Le grand saut : plonger dans la médecine

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit. Ce n’est peut-être pas si étrange que l’envie survienne en ce moment. Car aujourd’hui, c’est bientôt le premier jour du reste de ma vie, quelque part. Car aujourd’hui, c’est le dernier lundi de la dernière semaine travaillée en tant qu’interne. C’est la dernière ligne droite où l’imposture se cache derrière des croyances moins dysfonctionnelles à type de « c’est normal de ne pas tout savoir, je suis interne, j’ai encore beaucoup à apprendre ! » ou « si ça ne marche pas, c’est parce que je ne suis pas assez encadré/séniorisé » ou encore « au pire, si je ne sais pas, je demanderai à mon chef… ». Comme si apprendre à soigner se limitait à une grosse dizaine d’années d’études. Comme si, dans quelques jours, je m’endormirais interne et me réveillerait « sénior », touché par la grâce, ayant la science infuse et boursouflé d’un sentiment de légitimité soudain.

C’est plutôt un peu comme faire le grand saut, en haut du haut plongeoir. Grimper l’échelle est fastidieux et difficile, même si l’espoir et le rêve de sauter rend la montée excitante. On se laisser aller à imaginer le plongeon, agile et gracieux, les deux pieds bien joints soulevés par la force élastique de la planche, le corps magnifiquement aligné décrivant la courbe de l’arc de cercle parfait, les deux bras tendus symétriquement comme un bec de faucon pèlerin en pleine chasse, une sorte de ralenti cinématographique pour amorcer une descente rectiligne précise vers la surface immaculée de l’eau chlorée et scintillante, une entrée pleinement aérodynamique, un déferlement harmonieux de bulles et de gouttes jusqu’à parachever la performance avec la dernière perle d’eau retombant pile au point d’impact du plongeon… On se dit même que ça pourrait être facile, si on a bien travaillé, bien pris le temps de grimper chaque barreau de l’échelle, en sentant les tensions dans les muscles mis à l’épreuve, en comprenant chaque mouvement, chaque force en présence, chaque détail lequel, selon nos maîtres, si on l’oubliait, pourrait rendre le plongeon fatal. Ou ferait de nous un mauvais plongeur, indigne de prétendre plonger. La critique du plongeon des autres est d’ailleurs presque un sport national, et il est vrai que nous en voyons de toute sorte : des plats ventraux dramatiques (et parfois douloureux), des sauts partisans du moindre effort avec les deux pieds en avant et tant pis, des bombes qui vident la piscine sans scrupules pour les dommages collatéraux (et particuliers qui éclaboussent les autres plongeurs pour les couvrir de honte et les spectateurs qui ne demandaient qu’à ce qu’on prennent un peu soin d’eux).

Et puis, un jour que l’on attendait plus, on arrive en haut. Neuf, dix, onze, peut-être même douze mètres. En bas, des jeunes aspirants plongeurs nous regardent, avec ce même air admiratif que nous avions à leur place autrefois. Oui, autrefois, car il s’en est passé, quelques années, à grimper. A oublier, parfois, peut-être, cette place d’en bas, cette admiration, ou ce rêve de perfection. A s’oublier un peu soi-même, pour être garant d’une excellence, répondre aux attentes des maîtres, et surtout à celles des spectateurs dont il faut prendre soin : ne pas seulement leur offrir un spectacle, mais surtout leur rendre service, les guérir parfois de l’angoisse, les écouter toujours (même en étant aussi haut sur ce plongeoir), les accompagner dans le saut (et même avant, pendant, et après), les soulager souvent de l’attente dans laquelle ils sont eux-mêmes plongés. Et en même temps, ne pas se perdre dans l’océan de leurs attentes, savoir construire ensemble un chemin dans la tempête, une trajectoire pour le plongeon, en accord avec les valeurs savamment élaborées lors de l’ascension de l’échelle sous les yeux mystérieux de la société toute entière.

