Le grand saut : plonger dans la médecine

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit. Ce n’est peut-être pas si étrange que l’envie survienne en ce moment. Car aujourd’hui, c’est bientôt le premier jour du reste de ma vie, quelque part. Car aujourd’hui, c’est le dernier lundi de la dernière semaine travaillée en tant qu’interne. C’est la dernière ligne droite où l’imposture se cache derrière des croyances moins dysfonctionnelles à type de « c’est normal de ne pas tout savoir, je suis interne, j’ai encore beaucoup à apprendre ! » ou « si ça ne marche pas, c’est parce que je ne suis pas assez encadré/séniorisé » ou encore « au pire, si je ne sais pas, je demanderai à mon chef… ». Comme si apprendre à soigner se limitait à une grosse dizaine d’années d’études. Comme si, dans quelques jours, je m’endormirais interne et me réveillerait « sénior », touché par la grâce, ayant la science infuse et boursouflé d’un sentiment de légitimité soudain.

C’est plutôt un peu comme faire le grand saut, en haut du haut plongeoir. Grimper l’échelle est fastidieux et difficile, même si l’espoir et le rêve de sauter rend la montée excitante. On se laisser aller à imaginer le plongeon, agile et gracieux, les deux pieds bien joints soulevés par la force élastique de la planche, le corps magnifiquement aligné décrivant la courbe de l’arc de cercle parfait, les deux bras tendus symétriquement comme un bec de faucon pèlerin en pleine chasse, une sorte de ralenti cinématographique pour amorcer une descente rectiligne précise vers la surface immaculée de l’eau chlorée et scintillante, une entrée pleinement aérodynamique, un déferlement harmonieux de bulles et de gouttes jusqu’à parachever la performance avec la dernière perle d’eau retombant pile au point d’impact du plongeon… On se dit même que ça pourrait être facile, si on a bien travaillé, bien pris le temps de grimper chaque barreau de l’échelle, en sentant les tensions dans les muscles mis à l’épreuve, en comprenant chaque mouvement, chaque force en présence, chaque détail lequel, selon nos maîtres, si on l’oubliait, pourrait rendre le plongeon fatal. Ou ferait de nous un mauvais plongeur, indigne de prétendre plonger. La critique du plongeon des autres est d’ailleurs presque un sport national, et il est vrai que nous en voyons de toute sorte : des plats ventraux dramatiques (et parfois douloureux), des sauts partisans du moindre effort avec les deux pieds en avant et tant pis, des bombes qui vident la piscine sans scrupules pour les dommages collatéraux (et particuliers qui éclaboussent les autres plongeurs pour les couvrir de honte et les spectateurs qui ne demandaient qu’à ce qu’on prennent un peu soin d’eux).

Et puis, un jour que l’on attendait plus, on arrive en haut. Neuf, dix, onze, peut-être même douze mètres. En bas, des jeunes aspirants plongeurs nous regardent, avec ce même air admiratif que nous avions à leur place autrefois. Oui, autrefois, car il s’en est passé, quelques années, à grimper. A oublier, parfois, peut-être, cette place d’en bas, cette admiration, ou ce rêve de perfection. A s’oublier un peu soi-même, pour être garant d’une excellence, répondre aux attentes des maîtres, et surtout à celles des spectateurs dont il faut prendre soin : ne pas seulement leur offrir un spectacle, mais surtout leur rendre service, les guérir parfois de l’angoisse, les écouter toujours (même en étant aussi haut sur ce plongeoir), les accompagner dans le saut (et même avant, pendant, et après), les soulager souvent de l’attente dans laquelle ils sont eux-mêmes plongés. Et en même temps, ne pas se perdre dans l’océan de leurs attentes, savoir construire ensemble un chemin dans la tempête, une trajectoire pour le plongeon, en accord avec les valeurs savamment élaborées lors de l’ascension de l’échelle sous les yeux mystérieux de la société toute entière.

Alors comment ne pas s’agripper un instant, en sentant le vertige qui soudainement nous saisit, en haut du plongeoir, quand vient notre tour de sauter ? Comment ne pas sentir comme un rapport lointain avec l’idée d’une mort inéluctable, ce moment de la vie qui ne se vit qu’une fois, quand il s’agit un jour de passer de l’étudiant au docteur diplômé ? Comment ne pas figer jusqu’à notre souffle en apercevant à peine le bout de la planche, suspendue au-dessus du vide, de l’eau, des murmures des spectateurs, et de nos pensées automatiques et soudaines : « pourquoi ? Qu’est-ce que je fais là ? En suis-je vraiment capable ? Serai-je vraiment responsable ? Et si je rate ? Et si j’échoue ? Et si je tue ? L’ai-je même déjà fait en grimpant l’échelle ? Tout le monde saura alors ? Me laissera-t-on quand même sauter ? Puis-je même prétendre sauter ? Qu’est-ce que cela fera de moi ? Qu’est-ce que cela fera d’eux ? Et tous ces doutes sont-ils normaux ? »…

N’ayez pas peur d’avoir peur. Il y aura des sauts anxieux et des sauts heureux. Il y aura des sauts maitrisés et d’autres à perfectionner. Il y aura des sauts loupés, car un vent furieux, imprévisible et soudain détournera la trajectoire. Il y aura des sauts risqués qui se passeront pourtant bien. Il y aura toujours des sauts critiques, des sauts vertigineux, des sauts faciles et des premiers sauts. Et il y aura enfin, à chaque saut, une promesse d’empathie, d’implication et d’engagement, jamais plus léger que soi et son spectateur, toujours dans le respect de la vie, et résolument emprunte d’un peu de doutes, d’un peu de peur, d’un peu de folie, d’un peu d’amour, d’un peu de joie, d’un peu d’éthique et de beaucoup d’humanité.

Ceci n’est pas un point final. Ni même une virgule, mais peut-être juste une goutte dans la piscine…

Une brève histoire de la psychiatrie et de la psychologie (Partie 1/4)

Le 10 Juin 2021, un certain nombre de psychologues ont manifesté à l’encontre d’un projet de mesures annoncées par les ministères concernant la pratique de leur profession. Les mots clés de ces mesures consistent notamment en une restriction du temps de la consultation (limitée à 30 minutes), un remboursement par l’assurance maladie fixé à 22€ la consultation, une soumission du dispositif à l’ordonnance d’un médecin (phénomène désigné par le concept de « paramédicalisation » de la profession de psychologue), et une limitation du nombre de consultations remboursées par le dispositif, entre autres.

