Je traverse en raccompagnant une patiente vers la sortie. Tu m’apostrophes. Deux heures que tu attends. Deux heures que tu souffres. Deux heures qu’aucun médecin ne t’as vu. Deux heures que des gens passent alors même que certains sont arrivés après toi. Deux heures que tu as mal, bon sang !
Je tente la première technique, qui la plupart du temps suffit : accueillir ton agacement et t’expliquer posément que l’ordre d’arrivée n’est pas tout à fait l’ordre des priorités. Je sens bien que cela ne suffira pas avec toi. Tu t’agaces davantage, et avant même que tu ne poursuives, comme j’ai déjà appelé le patient suivant qui vient de nous rejoindre, je m’éloigne pour me consacrer pleinement au patient dont c’est « le tour ». Je sais, pourtant, que je viens de perdre un bon nombre de points qu’il me sera peut-être définitivement impossible de regagner.
Une heure passe, où tu me vois faire des aller-retours entre différentes salles, sollicité ici et là pour des broutilles. Tu as l’impression que je batifole comme une abeille au milieu d’un champ fleuri. Alors que tu es là, sur la chaise roulante (plus ou moins) de l’hôpital, une douleur lancinante au pied que les antalgiques distribués automatiquement à l’accueil n’ont pas suffit à calmer. Tu ne tiens plus, et tu m’interpelles à nouveau, avec ta voix forte et imposante, comme ton gabarit. Si tu n’étais pas assis sur cette chaise, manifestement incapable de te lever facilement, tu me dominerais de trois bonnes têtes…
Tu t’emportes et ton ton monte, tandis que le miens baisse. Je réalise que j’essaye de te calmer, alors même que je ne t’ai pas suffisamment montré que je t’écoutais. Tu commences à dire que tu en as assez, que tu vas aller voir ailleurs. Je me tais, te laisse enfin finir ton discours, que j’écoute avec attention. Tu me promets de partir, mais tu me regardes dans les yeux. Comme un genre de défi. Ou un appel au secours d’une personne peut-être assez fière pour ne pas supplier.
Je te le dis, avec sincérité « c’est inadmissible que vous attendiez aussi longtemps ». Et je le pense. Je pense à ces heures assis, sur une chaise inconfortable, le pied en feu. Je pense à cette vieille dame sur son brancard durcit par les années qui a froid, qui a soif, et qui voudrait aller aux toilettes, mais que, faute de personnel, aucun.e soignant.e n’aura le temps de venir aider. Je pense à ces soignant.e.s éreinté.e.s qui font tant bien que mal pour faire tourner la machine 24h/24, 365 jours par an. Je pense au manque de moyens, aux aberrations politico-démagogiques, et à tout ce qui me permet d’affirmer qu’en effet, ton attente est inadmissible. Pourtant, je rate encore. Et je m’éloigne un bref instant, entendant derrière moi les autres patients essayer… de te raisonner.
Je retourne à l’ordinateur ou je constate que le médecin de garde, désormais parti se reposer, t’as prescrit une radio sans t’examiner (ou l’écrire) et n’a rien dit. Il n’a pas déposé ton dossier à l’endroit où l’équipe pourrait savoir qu’il fallait t’emmener en radiologie. Cela fait donc au moins deux heures que tu attends… pour rien. Ni une, ni deux, j’attrape le dossier, le bon de radio, et je pousse la chaise demi-roulante vers la radiologie. Tu pèses le poids de ta stature et de tes muscles qui, sur un coup de colère, me ferais traverser un mur ou deux d’une pichenette. Mais je ne dis rien, et m’excuse pour le temps d’attente, t’explique le quiproquo, te promet de t’examiner dès ton retour. Un coup d’œil à ta cheville était bien suffisant : on aurait pu faire une omelette avec l’œuf de pigeon qui logeait sur ta malléole.
Un patient plus tard, je te vois réapparaitre dans la salle d’attente. Je t’emmène dans un box. Sans surprise, c’est cassé, dirait brillamment la graine d’ortho qui ne poussera jamais en moi. Je t’explique les grandes lignes de la prise en soin. Le quiproquo me parait d’autant plus inadmissible. Tu me dis que tu ne préfèrerais pas te faire opérer. Je te dis qu’il me faut l’avis du spécialiste, et qu’on en prendra compte avec tous les éléments. Tu acquiesces. Allo l’ortho, que fait-on ? « On mouille et on bande, mouarf mouarf mouarf ». Allo le sénior des urgences, comment on fait une botte plâtrée ? « Viens, je te montre ». Ni une, ni deux, nous voilà à mouiller et bander pour faire le plâtre. A la fin, alors que le chef prend congé, tu le rattrapes par la manche et tu lui dit « ce gars-là » en me désignant, « il faut le garder, c’est un bon ».
Je ne sais pas trop où me mettre, entre la petite fierté, écrasée par le caractère gênant du moment, et le compliment paradoxal entre ma perception et la sienne. L’éternel malentendu. Je te raccompagne en radio. On contrôle le plâtre. Tu me remercie, je te remercie. On se met d’accord pour le retour via un taxi conventionné. Je me fais grogner dessus par la secrétaire qui aurait préféré que je demande une ambulance parce que c’est plus simple. Tu me dis que tu l’as entendu, et que c’est une chieuse. Je te dis que ça ne doit pas être facile pour elle, surtout vu le monde qui l’attend pour s’enregistrer. Tu me dis que c’est bien vrai. On se met d’accord. On peaufine les détails, la surveillance, le contrôle des jours et des semaines à venir. On se sert la main. Et on se souhaite, chacun, bonne continuation.