Alors comment ne pas s’agripper un instant, en sentant le vertige qui soudainement nous saisit, en haut du plongeoir, quand vient notre tour de sauter ? Comment ne pas sentir comme un rapport lointain avec l’idée d’une mort inéluctable, ce moment de la vie qui ne se vit qu’une fois, quand il s’agit un jour de passer de l’étudiant au docteur diplômé ? Comment ne pas figer jusqu’à notre souffle en apercevant à peine le bout de la planche, suspendue au-dessus du vide, de l’eau, des murmures des spectateurs, et de nos pensées automatiques et soudaines : « pourquoi ? Qu’est-ce que je fais là ? En suis-je vraiment capable ? Serai-je vraiment responsable ? Et si je rate ? Et si j’échoue ? Et si je tue ? L’ai-je même déjà fait en grimpant l’échelle ? Tout le monde saura alors ? Me laissera-t-on quand même sauter ? Puis-je même prétendre sauter ? Qu’est-ce que cela fera de moi ? Qu’est-ce que cela fera d’eux ? Et tous ces doutes sont-ils normaux ? »…

N’ayez pas peur d’avoir peur. Il y aura des sauts anxieux et des sauts heureux. Il y aura des sauts maitrisés et d’autres à perfectionner. Il y aura des sauts loupés, car un vent furieux, imprévisible et soudain détournera la trajectoire. Il y aura des sauts risqués qui se passeront pourtant bien. Il y aura toujours des sauts critiques, des sauts vertigineux, des sauts faciles et des premiers sauts. Et il y aura enfin, à chaque saut, une promesse d’empathie, d’implication et d’engagement, jamais plus léger que soi et son spectateur, toujours dans le respect de la vie, et résolument emprunte d’un peu de doutes, d’un peu de peur, d’un peu de folie, d’un peu d’amour, d’un peu de joie, d’un peu d’éthique et de beaucoup d’humanité.

Ceci n’est pas un point final. Ni même une virgule, mais peut-être juste une goutte dans la piscine…

Commencer

Je ne sais pas par où commencer. Je veux simplement l’écrire, coucher ces impressions multiples en un simple récit, pour ne pas oublier. Pour relire un jour, à tête reposée, à cœur écœuré ou l’humeur triste et blasée, ces premiers pas. Ce saut dans le grand bain. Pas si inconnu, car déjà effleuré, il y a quelques années, trois mois à peine. J’étais alors externe, en fin de 4e année, parfait novice en médecine, balbutiant sur la différence entre l’arthrite et l’arthrose, la rigidité spastique ou plastique, sans parler de la catatonie ou de la catalepsie. Aujourd’hui interne de médecine générale (7e année), si je suis à peu près sûr pour le premier, un peu moins hésitant sur le bon mot qui correspond à l’idée se cachant derrière les deux autres, je sais que le fait d’être un peu plus savant ne me rend pas le moins du monde plus compétent. C’est avec cette crainte vaguement irrationnelle d’être détecté comme un immense imposteur, et mille autres angoisses que je commençais mon stage chez le médecin généraliste.

La visite prend un tout autre sens. Fini les couloirs blanc-gris des hôpitaux. Bonjour les routes verdoyantes de la campagne printanière. Les couloirs étroits de maisons plus ou moins anciennes. Les secrets des foyers confiés dans l’entrée. Les documents médicaux en pagaille rangés sur la table en bois massif. Et le chien, la queue battante, qui se frotte à vos jambes. L’inquiétude du conjoint pour le patient visité, conjoint qui souffre aussi, en silence appuyé. L’ordonnance est rédigée, et il arrive qu’un mot soit lancé l’air de rien, tombant dans des oreilles attentives, même si, parfois, la meilleure réponse, c’est de ne rien dire et de ne rien faire. Enfin, il y a, la fameuse carte vitale, étrangeté comptable, qui, encore, me dérange un peu.

