Je. Tu. On.

Tu t’énerves dans la salle d’attente. Les gens s’accumulent depuis deux bonnes heures. Il est pourtant encore tôt. Je traverse en raccompagnant une patiente vers la sortie. Tu m’apostrophes. Deux heures que tu attends. Deux heures que tu souffres. Deux heures qu’aucun médecin ne t’as vu. Deux heures que des gens passent alors même que certains sont arrivés après toi. Deux heures que tu as mal, bon sang !
Je tente la première technique, qui la plupart du temps suffit : accueillir ton agacement et t’expliquer posément que l’ordre d’arrivée n’est pas tout à fait l’ordre des priorités. Je sens bien que cela ne suffira pas avec toi. Tu t’agaces davantage, et avant même que tu ne poursuives, comme j’ai déjà appelé le patient suivant qui vient de nous rejoindre, je m’éloigne pour me consacrer pleinement au patient dont c’est « le tour ». Je sais, pourtant, que je viens de perdre un bon nombre de points qu’il me sera peut-être définitivement impossible de regagner.
Une heure passe, où tu me vois faire des aller-retours entre différentes salles, sollicité ici et là pour des broutilles. Tu as l’impression que je batifole comme une abeille au milieu d’un champ fleuri. Alors que tu es là, sur la chaise roulante (plus ou moins) de l’hôpital, une douleur lancinante au pied que les antalgiques distribués automatiquement à l’accueil n’ont pas suffit à calmer. Tu ne tiens plus, et tu m’interpelles à nouveau, avec ta voix forte et imposante, comme ton gabarit. Si tu n’étais pas assis sur cette chaise, manifestement incapable de te lever facilement, tu me dominerais de trois bonnes têtes…
Tu t’emportes et ton ton monte, tandis que le miens baisse. Je réalise que j’essaye de te calmer, alors même que je ne t’ai pas suffisamment montré que je t’écoutais. Tu commences à dire que tu en as assez, que tu vas aller voir ailleurs. Je me tais, te laisse enfin finir ton discours, que j’écoute avec attention. Tu me promets de partir, mais tu me regardes dans les yeux. Comme un genre de défi. Ou un appel au secours d’une personne peut-être assez fière pour ne pas supplier.
Je te le dis, avec sincérité « c’est inadmissible que vous attendiez aussi longtemps ». Et je le pense. Je pense à ces heures assis, sur une chaise inconfortable, le pied en feu. Je pense à cette vieille dame sur son brancard durcit par les années qui a froid, qui a soif, et qui voudrait aller aux toilettes, mais que, faute de personnel, aucun.e soignant.e n’aura le temps de venir aider. Je pense à ces soignant.e.s éreinté.e.s qui font tant bien que mal pour faire tourner la machine 24h/24, 365 jours par an. Je pense au manque de moyens, aux aberrations politico-démagogiques, et à tout ce qui me permet d’affirmer qu’en effet, ton attente est inadmissible. Pourtant, je rate encore. Et je m’éloigne un bref instant, entendant derrière moi les autres patients essayer… de te raisonner.
Je retourne à l’ordinateur ou je constate que le médecin de garde, désormais parti se reposer, t’as prescrit une radio sans t’examiner (ou l’écrire) et n’a rien dit. Il n’a pas déposé ton dossier à l’endroit où l’équipe pourrait savoir qu’il fallait t’emmener en radiologie. Cela fait donc au moins deux heures que tu attends… pour rien. Ni une, ni deux, j’attrape le dossier, le bon de radio, et je pousse la chaise demi-roulante vers la radiologie. Tu pèses le poids de ta stature et de tes muscles qui, sur un coup de colère, me ferais traverser un mur ou deux d’une pichenette. Mais je ne dis rien, et m’excuse pour le temps d’attente, t’explique le quiproquo, te promet de t’examiner dès ton retour. Un coup d’œil à ta cheville était bien suffisant : on aurait pu faire une omelette avec l’œuf de pigeon qui logeait sur ta malléole.
Un patient plus tard, je te vois réapparaitre dans la salle d’attente. Je t’emmène dans un box. Sans surprise, c’est cassé, dirait brillamment la graine d’ortho qui ne poussera jamais en moi. Je t’explique les grandes lignes de la prise en soin. Le quiproquo me parait d’autant plus inadmissible. Tu me dis que tu ne préfèrerais pas te faire opérer. Je te dis qu’il me faut l’avis du spécialiste, et qu’on en prendra compte avec tous les éléments. Tu acquiesces. Allo l’ortho, que fait-on ? « On mouille et on bande, mouarf mouarf mouarf ». Allo le sénior des urgences, comment on fait une botte plâtrée ? « Viens, je te montre ». Ni une, ni deux, nous voilà à mouiller et bander pour faire le plâtre. A la fin, alors que le chef prend congé, tu le rattrapes par la manche et tu lui dit « ce gars-là » en me désignant, « il faut le garder, c’est un bon ».
Je ne sais pas trop où me mettre, entre la petite fierté, écrasée par le caractère gênant du moment, et le compliment paradoxal entre ma perception et la sienne. L’éternel malentendu. Je te raccompagne en radio. On contrôle le plâtre. Tu me remercie, je te remercie. On se met d’accord pour le retour via un taxi conventionné. Je me fais grogner dessus par la secrétaire qui aurait préféré que je demande une ambulance parce que c’est plus simple. Tu me dis que tu l’as entendu, et que c’est une chieuse. Je te dis que ça ne doit pas être facile pour elle, surtout vu le monde qui l’attend pour s’enregistrer. Tu me dis que c’est bien vrai. On se met d’accord. On peaufine les détails, la surveillance, le contrôle des jours et des semaines à venir. On se sert la main. Et on se souhaite, chacun, bonne continuation.

3 réflexions au sujet de « Je. Tu. On. »

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  2. Super agréable de te lire. Et je me retrouve un peu dans chacune de tes histoires (actuellement en 4eme semestre d’internat mais avec des débuts difficiles et un premier semestre chaotique aux urgences 😉 )
    Surtout tenons le coup et ne perdons pas notre humanité dans la bataille…

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