Une portée du soin

En médecine, les choses changent. Encore trop doucement, trop lentement, trop discrètement, mais c’est peut-être le début, le vent qui se lève, les prémisses d’un raz-de-marée salvateur. L’océan de la formation est de plus en plus traversé par des voiliers audacieux, proposant à quelques étudiants-navigateurs d’explorer les eaux fascinantes du jeu de rôle. On prend un soignant, en formation ou non, auquel on attribue le rôle de patient, tandis qu’un autre jouera celui du soignant. Et larguez les amarres !

L’expérience est intéressante. Passées les premières minutes un peu gênées, le miroir social se brise et les personnalités ressortent. Il est intéressant de noter la tendance des étudiants en médecine jouant les patients à être relativement « gentils » avec leurs médecins, adoptant une posture compréhensive (parfois même sont-ils un peu trop jargoneux dans leur discours, mais après tout pourquoi pas ?), et sont rarement du genre à manifester leur agacement, leur tristesse ou leur incompréhension. La présence d’un enseignant « superviseur » pouvant éventuellement représenter pour eux un contrôle de leurs connaissances théoriques en médecine peut expliquer cela.

Mais le plus incroyable, c’est qu’après ces quelques minutes, on se rend compte de sa façon d’interagir, puisque l’essentiel de ces jeux de rôle consiste à étudier « la relation soignant-soigné ». L’usage du « on » ou du « nous » dénotant peut-être d’une attitude un peu trop compassionnelle, la tendance à se réfugier dans l’explication physiopathologique d’un phénomène qu’on croit être vulgarisée mais qui consiste peut-être surtout à nous rassurer dans le cadre d’une annonce d’un décès ou d’une maladie grave, et, pour moi, la difficulté de ne pas avoir de « points de repère » utiles sur lesquels essayer de s’appuyer pour personnaliser la discussion : le mode de vie, les passions, le travail, la famille, les peurs, les espoirs, les projets… de mon interlocuteur.

C’est le plongeon, tête la première, depuis le voilier voguant sur une mer d’huile idéale, dans les eaux troubles de la réalité. Le moment où les barrières s’estompent, où la porosité de la blouse apparait toute entière, où seule la lumière de quelques phares valeureux nous aident à avancer dans un brouillard incertain. Ce rapport personnalisé avec l’Autre, dont le visage ne reflète qu’une partie de la vérité, qui nous ordonne et nous supplie, qui nous renvoie à notre propre humanité, au-delà des rôles, au-delà du soin.

Madame P. est arrivée dans le service de transfusion thérapeutique. Elle vient de neurologie pour un échange plasmatique. Son dossier est rempli de mots compliqués, d’explorations qui n’ont rien donné, et de conclusions qui hésitent entre « idiopathique » et « cryptogénique » pour qualifier une « polyneuropathie démyélinisante chronique ». Pour faire simple, depuis une dizaine d’année, madame P. a vu ses jambes, ses chevilles, ses mains, ses bras perdre en force, en précision, en mobilité et en sensibilité. Et ce, au cours de nombreux accès plutôt brutaux, paliers par paliers, répondant de moins en moins bien à des cures de corticoïdes. Et le plongeon opère d’autant plus lorsque madame P, la trentaine à l’époque, deux enfants, musicienne de talent, ne peut plus jouer de piano avec ses mains engourdies…