Le travail en équipe change du tout au tout. Fini les embouteillages sur les trois ordinateurs de l’ère paléozoïque sur lesquels les quarante-deux soignants tentent en vain de noter leurs mots les uns après les autres. C’est au détour d’une visite qu’on croise une infirmière libérale. C’est à l’EHPAD qu’on croise aide-soignants et infirmières en sous-nombre, psychologue éreinté, cadre désabusé, kinésithérapeute débordé, et d’autres médecins pressés. Mais surtout, ces vieux humains, errants dans des locaux neufs, éteints parfois, attendant la mort, ralentis, parfois figés, la bouche entrouverte devant le plateau repas, quelques tubulures à oxygène branchées ci et là. Et, parmi ces zombies, une soignante qui, d’un sourire étincelant, le regard plongé dans celui d’un presque mort le ramène à la vie, avec des rires et des mots, qu’ils s’échangent soudain, comme une parenthèse de magie qui ferait voler en éclat les poids lourds et raides du temps qui passe sur le corps.

La médecine, peut-être, est restée la même. Le corps fonctionne toujours pareil, dans ses grands systèmes que décrivent scrupuleusement les livres de physiologie. Les maladies, les signes cliniques, les examens, et beaucoup d’autres choses encore ont les mêmes noms. Et en même temps, les maux ne sont pas les mêmes. Pas les mêmes fréquences. Pas les mêmes présentations. Pas les mêmes histoires. Pas le même sens, pour la personne qui vient consulter son médecin, entre dans son bureau, y déverse (ou pas) un peu d’elle, se rhabille et s’en va comme elle est venue. Avec, peut-être, tout autant de questions, un peu plus d’assurance, un peu moins de tristesse, ou rien de tout cela, ou tout autre chose. Elle ne demandera pas où aller, elle ne demandera pas quand elle pourra sortir, elle viendra même d’elle-même après être sorti de l’hôpital, comme pour faire la transition avec la vie qui est la sienne.

La relation semble tellement plus riche. Chaque patient, chaque nom sur l’agenda ou dans les souvenirs, est un contexte, une histoire de vie, un destin funeste ou merveilleux, une parenté ou une descendance, une rencontre particulière, avant d’être, éventuellement, une pathologie. En face à face, c’est un échange : « vous avez l’air mieux que la dernière fois non ? » « Oui, vous aussi vous semblez avoir pris des couleurs, docteur ! ».

C’est une blouse en moins. Un peu plus exposé. Une vieille dame en deuil de la mort brutale inattendue de son mari, qui s’assoit sans rien dire, soupire un peu, esquisse un sourire, et murmure « on fait avec, la vie continue ». Une jeune mère d’une fillette au cœur malade qu’il faut encore envoyer aux urgences, et qui n’en peut plus des hospitalisations qui s’enchaînent. Une grand-mère bouleversée par le divorce difficile de son fils. Un homme qui sort de ses idées noires, et veut tourner la page sur son passé, l’alcool et la cigarette.

Ce sont des combats, beaucoup de bâtons dans les roues, et de petites victoires. De petits coups de pouce, ici et là, sur une histoire qui se passe. Des mains tendues, des mains qui palpent, des mains qui écrivent. Des yeux qui scrutent attentivement, respectueusement, doucement. Des oreilles qui écoutent les mots, les maux et les silences. Un être qui sent, qui ressent, et qui inspire. Une voix qui touche, qui se tait ou qui répond. C’est quelque chose comme ça, faire de la médecine générale. Une rencontre et des retrouvailles entre des êtres humains.

Des certificats, des rhumes et des gastros pour certains. Infiniment plus pour d’autres.

Tisser du sens, perdre le fil.

Je suis dans le tumulte et une légère appréhension. Premières vingt-quatre heures de « solitude » à l’hôpital en tant qu’interne des urgences. A bien réfléchir, l’appréhension tient surtout dans le changement d’habitude, de décors, d’équipe. J’ai déjà fait des gardes, ailleurs. Ici, les chefs sont excellents, présents, attentionnés, encadrants. L’ambiance est chaleureuse, familiale. L’équipe paramédicales est géniale. Ça parait si banal, et c’est pourtant si rare que je me permets d’insister une nouvelle fois. Je vous raconte cette histoire comme un pêcheur hébété qui cherche, devant le sac de nœud de sa ligne, quels bouts saisir pour en démêler (et en sauver ?) l’essentiel. On tire un peu par-ci, dénoue délicatement par-là, au feeling, sans trop savoir où on va. J’espère, avec cet écrit spontané, vous proposer un semblant de sens, et qu’il puisse, peut-être, vous aider à construire le vôtre…