Outre le mépris, sorte de ligne de conduite gouvernementale concernant un certain nombre de secteurs et en particulier les professionnels du champ de la santé, ces mesures viennent interroger plusieurs pierres maitresses constituant l’organisation des soins de santé mentale en France, et notamment la place des différents intervenants auprès des personnes, voire des patients. Ne serait-ce que par renvoi à la définition même du psychologue (clinicien, mais pas seulement) par ces derniers, à l’héritage historique, épistémologique voir déontologique de la profession de psychologue, et aux débats (pour ne pas dire « guerres de chapelles ») qui perdurent entre les initiés.

Avant d’aller plus loin, je dois déclarer mes liens d’intérêts avec le sujet. Je suis interne en psychiatrie, après 2 ans d’internat de médecine générale que j’ai abandonné pour la psychiatrie. J’ai également validé une licence de psychologie, et suis au terme d’un master de psychologie clinique intégrative, me permettant, si je le souhaite, de demander le titre de psychologue. Je n’ai aucun parti pris idéologique entre l’orientation psychodynamicienne, cognitivo-comportementale, systémique, existentialiste, humaniste, développementale, attachementiste, et ait été formé aux bases de ces dernières. Je n’ai aucun lien d’intérêt avec l’industrie du médicament et des produits de santé.

Je vous propose une petite série de billets, à voir comme de petites lucarnes sur l’histoire de deux professions complémentaires, avec tous les biais d’une histoire écrite par ceux qui sont là, et mes propres lacunes d’être humain qui n’est pas historien. Une histoire avec quelques nuances, quelques pensées, et quelques choix. Mais de quoi faire tourner la bicyclette qu’on peut avoir dans la tête et alimenter nos débats… On y va ?

  • Partie 1 – Racine de la psychologie : une philosophie médicale ?
  • Partie 2 – Vers une émancipation scientifique de la psychologie ?
  • Partie 3 – Professionnalisation de la psychologie : quel statut du psychologue ?
  • Partie 4 – La place du psychologue : une profession médicale ?

Alors reprenons. D’où vient la psychologie ? Si l’histoire admet, dès l’Antiquité au travers de textes médicaux d’Egypte ancienne (Papyrus Ebers, -1 550 av JC), de Grèce Antique (Asclépieion), de Chine ou d’Inde, la présence de conseils appliqués aux troubles du comportements, la psychologie constitue également une branche de la philosophie dédiée à l’âme et à la relation entre corps et esprit. Cette branche se développera par exemple sous les plumes de Platon, d’Aristote ou encore de Descartes.

Racines de la psychologie : une philosophie médicale ?

Platon distingue dans le Phèdre (1) les 3 composantes de l’âme : l’épithumia qui serait dans l’estomac ou le foie et correspondant à l’appétit ou au désir ; le thumos qui résiderait dans le cœur et correspondant au courage ou à la colère ; et le logistikon ou noûs qui serait le siège de la Raison et constituerait notre esprit. A chacune de ses composantes correspond une vertu que l’être doit développer, selon une hiérarchie particulière : l’épithumia doit faire travailler la valeur de tempérance, le thumos la valeur du courage et le logistikon celle de la sagesse. L’ensemble permet alors d’accéder à la vertu de la Justice (or, chez Platon, le Juste, le Beau, et le Bien sont confondus dans le Cosmos, l’ordre parfait de l’univers). C’est également Platon qui donnera l’image de l’âme comme celle d’un attelage ailé ayant comme cocher la raison, ce dernier devant diriger le char avec un cheval obéissant et un cheval rétif voir impétueux.

Aristote, quant à lui, définit également l’âme en 3 parties dans La Métaphysique (2) : végétative (faculté de nutrition, de croissance, de reproduction), sensitive (faculté de perception, avec, selon certains commentateurs, une faculté ou âme motrice associée) et cognitive (faculté de connaître, Raison). Il réfléchira également aux fonctions de l’âme dont certaines que l’on appellerait aujourd’hui fonctions exécutives et pose la question éternelle de savoir si le corps et l’âme sont unifiés ou séparés (De l’âme : « L’âme est d’une certaine manière toute chose » (3)).

Descartes, bien plus tard, s’efforce de traiter du dualisme corps-esprit dans son Traité des passions de l’âme (4).

Reprenant les travaux d’Empédocle (théorie des qualités des quatre éléments : terre, eau, air, feu / bile noire, phlègme, sang, bile jaune), Hippocrate actualisera notamment la théorie des quatre humeurs (5), et proposera à partir de cette dernière une classification des troubles mentaux (manie, mélancolie, paranoïa, épilepsie). C’est une réponse, en quelque sorte, à une partie de la question d’Aristote : les maladies de l’âme sont physiques… Galien, qui sera la référence médicale de la quinzaine de siècles à lui suivre, consolidera la conception des troubles psychiques comme liés à un excès ou un défaut d’humeur (ex : le tempérament coléreux ou « sanguin » lié à un excès de sang, la mélancolie liée à un excès de « bile noire » etc.).

Pendant ce temps, la psychologie en tant que telle demeure essentiellement une branche de la philosophie. C’est d’ailleurs un homme considéré comme le père de la littérature croate, Marko Marulić (1450-1524) qui aurait écrit pour la première fois le terme de « psychologie » dans un livre intitulé Psichiologia de ratione animae humanae, ouvrage perdu dans les limbes de l’histoire… Un professeur allemand, Rudolf Goclenius (l’Ancien, 1547 – 1628), qui enseignait à l’université de Marboug la philosophie, la logique, la métaphysique et l’éthique, reprendra ce terme dans son livre Psychologia en 1590. Son fils, Rudolph Goclenius (le Jeune, 1572 – 1621) sera d’ailleurs disciple de Paracelse (« Rien n’est poison, tout est poison, seule la dose fait le poison ») et professeur de… médecine !

à suivre…

L’ombre des doutes

Un temps. Tu inspires. Tu souffles. Le monde derrière toi n’est qu’un tas de batailles. Celui devant toi plein de guerres à venir. Certains jours te semblent être d’immenses champs de ruines. L’éclats de quelques victoires peinent à les éclairer. Dans la mi-ombre où tu te trouves, le temps parait aussi court qu’infini. Et tu t’enlises dans de sombres ruminations où les lumières d’espoir sont beaucoup trop rares à ton goût.

Les fantômes du passé ne s’effacent jamais. Ils rôdent, ils hantent avec délectation, guettant ces instants d’étrange conscience, aux heures les plus blanches de la nuit et parfois même du jour, où la vie parait si fragile et l’existence si incertaine. Ils sont là, flottant, sournois, aspirant délicieusement ton énergie, te rappelant combien tu fus si nul, si malhabile, si désemparé.