Elle est arrivée et nous avons discuté. De sa maladie, de sa dépression, de son côté Nietzschéen à dire qu’ayant touché le fond, elle ne pouvait que remonter, de ses enfants qui la voyait parfois terrassée par une nouvelle poussée de sa maladie et lui disant « maman, j’en ai marre que tu sois malade », de son compagnon qui la soutenait mais qui, quand même, n’aimait pas trop parler de sa maladie. Et de musique, des chansons françaises aux baroques indémodables, du conservatoire où elle avait enseigné et où j’avais appris, sans jamais s’être croisés, des partitions à jouer, des partitions injouables, du moral que ça donnait, des envies de balancer le piano à travers la pièce de ne pas arriver à déchiffrer certains passages… et de la tristesse de voir ces mains rigides, en griffe, rétractées en permanence, luttant avec le kinésithérapeute, mais toujours incapables d’appuyer sur une touche de piano.

Madame P. est revenue plusieurs fois pour des échanges. On parlait un peu de sa maladie, et beaucoup d’elle et de musique. Elle me glissait des suggestions de morceaux, des conseils de chansons françaises musicalement intéressantes, me demandait quelques nouvelles du conservatoire, quitté depuis si peu de temps et pourtant si longtemps déjà. Médecine gourmande de temps, ECN phagocytant les plaisirs annexes…

Et un jour, la fin de mon stage approchant, je vois le nom de madame P. sur la liste des patients du jour. Mes collèges infirmières me disent qu’elle dort. Mon coexterne me dit même avoir reçu un regard presque déçu lorsqu’en passant récupérer son dossier, il l’aurait réveillé par mégarde. Inquiet, j’entre dans la chambre où je la trouve endormie. Faisant demi-tour, je l’entends bouger et me retourne. Nos regards se croisent, et un sourire illumine son visage tandis qu’elle me reconnait. Alors, sur le ton de la confidence, elle prend la parole la première : « avant toute chose, avant la maladie, je voulais vous faire écouter ça… ». Elle sort son téléphone, et de sa main dont la maladresse est devenue un compagnon de route, à force de techniques et d’astuces, elle fait résonner un enregistrement. Le toucher du piano est délicat, les nuances fines, le mouvement lent et majestueux, rythmé et caractéristique d’un Bach parfaitement maîtrisé. J’écoute, je ferme les yeux pour éviter aux larmes de s’y mêler.

« C’est magnifique » dis-je.

Elle me répond alors « ça date de la semaine dernière, c’est moi qui joue ».

Et là, comme deux gamins, on crie, on rit, on pleure. Parce qu’avant la double barre, chaque pause et chaque note comptent, y compris celles qui ne sont pas encore écrites.

A travers le miroir

Quand mon regard s’est posé sur le jeune A., j’aurai pu voir mon reflet d’il y a 10 ans sur le miroir du temps.

La médecine générale est vraiment une spécialité géniale. Comme ça, c’est dit, ça sort du cœur, et très franchement, jamais un stage ne m’avait fait envisager aussi sérieusement une spécialité comme avenir potentiel. Et en tant que stagiaire, c’est surement la meilleure formation possible : seul à seul avec un médecin, on est « pris en charge » à chaque instant. Voir un médecin agir en permanence est une façon, pour moi, formidable d’apprendre. N’apprend-t-on pas, depuis l’enfance, par mimétisme avant tout ? Quel stage hospitalier offre vraiment aux externes la possibilité de voir comment on examine : du détail insolite de la maladie à mord-moi-le-nœud jusqu’à de « simples » vérifications du rachis, de la hanche ou du genou ? Ensuite, amadouer l’otoscope est une autre paire de manches…

Puis l’hôpital… l’hôpital. Relation paradoxale. D’un certain côté, l’ambiance me manque. La masse de soignants qui se croisent et parfois se toisent sympathiquement, échangent, se stimulent… Le côté un peu « travail d’équipe », rassurant, ou presque. D’un autre, son aspect déshumanisé par son abord protocolisé, technicisé, industriel ne me manque pas. La blouse, les rapports hiérarchiques exagérés, les horaires complètement aléatoires… L’hôpital m’a manqué, mais il me suffisait d’une garde aux urgences de temps en temps pour en être largement rassasié.