Les patients vont et viennent, le rythme est un peu plus lent qu’à l’ordinaire, et cela me permet de prendre tranquillement mes marques. Je rencontre quelques patients. Notamment un vieil homme adressé par une maison de retraite dont le surmenage retentit probablement sur le traitement des résidents. L’homme m’attend sur sa chaise, manteau mis, devant ses deux filles qui s’acharnent à essayer de le lui faire retirer pour l’installer sur le brancard afin d’être examiné. Je me souviens simplement ne pas m’être précipité sur l’ordinateur, ni n’être entré dans le « jeu » des filles et avoir demandé qu’on le laisse un peu tranquille pour qu’il nous parle. Avec des troubles cognitifs majeurs, il était quand même capable de parler à moitié italien, sa langue natale, et d’échanger quelques blagues. Il a fini par retirer de lui-même son manteau et s’installer pour être examiné. A la fin de sa prise en charge, ses filles nous ont remercié, l’infirmière et moi, en ces termes : « vous savez, on voit souvent des reportages sur la maltraitance dans les hôpitaux, les médecins froids, les infirmières désagréables… on a eu, enfin, il a eu vraiment de la chance de tomber sur vous deux ». Je ne sais pas s’il a eu de la chance de tomber sur moi, ou si c’est moi qui ai eu de la chance de le prendre en charge, et que sa prise en soin ne nécessite que peu de connaissances médicales, et plus d’intuition relationnelle…

Une première vieille dame est arrivée comme tombe la nuit en hiver : vite, tôt, et tout naturellement. Clotho a du mal à respirer depuis quelques semaines, assez brutalement. Pourtant, sa fréquence respiratoire est correcte, elle ne désature pas, elle ne lutte pas, elle parle sans difficulté avec de longues phrases. Je me souviens de la définition de notre mot de jargon médical « dyspnée » : sensation SUBJECTIVE d’avoir du mal à respirer. C’est un mot que j’aime bien. Même s’il doit mobiliser un certain nombre de connaissances. Alors, je l’écoute, je l’examine. C’est une ancienne grande fumeuse, sevrée depuis plusieurs années. Elle respire fort par la bouche, j’écoute les poumons, dont la musique, le murmure vésiculaire, est peut-être un peu assourdi aux bases, sans crépitants et je mets bêtement ça sur le compte de ses 120 kilos, comme cela arrive pour les battements cardiaques chez des personnes en fort surpoids, parfois. Elle me demande si j’entends « le sifflement » quand elle expire. Elle a également mal au ventre, et pas de selles depuis plus d’une semaine. Je lui propose le toucher rectal, l’informant de sa nécessité, et elle me confirme qu’elle s’y attendait de toute façon. Elle se lève, va aux toilettes, revient, s’essouffle, descend son pantalon, fait une pause, s’installe sur le côté. Je réalise le geste, délicatement et rapidement, rien à signaler. Alors que je souhaite interrompre l’examen pour aller chercher de l’aide, elle me demande à nouveau si j’entends « le sifflement ». Effectivement, elle a un sibilant expiratoire audible à l’oreille. Elle présente un tirage, une respiration abdominale, elle désature à 85%. Le temps d’aller chercher l’équipe pour lui faire prise de sang, gaz, et autres examens, sa saturation remonte, sa fréquence respiratoire se calme. J’aurais déjà dû y penser…

Je parle de Clotho à ma chef, la questionnant notamment sur l’imagerie à réaliser. La radiographie de thorax est indiquée devant les dyspnées. Toutefois, le contexte de constipation associée, l’absence d’antécédent explicite de BPCO et la douleur abdominale me font proposer un scanner thoraco-abdomino-pelvien pour limiter les irradiations multiples et avoir plus de réponses. C’est probablement excessif, et à visée anxiolytique de l’interne néophyte et médicalement lacunaire. Ma chef propose d’attendre le bilan, les gaz du sang et l’écho cardiaque de débrouillage qu’elle compte effectuer avant de trancher. Le temps d’attendre les résultats, je suis appelé par les étages pour une douleur aiguë. Je me rassure en grimpant les marches, me disant qu’une douleur chez une patiente sur le point de sortir d’hospitalisation pourrait probablement se résoudre, après évaluation clinique rassurante, par un traitement symptomatique simple, voir un peu d’hypnose.