Tu souffles. Car à mi-chemin sur le flanc pentu d’une montagne aux contours indistincts, la pente grimpante est parfois rude. Surtout ces jours grisâtres, où de noirs nuages d’orages se perdent à l’infini, dissimulant la vue habituellement si belle sur le paysage-monde. Ces jours où ce temps peu clément te brouille la vision, parfois, il serait tentant de s’arrêter un bref instant… ou pour l’éternité. Se plonger dans le vide gris, cotonneux, imprécis. S’abandonner au destin peut-être funeste, à l’Après sans rien, au néant éternel. Cesser de grimper cette pente, qui, on le sait bien, un jour finira par s’aplanir… puis par redescendre, pour arriver au même but insaisissable, flou, éternel. Cette fin inéluctable de tous les êtres vivants.

Pourquoi te battre ? Pourquoi charger ton sac à dos de toutes ces pierres, ruines de batailles précédentes, armes de jet de plus ou moins bonne facture pour les combats à venir, ou pour chasser les fantômes ? Pourquoi certaines blessures font-elles si mal et ne se ferment jamais, quand d’autres te transpercent et s’oublient bien vite, sans séquelle ? Pourquoi ces lendemains te font si peur, ces destinations demeurent-elles imprécises et changeantes, ou ta motivation varie-t-elle comme une flamme vacillante, sujette aux caprices incessants de vents tempétueux, qui tantôt la ravivent et tantôt menacent de l’éteindre ? Pourquoi ces questions ? Pourquoi ces pourquoi ?

Tu inspires. Derrière chaque nuage, chaque tempête, chaque blessure, tu le sais. Le soleil se cache, se mérite, se devine. Derrière nos batailles et nos guerres à venir, nos rêves et nos espoirs le font vivre, cet astre d’or. Et quand la fin sera là, quand le destin se nouera, quand l’instant éternel, peut-être, sonnera le glas de cette randonnée montagnarde, l’important, peut-être, est de se demander ce qui aura compté. Combien de soleils auras-tu esquissé dans les moments obscurs ? Combien de soleils auras-tu allumé dans les esprits embourbés ? Combien de soleils auras tu fais flamber dans les cœurs assombris ?

Il est difficile à voir, parfois, ton Soleil. C’est pour ça que parfois, tu as besoin que quelqu’un te montre le sien. C’est un peu ça, aussi, être humain.

Le syndrome de susceptibilité inappropriée

Soigner, par essence, c’est violent. C’est faire face à une vérité presque inacceptable : nous allons tous, un jour ou l’autre, mourir. C’est lutter contre une tendance « naturelle » qu’a notre corps à faiblir, à défaillir, et à tomber. C’est faire se dresser des êtres humains, en blouse, nus ou en civil, pour en aider d’autres à se relever, encore une fois, avant la dernière chute, qui viendra de toute façon. « La plus grande gloire n’est pas de ne jamais tomber, mais de se relever à chaque chute » (Confucius). Il faut, je crois, une bonne dose d’espoir, de dévotion et d’amour pour ne pas céder à la tentation facile de penser le soin comme un acte vain, une victoire éphémère sur une vie transitoire, mais bien comme le ciment d’une société humaine. De l’espoir, de la dévotion, et de l’amour. Des projections subjectives accompagnées d’idéaux d’abord, une forme de rationalisme ensuite, et des émotions qui nous unissent enfin. Comment, en étant si impliqué.e.s, de l’esprit jusqu’aux tripes, ne pas se sentir profondément blessé.e.s lorsqu’une critique vient éclabousser ce soin auquel on prête tant d’importance ?

Vous connaissez le contexte. Les altercations toujours plus violentes, toujours plus explosives, toujours plus ravageuses qui divisent les soignant.e.s entre elles/eux, les patient.e.s, les citoyen.ne.s, les groupes, les amitiés même parfois. Les soignants bientraitants maltraités, les patients traités bien et mal, l’administration maltraitante à bon dos, et la politique bien sûrement à l’origine de tous nos maux. Le coupable idéal : un peu de personne ou beaucoup de tout le monde. Ai-je écris « coupable » ? Certes. Laissez-moi vous parler de mes dernières ruminations : le syndrome de susceptibilité inappropriée.

Tout part d’un constat un peu simpliste. Lorsqu’une critique est émise, et qu’elle porte sur un domaine où chacun serait concerné et aurait son mot à dire, par exemple à tout hasard, le système de santé français et notamment les relations entre soignants-usagers-administrateurs-etc (donc pas un sujet hyperspécialisé tels que les transferts de plasmides vecteurs de résistance aux antibiotiques chez les Escherichia coli enterotoxinogènes, au hasard), cette critique est reçue par les principaux concernés de deux grandes manières schématiques différentes. Dans un premier cas, les plus concernés par les affirmations de la critique (par exemple, les soignant.e.s effectivement et consciemment maltraitant.e.s qui ne souhaitent même pas se remettre en cause, les patient.e.s effectivement irrespectueuses/eux au sens du respect que chaque être humain doit à ses congénères dans tout contexte, ou encore un.e administrateur.trice consciemment et volontairement sadique) s’en contrefichent, voir s’en amusent et se réfugient dans un corporatisme traditionnaliste (pour la suite de l’exemple, je résume au domaine médical puisque c’est celui qui je connais le plus). Dans un second cas, les moins concernés par les affirmations de la critique sont paradoxalement les plus affectés. Blessés, se sentant attaqués alors même qu’ils s’évertuent à soigner dans un environnement qui, du fait de leurs efforts, ne correspond plus aux éléments de la dite critique, ils se protègent en rejoignant celles et ceux qui partagent leurs points de vue. Sans le vouloir, ils donnent l’impression d’eux aussi se protéger derrière une forme de corporatisme. Ce corporatisme assumé ou involontaire contribue alors à donner l’impression d’une négation de la critique, de nier les points qu’elle soulève et génère un phénomène de persistance des comportements dénoncés : en effet, les soignants qui se fichent de la critique et ne se remettent pas en question continueront de pérenniser des actes critiquables, et ceux-ci seront d’autant plus « visibles » (ou remarqués) par celles et ceux qui les dénoncent. Cette persistance va alors alimenter des clivages entre soignants et patients (et entre soignants eux-mêmes) notamment puisque les corporatismes « refuges » seront assimilés à tort au même « corporatisme ». Ces clivages seront bien évidemment entretenus à loisir pour des enjeux politiques (les scrupules de certains personnages se disant politiques n’étant bien évidemment pas au rendez-vous), et la critique n’en deviendra que plus acerbe, détournée, non-constructive entretenant un cercle vicieux.