Le rapport avec le patient est complètement différent. Pour n’en présenter qu’une partie, il suffit de remarquer que ce sont les patients qui viennent au médecin, au cabinet. Rien que ça, c’est bouleversant. Bon, la position de stagiaire est assez inconfortable par moment. Ne serait-ce que quand vous vous tenez dehors, à côté du médecin, et qu’un patient sur 4 ne vous serre ni la main, ni ne vous dit bonjour, ni même ne vous regarde. Ce n’est pas bien grave. Vous avez trouvé la technique : vous vous passez distraitement la main dans les cheveux au cas où elle ne rencontrerait pas de semblable. Tout le monde vous aura grillé, mais qu’importe, le ridicule ne tue pas et ce qui ne tue pas, tralala. Une seule et unique fois seulement, on m’aura demandé de sortir. La plupart du temps, personne ne bronche en regardant le stagiaire se cacher dans un coin du bureau, observateur silencieux. J’ai eu le droit à un lifting via « ah docteur, je ne savais pas que vous preniez les 3èmes pour leur stage ! » ou « Vous êtes en 1ère, 2ème année ? » ; à un intérêt plus simple avec « Vous êtes en quelle année ? » ou « Vous avez déjà choisi une spécialité ? » ; et, conformément à mon habitude de paraître plus vieux, à « Vous êtes le prochain remplaçant ? », « Vous allez travailler ici ? », « Ah c’est bien qu’il y ai des nouveaux qui arrivent, on manque de médecins dans la région ! ». A noter que l’entrée en matière n’était souvent pas si anodine quant au motif de la consultation…

Le jeune A., quinze ans à tout casser, attendait dans la salle d’attente en compagnie de son père. Il n’était pas loin de treize heures, nous avions presque une heure de retard. On commençait même à empiéter sur la maigre petite heure de pause déjeuner et le léger gargouillis récidivant de nos estomacs en disait long sur notre hâte. Nous attendions près de la porte du bureau. Le jeune A. s’avança vers nous, suivi de près par son paternel. Je ne sais pas encore trop ce qui m’a interpellé à cet instant, mais je remarquai qu’il était de ces gens qui, attentifs et un peu craintifs, vous regardent une fraction de seconde, disent bonjour et serrent la main en ayant déjà détourné les yeux. Pourtant, ils ne vous ignorent pas. Bien au contraire.

« Il ne veut plus aller à l’école, après seulement 15 jours » répondit le père après le traditionnel « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » et un regard évasif de A.. Il avait l’air un peu perdu, et curieusement un peu détaché. Ses bras reposaient presque distraitement sur ses cuisses. Il regardait, tour à tour, son père et le médecin. Silencieusement, je l’observais. Quelque chose me titillait. Cette intuition si intuitive qu’elle ne s’explique même pas, ni ne se décrit avec des mots.

Au fil de la discussion, je compris que l’an dernier, l’année de quatrième s’était interrompue rapidement, et avait été suivie essentiellement par correspondance. Bouc émissaire, victime de la « violence ordinaire » des collèges, le jeune A. traversait une mauvaise période. Reconnu comme « surdoué », très sensible, il se dévalorisait à outrance et avait manifestement eu des idées noires. Amaigrissement, asthénie, solitude et jeux vidéos avaient fini par remplir son quotidien. Il avait manifestement le soutien de sa famille, très catholique, et vraisemblablement extrêmement préoccupée par le fait qu’il n’allait plus à l’école.

Quand A. nous expliqua pourquoi il avait arrêté d’aller au collège, il nous raconta son quotidien. De nouveau, railleries, violences gratuites et autres coups bas d’autres garçons. De nouveau, il s’était heurté à l’âge « bête » dans toute sa splendeur et au mépris que cette micro-société réserve aux individus un peu « hors-normes ». Des gens qui expérimentent et interprètent le monde de façon seulement un peu différente que la majorité, et bien souvent, sans la moindre prétention. Pourtant, dans son histoire, quelque chose continuait de faire clignoter je-ne-sais-quel-voyant en arrière-plan. Son ton était peut-être un peu trop détaché, un peu trop fluide, un peu trop récité ? Ses regards peut-être un peu trop fuyants ? Ses doigts peut-être un peu trop crispés ?

Le père, surpris des propos de son fils, se sentait en colère, et l’exhortait à en parler pour pouvoir résoudre les problèmes. La médecin, plus douce, lui accorda raison tout en essayant de le lui expliquer plutôt que de le lui reprocher. On l’examina sommairement. Pas de signes de coups étranges. J’en profitais pour lui parler un peu. Matière préférée, professeur principal, activités extra-scolaires qui lui plaisaient… des banalités, mais juste assez pour appréhender un peu son caractère. Il répondait avec un regard témoignant d’une extraordinaire présence. Et curieusement, comme un genre d’appel à l’aide…