J’arrive devant madame Lachésis, quatre-vingt-quinze ans, gémissant dans son lit. Si, d’ordinaire, une perfusion de paracétamol suffisait à la soulager, là, les infirmières du service étaient dépassées. J’inspecte son dossier. Notion de cancer digestif avec « carcinose localisée » opéré il y a plusieurs mois. Pas de notion franche de soins palliatifs. Arrivée il y a quelques semaines pour un maintient à domicile difficile et une douleur abdominale explorée, sans anomalie à la fibroscopie, au scanner et aux bilans biologiques. Lachésis me regarde avec des yeux écarquillés qu’elle ne ferme que lorsque je passe ma main sur son ventre amaigri, percevant, à la rigueur, un petit « empâtement » épigastrique, sans défense, ni contracture. Pas de fièvre, pas de trouble du transit d’après l’équipe, pas de saignement, pas de vomissement, pas de globe urinaire, constantes très correctes. Les mots précédents des médecins étaient rassurants, bien qu’aussi pauvres qu’ils peuvent l’être dans certains services de gériatrie surchargés, où les patients ne sont vus qu’un jour sur cinq, et où trois lignes d’évolution sont inscrites « va bien, parle peu, abdomen souple, projet de sortie SSR ». J’essaye de parler avec Lachésis, qui ne répond qu’en gémissant, sans terme intelligible. Je reste à côté, à constater sa douleur, essayant de réfléchir et de ne pas passer à côté de quelque chose, lui demandant expressément comment je pourrais l’aider. Il me semble découvrir une lueur d’espoir dans son regard lorsque je prends congé en expliquant qu’on va lui proposer un autre médicament pour la soulager. J’appelle ma chef, elle m’encourage à mettre du tramadol. Je prescris, parle avec les infirmières, on s’échange nos anxiétés avec une certaine légèreté mais qui, je crois, fait du bien, puis je retourne aux urgences.

Je pourrais vous raconter la pause repas que je n’ai pas eu, appelé dans les étages pour suturer, répondre, évaluer. Les patients qui s’accumulent et la charge mentale de l’interne des urgences, de l’interne néophyte pour qui les patients non seulement s’enchaînent et s’amassent, mais aussi dont les prises en charge se bousculent dans un esprit pas encore suffisamment organisé et sûr de lui. Mais ce serait long, et nous perdrions le fil…

Aux urgences, Clotho respire calmement sur son brancard. Son bilan biologique révèle des Ddimères élevés, une légère hypoxémie aux gaz du sang, et peut-être une CRP légèrement augmentée (20-30). Son score de Genève est à 4, on y croit peu, mais devant le tableau, on est obligé de demander un angio-scanner thoracique. En attendant, une femme vient parce qu’il a mal au pied depuis 1 semaine, l’interne d’ortho a vérifié qu’un bassin n’était pas cassé puis me refile son patient avec des troubles neurologiques, un patient de 20 ans déjà venu la veille (et parti avant les résultats car en avait assez d’attendre) revient parce que ses douleurs abdominales ne sont pas résolues et son bilan évoque une hépatite, et autres réjouissances.

On me rappelle pour Lachésis. Le tramadol est inefficace. Je l’entends gémir du téléphone. Je remonte. Ses yeux me fixent toujours avec un mélange de supplice et de colère : « soulage-moi » semblent-ils hurler, alors que de longs gémissements plaintifs sont les seuls sons qui s’échappent de sa bouche. Sa main est crispée sur son estomac. « Elle a l’air de mourir » me dit l’infirmière. Les constantes sont bonnes. Toujours rien sur la clinique, cet empâtement épigastrique isolé, pas de marbrure. Je n’aime pas ça. Avec l’accord de ma chef, je demande un bilan, donne un autre antalgique, demande une surveillance rapprochée. Je reste un instant à la regarder, essayant de lui demander de me montrer où elle souffre, essayant d’avoir un contact autre que ces yeux foudroyants. En vain. Je repars avec mes questions qui s’emmêlent dans mes pensées.