Syndrome de susceptibilité inappropriée

Pourquoi les moins concernés sont-ils les plus affectés ? L’une des hypothèses serait que comme le soin véritablement humain, nous venons de le dire, nécessite une telle implication affective, rationnelle, spirituelle, et que sa pratique entraine un changement des conditions d’exercice (plus humaines donc), le professionnel de santé ainsi critiqué a le sentiment d’exercer dans un environnement qui ne correspond pas aux attaques (même constructives). Il est ainsi comme victime d’une terrible injustice, « mis dans le même sac » que des confrères dont les efforts ne sont pas les mêmes, et la bientraitance, pour peu qu’elle soit comparable, bien moindre. Il est normal et logique que ce professionnel soit meurtri (il semble moins logique que son confrère s’en foute, mais à bien réfléchir, les mécanismes de défense par le déni sont parfois bien efficaces surtout quand ils sont entretenu dans une communauté). Et on comprend aisément alors que, face à une critique généraliste, les premiers arguments avancés soient « moi, dans mon service/cabinet/etc., ça ne se passe pas comme ça, par conséquent, votre critique est nulle et non avenue ». Puis, pour peu que la critique provienne d’un professionnel n’exerçant ni la même spécialité, ni n’étant un professionnel du soin (Pasteur qui n’était pas médecin a-t-il eu raison d’émettre ses théories sur l’hygiène pour éviter la transmission des bactéries, d’être raillé pour son audace de pauvre biologiste, puis reconnu comme un génie à travers le monde entier ?), viendront les remarques du type « vous ne savez pas de quoi vous parlez ». Des remarques justifiées, quelque part, par le fait que ces professionnels de santé critiqués mais scrupuleux ont justement tenté de corriger les éléments que la critique soulevait ! Forcément, la critique n’est pas, ou peu, applicable à leur pratique puisqu’ils ont déjà sentit les problèmes et les ont en grande partie – parfois entièrement – rectifiés. Or, celles et ceux qui devraient entendre ces critiques pratiquent à merveille l’art de l’autruche collective au plus haut niveau.

Dans les remarques constructives à l’égard des critiques peut surgir la tyrannie du chiffre. Le propre du soin est justement d’être toujours contextuel, chaque situation est unique, et si on souhaite offrir la même chance à chaque patient, on sait très bien que la contingence fera que certains auront intrinsèquement ou extrinsèquement plus de chance que d’autres. Le facteur humain vise justement à appréhender ces différences, et à optimiser les chances de chacun, dans la mesure du possible. Voilà peut-être en partie pourquoi le métier de soignant ne peut être pratiqué par des robots et pourquoi prendre soin humainement des soignants (un enjeu éthique majeur) est nécessaire pour qu’ils puissent poursuivre le déploiement de leur humanité auprès des patients (sait-on jamais que le message passe – allo les politiques ?).

Le problème des situations dites « anecdotiques » est un faux problème. Si ces situations surviennent, si des témoignages en racontent, nier leur importance par un prétendu caractère anecdotique est nuisible à l’amélioration des pratiques. Cela n’est pas sans rappeler la question des femmes violentées par leurs proches : combien en sont les victimes ? Combien seulement en témoignent ? Combien encore sont entendues ? Enfin, combien de celles qui n’ont pas pu parler s’en sortent ? De cet exemple survient une autre conclusion : critiquer en dénonçant ce qui ne va pas, ce n’est pas de la violence gratuite, c’est pour mieux rectifier. On ne peut pas résoudre un problème que l’on n’a pas clairement identifié. Une affirmation que Descartes démontrerait très bien (cf Discours de la méthode).

Ces développements nous amènent un instant à la question de la critique. Qu’est-ce qui rend une critique acceptable, au sens de constructive et apte à permettre l’amélioration des pratiques ? Quels sont les éléments qui permettent à une critique d’engager une réflexion commune et de ne pas déchaîner les susceptibilités de chacun en des altercations violentes, stériles et dérisoires ? Comment amener chaque citoyen, chaque usager, chaque professionnel à contribuer à un échange de points de vue, afin de faire émerger des solutions nouvelles et appropriées aux situations dont on ne cherche ni à remettre en cause l’existence, ni à leur attribuer un parfait coupable ? Comment comprendre l’intérêt d’une généralisation (« les médecins sont maltraitants ») en ce qu’elle a de volontairement provoquant pour ainsi, peut-être, donner la parole à ceux qui s’en détachent (« je suis pourtant médecin, et je fais mon possible pour ne pas être maltraitant : nous ne sommes pas tous maltraitants ! ») et faire émerger le débat ? S’agit-il d’une bonne stratégie pour instaurer un dialogue entre tous ? Qui a le droit de critiquer, questionner, contribuer à rectifier le soin ? Ne sommes-nous pas là dans une situation typique pour la pratique d’une véritable éthique (concrète, appliquée, participative) ?

Dans les principaux déterminants des critiques actuelles, j’ai l’impression qu’il y a deux déterminants essentiels à prendre en compte. Tout d’abord, les échanges récents sur twitter se sont justement déroulés sur les réseaux sociaux. Or, il y a là nécessairement un biais de sélection majeur. Quelles sont les personnes amenées à vouloir partager leur quotidien de soignants, de patients, de professionnels, de citoyens sur twitter ? Quelle sélection opère-t-on lorsqu’on choisit de suivre ou ne pas suivre tel ou tel compte ? Il y a fort à parier qu’une bonne proportion de soignants « bientraitants » (histoire d’entretenir clivages et stéréotypes) soient justement sur twitter et subissent de plein fouet les critiques du soin, dont la propagation par les réseaux sociaux est un incontournable, l’information de manière générale circulant désormais majoritairement par les mêmes réseaux. Le deuxième facteur, très intriqué, correspond justement à la constitution de groupes qui vont ou non donner du crédit à la critique. Certains personnages vont ainsi avoir une forme de crédibilité intrinsèque, perçue ou non, et la réputation en termes de retweet ou d’e-réputation va entrainer une surexpression de certaines critiques par rapport à d’autres. A titre d’exemple caricatural à l’extrême, si Martin Winckler prend la défense des patient.e.s, on trouvera peu de candidats comparables pour « prendre la défense des soignants » (encore que cet exemple improvisé montre par les termes de « prendre la défense » que l’idée d’une confrontation médecins-patients semble presque un a priori fondamental constituant une entrave à la réception de critique de façon constructive, je vais y revenir).