La discussion reprit. Conseils, conseils, conseils. Il était presque assaillit de recommandations. On cherchait à peut-être le placer, peut-être l’hospitaliser en médecine adolescente. Mon machin-indescriptible-intérieur me laisser penser que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Son histoire me parlait, probablement qu’elle faisait écho à ma propre scolarité collégienne, ce vécu un peu similaire de rejet et d’incompréhension. Une jolie projection toute belle, tellement dangereuse, surtout vu l’interprétation qui va suivre…

J’interrompis le père, homme imposant et attaché à une certaine droiture, qui encourageait à nouveau vivement son fils à lui parler des choses qui n’allaient pas. « Ce n’est pas si facile » dis-je simplement. Seul, j’aurais peut-être fait sortir le papa. Mais ce n’était pas moi le médecin. Donc je me tournais vers A.. J’ai senti une drôle de sensation. Comme si des morceaux de mon histoire venaient s’articuler dans ma tête pour tenter d’organiser un discours totalement improvisé mais qui tenait à lui dire deux choses : ce n’est pas ta faute & tu ne le sais pas encore mais une formidable beauté existe en toi.

Alors, je lui ai parlé du homard. « Tu sais, ce gros machin noir avec des pinces verrouillées par des élastiques dans les supermarchés car plutôt dangereuses, et couvert d’une solide carapace. Et bien, régulièrement, les homards se sentent à l’étroit dans leur carapace et doivent s’en fabriquer une autre. Et pour cela, ils abandonnent l’ancienne et se retrouvent nus, fragiles, vulnérables à d’autres prédateurs. Toi, on pourrait dire que tu en es là, en train de changer de carapace, et donc sensible, vulnérable. Mais plus tard, quand tu l’auras reconstruite, alors tu verras… tout ce que tu es en train de vivre, de difficile, sera un apport précieux. Toute cette souffrance prendra du sens. Parce que tu es quelqu’un de bien, d’intelligent, et cette sensibilité, c’est très beau. Mais ça, tu ne le verras que plus tard, quand les gens autour de toi auront un peu grandi, seront un peu moins bêtes. Tes proches, tes profs, nous, on veut simplement t’aider, te laisser changer de carapace tranquillement. Pour ça, tu peux juste savoir qu’on est là si tu as besoin d’aide, de parler, ou de te sentir protégé un peu. Car tout ce qui t’arrive en ce moment, ce n’est pas ta faute… Ce qu’on peut essayer ensemble, c’est de trouver les petites astuces qui vont te permettre de changer de carapace sans être trop vulnérable, si tu es d’accord. ». En vérité, je ne sais plus trop comment je l’ai formulé. Je sais juste que le regard puissant qu’il m’a jeté, le sourire qui se dessinait sur ses lèvres, et le fait qu’il s’était avancé vers moi pour m’écouter parler d’une voix presque chevrotante, ça m’a marqué.

Ils sont partis. Le père m’a gratifié d’un merci particulier. A. m’a simplement jeté un autre de ses regards dont il a le secret en me serrant la main. Sur le quart d’heure de pause déjeuner qu’il nous restait, on a débriefé ensemble avec la médecin. Etrangement, nous étions tous les deux d’accords pour dire qu’une probable histoire d’identité sexuelle pouvait être en rapport avec tout ça. Ceci réduit légèrement la possibilité que cela soit seulement moi qui projette, peut-être. Etait-il de ces jeunes qui se découvrent homosexuels et qui se trouvent à un moment de leur histoire où ils ont le plus besoin d’y mettre les mots et le sens, qu’il faut y mettre ? Allait-il se perdre, comme moi, dans une longue, inefficace et terrassante tentative de « normalité », au lieu de parvenir à se trouver, à s’accepter, et à se développer ? Et ce, faute d’un soutien, d’un ou plusieurs interlocuteurs à qui s’ouvrir pour se découvrir ? Comment pouvait-on l’aider ?

La traditionnelle question à l’ouverture d’une consultation « Comment puis-je vous aider ? » n’est finalement pas si anodine. Elle a désormais trouvé, en moi, une sorte de résonnance particulière. Un peu comme cette façon qu’avait le regard du jeune A. à me rappeler un garçon, plus tout à fait garçon, mais pas encore homme, qu’il y a quelques années, j’étais. C’est peut-être ce qui se passe lorsqu’entre le soigné et le soignant, la barrière explose. Et dans le vertigineux miroir du temps, je me suis un peu vu, il y a 10 ans, perdu dans mes doutes désormais résolus que depuis peu. Et lui, pourra-t-il bientôt se voir comme je l’étais, un peu plus serein de l’autre côté du bureau, ou, devrai-je dire, de l’autre côté du miroir ?