Le scanner de Clotho est arrivé. Une quantité impressionnante de liquide a envahi la moitié de l’espace normalement occupé par le poumon droit. Des images suspectes, nodulaires, du poumon mais aussi en regard du tissu sous-cutané du sein qu’elle a perdu, dix ans plus tôt, des suites d’un cancer, font évoquer au radiologue une origine cancéreuse. Il reste une place dans le service d’oncologie de l’hôpital. Par ailleurs, quand je reviens, ma chef me demande d’aller informer la patiente de son hospitalisation rapidement car le brancardier est déjà arrivé. Je n’ai que le temps de traverser le couloir pour réfléchir à ma façon d’annoncer à une patiente qui a déjà vécu un cancer que l’on va l’hospitaliser dans un service de cancérologie pour explorer un liquide pulmonaire sans pouvoir lui affirmer qu’il s’agit – ou non – d’un autre cancer. Le plus difficile, hormis les réponses polies qu’elle m’a données lorsque je lui expliquais les choses, c’était de l’entendre me dire « merci ». Merci de quoi ? D’avoir loupé un diagnostic pourtant bruyant à la clinique ? D’avoir eu des préjugés grossophobes ? De vous annoncer un potentiel cancer sans vous parler de cancer ? De constater, encore, que la vie ne tient qu’à un fil que l’on peut perdre à tout instant ?

Je reviens des étages pour un appel d’un infirmier perplexe de l’arrêt du traitement anticoagulant d’un patient dont la réponse se cachait simplement dans un mot du dossier. Trente seconde de répit. Personne à l’accueil des urgences. Personne en cours. Ma cheffe est allée dormir depuis peu. Je me dirige vers la chambre de garde, retire ma blouse, pose ma tête contre l’oreiller, souffle longuement… et le téléphone sonne. Lachésis. Douloureuse. Bilan arrivé. Moche. Je grimpe.

Lachésis commence à présenter une hypotension, se marbre. Ses yeux autrefois écarquillés me paraissent vides, hagards. Ils me rappellent le regard d’un homme qui mourrait aux urgences dans l’indifférence générale. Ce regard lointain, profond, qui vous transperce et vous dépasse. Elle ne suit plus mon propre regard. Elle gémit, elle s’essouffle. Son bilan biologique est catastrophique, un syndrome inflammatoire qui flambe, un ionogramme perturbé, rien d’étiologique pour autant. J’appelle les chirurgiens viscéraux qui étaient encore aux urgences. Ils passent. Il faudrait un scanner mais ils n’opèreraient pas. Il faudrait peut-être plutôt discuter du projet de fin de vie, appeler la famille, alors même que rien de palliatif ne figure explicitement dans le dossier. Ma cheffe arrive. Elle est d’accord. Elle me tend le téléphone pour que j’appelle le fils pendant qu’elle prescrit morphine et oxygène en relisant le dossier. Il est peut-être 4 ou 5h du matin. La sonnerie retentit dans le combiné, dans le couloir, dans le silence de la nuit. Pas de réponse. J’ouvre le dossier, trouve un autre numéro. Cela sonne à nouveau. J’ai presque l’espoir de tomber encore sur le répondeur, de ne pas avoir à dire ce que je dois dire. Une femme répond, un peu hébétée. Elle me passe son mari, le fils d’une femme qui gémit en pleine nuit et pour laquelle on ne parvient même pas à soulager la souffrance. Je ne sais plus dans quel ordre brumeux d’une nuit sans sommeil j’ai pu prononcer les mots. « Bonsoir », « L’hôpital », « Votre Maman », « Très inquiet », « Possible de venir ? ». Je garde en mémoire, pourtant, la voix qui tentait fièrement de dissimuler des larmes d’un fils à qui j’annonçais à demi-mots que probablement sa mère allait mourir, alors même que, actuellement loin en province, il n’arriverait surement jamais « à temps ». Rassurer, calmer, écouter. Conseiller de ne pas se précipiter, de ne pas se mettre en danger, que rien n’était certain. Et entendre, entre deux larmes retenues, encore, ce « merci » si étrange. Ce « merci » de vous réveiller en pleine nuit, en plein séjour provincial, pour vous annoncer que votre maman nous semble sur le point de mourir ? Elle qui me reprochait, il y a quelques heures à peine, de ne pas la soulager de sa douleur, alors même qu’elle en manifestait l’espoir ?