Comment justement recevoir une critique ? Je me place dans la posture du soignant, bien qu’encore trop étudiant plus que soignant, je vous l’accorde. Recevoir la critique est une forme d’exercice réellement philosophique pour ne pas subir de plein fouet une susceptibilité inappropriée. Ayant eu la chance de pouvoir suivre un cursus d’éthique en parallèle de mes études médicales, cursus débordant de philosophie stoïcienne notamment, d’existentialisme également et d’autres philosophies plus ou moins modernes, j’ai pu acquérir une forme de recul par rapport à ce qu’on essayait de m’apprendre en médecine puisque je questionnais le soin en philosophie, alors même qu’on me l’enseignait. La double posture, qui plus est, étudiant/soignant permet également de se dédouaner d’une certaine responsabilité en se disant par exemple « ok, effectivement, c’est pas terrible de soigner comme ça ; faisons en sorte, plus tard, de prendre ceci en compte pour le changer et rendre ce soin plus humain ». Je pense que face à une critique du soin, il convient de gérer ses émotions, ses pensées rationnelles et spirituelles. Forcément, en lisant que les médecins sont des brutes, quand on s’évertue à remplir son rôle avec empathie, attention, délicatesse, respect des autres, etc. lors d’une garde épuisante mais pas seulement, tous les jours également, on peut avoir des envies de meurtre. Quoi ? Tous ces efforts, que ça soit des retours beaucoup plus tardif chez soi parce qu’une situation l’exigeait, des prises de têtes monumentales avec des patients en colère – et qui avaient sans doute raison de l’être – afin d’arranger les choses sans s’imposer ou se défiler, ces moments de doutes et d’angoisses confrontés à des instants difficiles… pour ça ? Pourtant, une lecture plus mesurée impose de saisir l’enjeu avant – et pour éviter ainsi – de le transformer en attaque personnelle.

Saisir l’enjeu, c’est aussi accepter de faire l’effort de comprendre le point de vue du/des rapporteur(s), même si on ne le partage pas. Comprendre n’est pas nécessairement excuser. Je comprends par exemple qu’un patient raciste refuse de se faire examiner par un médecin d’un phénotype qui lui déplairait. Je ne l’excuse en rien. Je comprends qu’un.e patient.e puisse avoir envie de s’attaquer physiquement à un médecin qui ignore, minimise ou semble ne pas se préoccuper de sa douleur ou de celle de ses proches. Je ne l’excuse pas, selon mon sentiment que le respect est un partage mutuel et que son caractère ainsi « bidirectionnel » est inviolable. Mais comprendre permet de se défaire un instant de son point de vue, dont de se rendre presque hors de portée d’une attaque, et force l’exercice philosophique. Quel est l’enjeu, quel est le message, quelle sont les déterminants et aboutissements de cette critique ? Il s’agit également de dépasser les généralités, de recontextualiser et de ne pas surinterpréter des propos qui sont peut-être, à l’origine, les mêmes que ceux qui ont déterminé notre pratique soignante. Enfin, la discussion peut alors opérer, ou chacun a conscience d’échanger son opinion sans vérité absolue d’un côté ou de l’autre, dans une démarche constructive. On peut alors se référer à certaines réflexions comme l’éthique de la discussion d’Habermas pour s’assurer un échange constructif et pertinent.

Parce qu’il y a quelques années, sur twitter, une communauté de soignants et non-soignants ouverte et paisible éclairait les étudiants en médecine débutant sur ces vérités du soin qu’on ne trouve nulle part ailleurs que parmi celles et ceux qui ont le souci humain de l’autre. On avait un petit havre de paix, d’échange, de blogs et d’esprits. Il y avait des hashtag pour relever les billets des uns et des autres, il y avait des débats sans grands clivages ou autres bashings. Il y avait des livres qui sortaient et qu’on se recommandait, des dessins pertinents, des idées nouvelles comme des positions gynécologiques « à l’anglaise » et illustrées. Il y avait des histoires saisissantes qui nous faisait réfléchir, et qui nous ont fait évoluer.

L’un des premiers « enseignements » qu’un enseignant de la faculté a essayé de m’inculquer lors de mon tout premier stage de sémiologie en 2e année de médecine a été, après être revenu de la chambre d’un patient que j’avais arrêté d’examiner puisqu’il en avait assez : « il va falloir que tu apprennes que c’est toi le médecin maintenant : c’est toi qui décide quand tu examines, si tu examines, où tu examines ». Si je n’avais pas trouvé ce twitter réconfortant, si je n’avais pas raconté ce genre d’histoires, si je n’avais pas reçu des messages de celles et ceux qui en avait vécu des similaires, bref, si à un moment donné on n’avait pas dénoncé, critiqué, d’une façon ou d’une autre, ce soin qui nous rend aussi fous qu’on en est fous, alors peut-être qu’on serait loin encore du changement qui se profile, et dont les critiques actuelles semblent seulement vouloir dire : allons-y, progressons vers plus de partage, plus de points de vue mis en communs, plus d’éthique et plus d’humanité. Oui, aujourd’hui, en fac de médecine en France, on commence à apprendre qu’on peut poser un DIU chez une femme nullipare. Mais on entend encore des enseignants demander « quelle prise en charge allez-vous imposer à votre patient ? ». Oui, aujourd’hui, l’enseignement par simulation se développe. Mais on lit encore des étudiants qui apprennent des TV sous AG, sans consentement explicite, sans avoir la possibilité de refuser au risque de se faire invalider. Oui, aujourd’hui le souci éthique émerge. Mais on en voit encore la carence profonde au travers des situations que les étudiants peuvent vivre à l’hôpital.

Pourtant, sur twitter plus qu’ailleurs, on le sait bien : nous sommes tous d’accord pour une vision humaniste du soin. Ne nous forçons pas à choisir un « clan », ne doutons pas d’utiliser tel mot, de retweeter telle personne, de s’insurger contre un phénomène de peur d’entretenir des clivages qui n’ont pour seul fondement une susceptibilité ô combien compréhensible, mais trop destructrice par le biais des systèmes de défense qu’elle implique, alors même que nous nous battons pour la même chose. Le soin de demain se construit dès aujourd’hui, et l’enjeu présent consiste peut-être à réapprendre à… discuter.