Retour aux urgences, pantois, vaseux, ailleurs. Le téléphone sonne à nouveau. Une voix empâtée me signale le décès de madame Atropos dans les étages que je dois venir constater. Je monte les marches, l’esprit préoccupé des formulaires que je n’ai jamais rempli, de l’examen médical à réaliser. Je me retrouve devant un infirmier blasé, qui ne connait ni le motif d’hospitalisation, ni la cause logique du décès, ni même si elle avait ne serait-ce qu’un pace-maker. Il me tend, sans parler, un numéro de téléphone pour prévenir la famille. Numéro qui n’est pas attribué. Je pars à la rencontre d’Atropos. Elle repose dans son lit de sa chambre double tandis qu’une aide-soignante essaye de calmer sa voisine, probablement démente, qui souhaite regarder la télévision et s’entend répondre « c’est la nuit, on ne regarde pas la télé madame ». Un modeste rideau la protège pitoyablement du nouveau tabou de nos sociétés modernes, du secret social, du mensonge que tout être humain qui ne rencontre pas la vérité dans son quotidien se fait à lui-même. Atropos est allongée. Son visage cireux est immobile, pour l’éternité, dans une expression d’horreur, la bouche béante. Ses yeux presque clos laissent un infime interstice, comme une ultime trappe par laquelle son âme aurait quitté son corps. En l’inspectant, je m’arrête un instant sur sa main, dont la peau semble déjà se détacher, crispée et fixée sur son cœur silencieux, et le flash-back de Lachésis gémissante la main sur le ventre me traverse l’esprit. Froide et déjà rigide, elle doit être morte depuis plusieurs heures. Je remets vaguement un peu d’ordre dans ses cheveux blancs, rajuste sa chemise de nuit, rassemble mes propres pensées qui se dispersent en beaucoup trop d’émotions simultanées, puis quitte la pièce pour de macabres signatures. Je sens comme une brève inquiétude de l’infirmier quand j’inscris l’heure du décès. Puis je m’en retourne affronter les arrivées matinales aux urgences, avec ce curieux sentiment, tranchant, d’être vivant pour l’instant, sans avoir fermé l’œil de la nuit.

Suite tristement logique des rencontres de cette nuit : le cancer, l’agonie, et la mort. Clotho tisse le fil, Lachésis le déroule, et Atropos le coupe. Cela parait plus sensé, désormais, à l’heure où j’écris ces lignes. C’est notre fardeau de soignants de soulever le voile, d’ignorer le secret social, d’avoir peut-être un peu plus conscience de la fragilité de la vie qui passe et inéluctablement se termine. D’avoir un aperçu de cette violence de la vie jusqu’au calme de la mort. Mort qui survient toujours avec sa touche de macabre, frappant parfois dans une silencieuse et sournoise solitude, affichant dans l’horreur du visage des cadavres comme sa signature, un sourire sarcastique à l’égard des blouses blanches qui, malgré l’illusion de leur toute puissance n’auront jamais le dernier mot. Le dernier mal, comme un couperet, qui nous fait perdre le fil. Les derniers maux qui ponctuent la carrière et la vie des soignants dans une éternelle (et peut-être pas si vaine) quête de sens.

Des humain.e.s en blanc – Ne jamais dire jamais.