Syndrome de susceptibilité inappropriée

Edit du 06/10/2016 :
Les nombreuses réactions me poussent à préciser quelques éléments. Tout d’abord, il ne s’agit pas là d’une plaidoirie pour ou contre le dernier ouvrage de Martin Winckler. Les critiques du monde soignant ne se résument pas à cela. L’intérêt premier de cette réflexion était partie du constat que je faisais, sur twitter notamment, de ces soignants « les moins concernées » qui se retrouvaient les plus blessés par les critiques. La dichotomie présentée sur le schéma ci-dessus est essentiellement didactique. Bien sûr qu’il n’y a pas les « bons soignants » d’un côté et les « mauvais de l’autre ». Je pars toutefois du principe que la critique envers le soin existera toujours. C’est une forme d’enrichissement si et seulement si elle est constructive, elle nous permet alors de nous améliorer. Cela nécessite donc une réflexion sur la critique en elle-même : qu’est-ce qui fait qu’une critique est constructive et recevable ? Comment doit-elle être passée ? etc. Je prends également comme postulat que les soignants les plus concernés par ces critiques ne réagiront probablement jamais à ces remarques, puisqu’ils ne se remettront jamais en questions, ni ne rencontreront ces critiques (qu’au mieux, ils dénigreraient). Alors non, il ne s’agit pas non plus de trouver un responsable et d’accabler encore davantage les soignants investis qui, souvent cibles et proies d’un système à repenser (allô les policitiens, ça fait deux fois en un article !), font des efforts colossaux. Et on peut comprendre la lassitude à se battre, parfois contre des adversaires qui donnent l’air d’être des moulins à vent. Je ne fais qu’essayer de comprendre pourquoi ces critiques, débarrassées de leurs aspects généralisant et culpabilisant (mais est-ce là un gage d’une critique constructive ? Je ne pense pas), éveillent tant de souffrance et de rejet de la part de soignants qui, par leurs pratiques, essayent pourtant de corriger les points dénoncés. 
Le nom de syndrome de susceptibilité inappropriée venait d’une sorte de jeu sur l’abrégé « ssi » (si et seulement si en mathématiques), pour dire « le soin s’améliorerait encore ssi nous savions communiquer ». Un peu tiré par les cheveux, mais ayant rédigé cet article tard le soir, le jeu de mot est passé à la trappe. Je m’excuse donc pour celles et ceux qui se sont senties blessées par les mots employés. Susceptibilité pour moi ne renvoie pas forcément à quelque chose de péjoratif. Mais qu’importe mon avis, c’est une blessure de ma part et je vous demande pardon. De même pour le terme « inapproprié », utilisé ici pour montrer que la cible de la critique n’est paradoxalement pas celles et ceux qui réagissent. Sur twitter, on m’a proposé plusieurs autres termes : « injustice », syndrome de la cible inadéquate, ou encore « syndrome de la solidarité contre-productive ». Trouvons ensemble les termes qui nous conviendront le mieux 😉

Un mot, un mal, des maux qui font mal.

23h27. Brouhaha des urgences bien animées du vendredi soir. Le match doit être terminé : ils arrivent tous. Les boxes sont pleins, les blouses blanches courent à droite et à gauche. Les téléphones chantent en cœur. Les dossiers « à voir » arrivent à la pelle.  Et finalement, c’est peut-être là que l’on se sent le plus utile. Un verre d’eau par ici, un peu de paracétamol par-là, et la satisfaction de sentir l’interne soulagé quand on lui présente à peu près bien un énième patient dont il faut s’occuper.

Sentez déjà que j’ai écrit « les dossiers » à voir. Pas les patients, pas les gens, les « dossiers ». Ce genre de lapsus arrive de plus en plus. Et quand bien même, de bonnes et humaines intentions nous animent, la fièvre des urgences hospitalières, par exemple, nous happe et nous formate aux exigences de la technique, de la vitesse et de la rentabilité. Des violences insues (« non sues ») dont il faudrait peut-être essayer de prendre conscience, même si c’est très difficile…

Je rencontre monsieur H. Il a la quarantaine, un petit peu d’embonpoint, quelques problèmes de couple « mineurs et habituels » dit-il, mais surtout, ce soir-là, une importante céphalée. Ça l’a pris d’un coup, sans prévenir. Ça comprime toute la partie droite du crâne. C’est la première fois que ça lui arrive. Il ne s’est pas cogné, n’a pas perdu connaissance, n’a pas vomit, n’a pas de nausée. Il a un peu de mal à supporter la lumière ou le bruit. La nuque est souple. Aucun signe neurologique par ailleurs. Tout au long de l’examen clinique, il m’appelle « docteur ». Je n’aime pas trop ce mot « docteur ». Docte, grand savant, et j’en passe. Je sais bien que ce n’est pas son intention. Je lui redis à nouveau que je ne suis qu’étudiant. C’est mon côté « je ne suis qu’un imposteur » qui, je crois, ne me quittera jamais, même avec 1, 2 ou 46 diplômes supplémentaires. Il continue malgré tout, ce n’est pas si grave. Ce qui me frappe davantage, c’est son côté un peu anxieux, ses mains qui se frottent l’une contre l’autre, ses fins de phrase un peu étouffées, ses regards furtifs, et tous ces signes qu’il dissimule derrière des sourires et une politesse un peu exacerbée.

Je sors et vais débriefer avec l’interne. On pense effectivement tout les deux à une migraine. J’espère qu’il va pouvoir partir tranquillement avec des antalgiques et une bonne nuit de sommeil en perspective. Ô vilain externe ! Voyons, devant tout premier épisode de migraine, que fait-on, idiot ? Une imagerie cérébrale, bien sûr ! L’interne me gratifie d’une tape amicale sur l’épaule, et nous allons annoncer la bonne nouvelle à monsieur H..

On entre dans le box. Monsieur H. attend, les mains jointes, allongé sur le brancard. Il se redresse un peu vite, salue l’interne « bonsoir docteur », et m’adresse un « re-bonsoir docteur » avec un sourire de situation. L’interne recommence en accéléré l’examen. Tout concorde. Il donne alors la marche à suivre. « On aimerait donc bien vous faire passer un scanner cérébral, une imagerie du cerveau si vous voulez, pour vérifier que tout va bien, qu’il n’y a pas d’anomalie, de problème, de… ». Il cafouille, il est fatigué, il est allé un peu trop loin peut-être ? Mais le mot est lâché parmi d’autres : « s’il n’y a pas d’AVC ».

Le patient blêmit. Et soudain, se met à pleurer. Pour lui, c’est une certitude, si on le garde, si on lui fait des examens, c’est forcément un AVC. Et il nous dit en sanglotant que pourtant, c’est un bon gars, il traite bien sa femme, ses enfants, sa famille, il travaille beaucoup, n’a jamais fait de mal à personne… Penaud, l’interne s’en va. Je reste un peu pour tenter de le rassurer, mais le mal est fait. Tant que l’imagerie n’aura pas été faite, il sera difficile de l’apaiser.

Un mot, et tout éclate. On parle souvent du bouleversement à l’évocation du terme « cancer » dans l’annonce d’une maladie grave, par exemple. Comment un mot, et tout ce qu’il contient, peut changer la donne, fracasser des certitudes, tuer notre illusion d’immortalité. Et comment ce mot, prononcé par l’institution médicale personnifiée par son personnel soignant, en acquiert une force plus grande encore. Un grand pouvoir…

Marjorie est une jeune femme hospitalisée en psychiatrie depuis quelque mois maintenant. Quand elle est arrivée, elle faisait à peine trente kilos pour un mètre soixante-dix. En quelques jours, son état a nécessité un passage en réanimation pour dénutrition sévère. Le retour, avec la sonde naso-gastrique pendant plusieurs semaines a été difficile. Mais petit à petit, Marjorie s’est réapproprié de bonnes habitudes alimentaires. Rien n’est encore gagné, il est toujours difficile pour elle de supporter la balance quand elle lui annonce qu’elle a encore pris 500 grammes en une semaine. Elle se trouve toujours grosse. Elle a encore envie d’aller courir une heure ou deux après chaque repas pour compenser. Mais elle progresse.

Avec l’interne de psychiatrie du secteur spécialisé dans les troubles du comportement alimentaire, nous voyons Marjorie lors d’un simple entretien. Alors que le rôle de l’externe est, essentiellement, celui de greffier, cette fois-ci, l’interne porte le téléphone d’astreinte. Au cours de l’entretien qui vient à peine de commencer, elle reçoit un appel. Pour occuper la patiente, craignant de marcher sur les plates-bandes de l’interne, je décide toutefois de me lancer. Nous discutons alors. Marjorie en a assez d’être ici, se sent « enfermée », a envie de « liberté », ne supporte plus les autres patient.e.s du service, voudrait « pouvoir rentrer chez elle » définitivement et cesser les allers-retours lors des « permissions » toujours trop rares. Elle veut revoir ses amis, reprendre une vie « normale », s’occuper des « vrais problèmes » qui l’attendent. Je l’écoute, pense comprendre, et elle reconnait même qu’il pourrait être sage d’attendre un peu que ses acquis se renforcent avant d’affronter pleinement le monde extérieur. L’interne raccroche alors, reprend l’entretien où il s’était interrompu en réaffirmant le cadre, insistant sur le respect des règles, et l’entrevue s’achève sur cette phrase « vous n’êtes quand même pas en prison non plus ». C’était dit avec douceur, mais quand même…

Nos paroles ont un tel pouvoir qu’elles impliquent nécessairement une immense responsabilité. C’est d’autant plus vrai en psychiatrie, où, à travers la psychothérapie, c’est la confrontation des discours, finalement, qui opère. Néanmoins, le pouvoir des mots ne se limite pas à cette situation. Toutes les disciplines médicales y sont sujettes. Quand le radiologue annonce distraitement à un jeune garçon que d’après son âge osseux, s’il comptait encore grandir, c’est loupé, c’est mal considérer ce pouvoir. De la même façon, les médecins peu consciencieux qui, sur la seule base d’un MMS à 25/30 inscrivent « démence » dans les antécédents sur le compte-rendu d’un patient, c’est destructeur.

Les mots transportent des représentations, des concepts, rappellent à des fragments d’histoire, et éveillent des émotions parfois profondément enfouies. Les mots apaisent, parfois soulagent, mais souvent font mal. Souvent car le jargon médical n’est plus seulement médical. Souvent parce que ce jargon, utilisé entre soignants, voudrait effacer tout ce qu’il y a d’émotionnel dans la conversation, mais je crois qu’il se leurre. Nos émotions sont essentielles et transparaissent partout. Elles sont la base même du travail psychothérapeutique au travers du transfert par exemple, transfert qui existe dans tout colloque soignant-soigné, pas seulement psychothérapeutique. La résonnance, le contre-transfert, sont autant de concepts qui appellent nécessairement aux émotions, et influent directement sur la qualité des soins. Il faut prendre en compte, de façon juste et mesurée, vertueuse diraient certains, les émotions (du soigné comme du soignant).

Nommer c’est aussi s’approprier, en quelque sorte, comme le font certaines personnes schizophrènes au travers des néologismes et paralogismes. Certains courants philosophiques en ont beaucoup parlé. En désignant les choses par un nom, nous les faisons nôtres, nous les mettons presque sous notre contrôle, nous les ferions même exister. D’autres diront justement qu’en nommant, nous concevons partiellement les choses et nous nous détournons de la vérité, de la réalité. Mais sans entrer plus loin dans ces considérations philosophiques, n’est-il pas terrible de voir qu’un soignant ignore souvent que, par un mot, il nomme le mal d’un humain qui souffre et ainsi le condamne aux représentations qui découlent de ce mot, et à la « prison » de la « maladie » ?

Je ne pense pas qu’il faille ne rien dire, évidemment. Je crois qu’il faudrait peut-être, simplement, prendre conscience que notre langage usuel ou médical se confronte à un autre langage quand nous parlons avec un autre que nous-même, quand bien même nous parlons la même langue. Le parlé du cœur, du ressenti, se frotte à celui d’un rationalisme médical parfois morbide. Encore un domaine où, par le juste usage d’une éthique très pratique, très concrète, loin des grands discours soporifiques, nous devrions peut-être sortir des protocoles automatiques et nous poser quelques questions pour ajuster au mieux notre action en faveur du soigné… et finalement du soignant. Quel soignant véritable aime constater qu’il fait souffrir celle ou celui dont il voudrait prendre soin ?

Citation de Charle Baudelaire

Je vous fais un dessin ?

A l’heure où les revendications explosent à coup de « Je suis Charlie », « Je suis la fresque » et autres, et alors que j’ai voulu ne pas rentrer dans la bataille, ma patience s’est épuisée. Un besoin de défouloir s’impose. Et plutôt que de gribouiller quelques croquis peu ragoutants en place publique, je vous offre ces quelques lignes que vous êtes libres de lire, de critiquer, ou d’ignorer selon vos souhaits.

Je suis étudiant en médecine. Je suis un carabin parmi d’autres, un étudiant parmi bien d’autre, un être humain parmi nous tous. Comme tous les êtres humains, je trimbale avec moi une sorte d’héritage, et surtout, une faculté de pensée. Les philosophes l’appellent la raison, d’autres l’autonomie, d’autres encore la dignité, l’âme, et j’en passe. Chacun sa culture et sa représentation de la vie et du monde. Tant que les actes des uns n’empêchent pas, en mal, les actes des autres et réciproquement. Tant que l’ensemble des êtres humains parvient à vivre au mieux, sans que les généralités ne masquent les disparités. Une vision utopiste, mais nécessaire à notre bien à tous…

Alors voilà, cette histoire de fresque dans la salle de garde des internes. Une scène pornographique peinturlurée sur les murs de cette résidence de jeunes médecins en formation, mettant en scène quelques superhéros/héroïnes se livrant à ce que certains appellent une orgie, d’autres (et je suis de ceux-là), un viol. Avant de rentrer dans la question de la liberté d’expression (puisque cette fresque a été masquée), il faut bien voir que ce genre de dessin s’intègre parfaitement au « folklore » médical. Cette espèce de mentalité selon laquelle les étudiants en médecine quittent la blouse et l’hôpital pour des nuits endiablées de sexe, consommation de substances, bizutages et autres. La faluche, détournée en ce genre d’activités, les soirées médecine dont on parle tant, les weekends d’intégration également, l’affreuse première année (PACES) et ses doublants sauvages… L’attrait pour la sexualité chez les étudiants en médecine n’est, à mon sens, pas un caractère proprement carabin. A l’âge où la jeunesse nous libère de l’enfance et où les hormones bouillonnent, l’ouverture à la sexualité s’observe chez tous les jeunes. De par leurs études un peu longues, on pourrait penser que les étudiants en médecine allongent leur mentalité d’adulescent… de plus, plongé dans l’étude du corps et de la vie où la sexualité est indispensable, peut-être ont-ils plus souvent loisir d’y penser et ainsi d’en plaisanter. Peut-être que ce folklore découle d’une volonté d’affirmation de la sexualité sous diverses formes pour coller/construire un « stéréotype » du carabin… peut-être. En tout cas, les dessins sur les tables des amphithéâtres, dans les recoins « étudiants » de la faculté (Bureau Des Elèves, Corporation, et autres) regorgent d’illustration du style de la dite fresque. Grossièreté, vulgarité, sexualité (ou sexisme plutôt) s’assemblent en gribouillis plus ou moins coloré. Et même si certains croquis s’effacent au profil de nouveaux, souvent plus provocateurs que les précédents, c’est un phénomène qui existe depuis la nuit des études médicales.

Effacer ces dessins, une fresque, une atteinte à la liberté d’expression ?

Un instant… qu’est-ce que la liberté d’expression ? Celle-là même qu’on invoque à toutes les sauces depuis les tragiques évènements de début d’année. Qu’est-ce que la liberté de manière plus générale ? Selon l’adage bien connu, elle se borne là où commence celle des autres… Il faut donc parler d’équité pour mieux la définir. Mais qu’est-ce que l’équité dans l’expression ? Faut-il transformer la place publique en une cacophonie d’idées venant de toute part ? La loi de celui qui cri le plus fort sera-t-elle la meilleure ? De toute évidence, puisque l’être humain a besoin de cohésion avec les autres pour vivre au mieux, ce n’est pas l’idéal. Il faut donc faire appel à un concept que l’on oublie, ces derniers temps, à trop scander que l’on est libre de s’exprimer. La pensée va parfois plus vite que les mots, et les mots sont notre langage, notre logos si cher aux grecs des anciens temps : notre raison. La liberté d’expression ne peut conduire qu’au chaos si elle n’est pas régulée, non pas par quelques lois, ou censures, mais par l’essence même de l’être humain qui veut vivre au mieux : la morale. Non pas les sermons religieux, non pas la culpabilisation gratuite de notre conduite, mais une simple réflexion (peut-être un peu utopiste) sur ce qu’il convient de dire ou de ne pas dire, de faire ou de ne pas faire, de dessiner ou de ne pas dessiner afin que l’humanité se porte bien et que chaque être humain qui la compose puisse vivre au mieux, libre et équitablement. Ma liberté d’expression consiste donc à penser, dire, faire ou dessiner ce que bon me semble tant que je n’empêche personne de penser, dire, faire ou dessiner ce que bon lui semble, et que mes faits ne causent de préjudice à personne. Si quelqu’un est lésé, il ne s’agit plus de liberté d’expression, mais d’oppression ou de révolte selon les cas. De plus, la liberté d’expression implique nécessairement la liberté de l’autre, à ce qu’il puisse s’exprimer, à ce qu’il puisse ne pas m’entendre s’il le souhaite, à ce qu’il ne lui soit pas commis de préjudice. Conclusion : si je veux dessiner des rapports sexuels plus ou moins consentis politico-fantastiques, la sphère privée et un carnet de croquis conviennent très bien. Exprimer des incitations plus ou moins directement (ou de façon plus ou moins consciente) à des comportements immoraux (donc incompatibles avec l’objectif d’une humanité où chacun peut vivre au mieux, libre et équitablement) n’a donc, à mon sens, pas sa place dans la sphère publique.

Aux défenseurs de l’héritage historique, je vous renvoie aux périodes de l’histoire où l’on pensait que Semmelweis était fou de penser qu’il fallait se laver les mains entre une dissection et un accouchement pour réduire les fièvres puerpérales et où l’on a ainsi tué des centaines de femmes par mépris. Je vous renvoie à cette époque charmante qui dura plus de mille ans où par tradition, on « soignait » les maladies à coup de saignées et de mithridate.  Je vous renvoie à toutes ces dates où, gonflés d’un égo démesuré, les grands pontes médicaux qui dirigeaient la médecine par un pieu traditionalisme se sont remarquablement plantés. L’histoire enseigne, seulement si l’analyse critique (et morale, au sens défini plus haut) s’intercale entre le moment où on la découvre et le moment où on décide (ou non) de l’appliquer à notre présent.

Aux défenseurs des défouloirs, la sphère privée sert à ce que vos pensées incompatibles avec la morale publique (c’est-à-dire notre faculté à pouvoir bien vivre tous ensemble libre et équitablement sans s’inter-causer des préjudices) puissent s’exprimer. Gribouillez allègrement dans vos carnets intimes. Fantasmez à loisir dans l’intégralité de votre esprit qui n’appartient qu’à vous et ne lèse personne tant qu’il ne règle ses comptes qu’avec vous-même. Car le viol, au même titre que le racisme, l’homophobie, la xénophobie, la pédophilie et j’en passe semblent contraire à la prospérité d’une humanité d’êtres humains libres équitablement (selon notre héritage historique examiné à la lumière d’une analyse critique plutôt bien faite). Qu’on commence déjà à déculpabiliser l’erreur humaine parmi les professionnels de santé toujours plus chargés de responsabilité. Qu’on commence déjà à modifier l’enseignement de la médecine tel qu’il est proposé, moralisateur (du genre sermon religieux plus que d’une réflexion raisonnable), culpabilisant, condamnant l’erreur comme un tabou plutôt que de donner les clefs pour l’éviter ensemble, plutôt que de donner des voies de secours pour les soignants en souffrance, plutôt que de faire en sorte que nous avancions ensemble : patients, soignants, humains. Alors peut-être, les défouloirs se feront moins importants, plus constructifs, et sans scandale.

Ne faisons pas l’amalgame entre liberté d’expression et la volonté plus ou moins revendiquée d’être immoral, irrespectueux, inhumain. Gardons à l’esprit que pour chacun de nos actes, la question du respect, de la morale et de l’humanité peut être en cause. On a le droit de faire des erreurs. On a le droit de les analyser pour essayer de ne plus les commettre. On a le devoir de changer ce qui ne va pas, de corriger les répercussions d’une histoire pleine d’erreurs, et d’agir pour préserver nos droits, nos libertés et notre humanité. Il convient peut-être de cesser les « JeSuisUntel », untel pouvant être une fresque, une personne ou un journal, pour qu’untel devienne « moi, parmi vous ». Car nous sommes nous-mêmes, et nous sommes tous ; et nous devons être ensemble, unis dans notre diversité, divers dans l’unité humaine.