Cela commençait toujours un peu de la même façon. Dans ce service déjà si particulier, rempli de joie de vivre et de travailler ensemble, reconnaissant les patients d’un simple regard – pathologies chroniques et visites très régulières obligent – avec cette volonté d’intégrer tout le monde jusqu’aux externes quand bien même ils changent tous les trois mois. Il y avait les trois infirmières avenantes et génialissimes, il y avait la cadre présente et bienveillante qui chaque matin vous fait la bise, il y avait cette cheffe prodigieuse et… surprenante.

Alors, un jour, cette cheffe formidable passant dans le service salue ses externes et nous demande de l’accompagner dans les étages. Comme d’habitude, au cours du trajet, traversant le mastodonte CHU par des passages, escaliers et ascenseurs dans tous les sens à se demander parfois s’il n’existe pas de réels passages secrets (une idée pour les codeurs : la carte du maraudeur hospitalier version application avec la formule « je jure solennellement que je suis paumé dans ce CHU » ; ou, plus simples « c’est quoi le foutu code ? »), elle rencontre des collègues : agents de ménage, aide-soignant.e, IDE, kinés, médecins, et autres. Elle s’arrête, les salue avec leur prénom, leur fait parfois la bise, échange quelques mots, et repart en reprenant la discussion sur la physiopathologie de telle maladie, ou l’histoire de tel.le patient.e quand personne ne nous entend. Parce qu’elle les connait bien, ces personnes qu’elle va visiter, parfois simplement pour les saluer, les rassurer sur le fait qu’elle pense à eux, même si elles ne sont pas dans son service.

A chaque fois, elle arrive avec un grand sourire. Elle leur consacre une pleine et entière attention. Elle caresse respectueusement leur main ou leur épaule. Elle les écoute. Elle leur explique. En sortant, elle nous commente les choses. Elle n’est pas dupe. Elle sait que certain.e.s patient.e.s mentent ou plutôt « n’ont pas envie de dire leur vérité ». Elle sait que certaines situations sont plus complexes qu’il n’y parait, ou parfois, plus « simples ». L’empathie ne la rend pas moins « lucide ».

On m’a souvent reproché de n’écrire que les mauvais aspects de l’hôpital. On m’a parfois accusé presque de n’en décrire que ce qu’il y avait de pire, entre ces quatre murs et derrière les blouses trop blanches d’âmes blasées, conformées, ou éteintes de leur humanité. On m’a affecté un peu vite dans l’équipe de la AirMédecine, sans bien savoir quels critères répondent à ce concept. Et si la critique est aisée, c’est vrai, le compliment est un art plus complexe et pas suffisamment mis en avant à notre époque. Pardon pour n’écrire que ce qui me touche, me frappe et me fait réfléchir, et pardon si ces réflexions vous bousculent. Et s’il persiste encore une certaine naïveté de ce jeune garçon découvrant l’hôpital, cette même naïveté qui s’éloigne de plus en plus au fur et à mesure que l’habitude vient recouvrir d’un voile mes yeux désabusés d’agent « perfusé » de l’hôpital public, j’espère entretenir ces reliquats naïfs pour ne pas oublier.

En commençant médecine, j’espérais voir des soignants investis, des liens intègres et forts entre soignants et soignés, toute une équipe animée par un intérêt suprême : prendre soin. J’espérais voir, je ne savais exactement sous quelle forme, des valeurs essentielles animées en actes, postures et réflexions. J’avais peut-être un peu trop d’a priori, ces clichés sociaux qui peuvent motiver les plus jeunes à entreprendre des études de santé. J’avais peut-être trop d’attentes, d’orgueil ou d’égo. Un peu comme, lorsqu’on s’imagine entreprendre un projet, se dire qu’on fera tout avec l’implication (ou l’application) parfaite, le travail nécessaire, l’exacte dévotion. On se retrouve alors très déçu par soi-même, blessé dans son narcissisme, à voir que l’on galère à réussir un partiel, à louper un diagnostic pourtant évident, ou qu’assez régulièrement, on manque de tact, du mot, du geste ou du feeling pour aborder une personne qui sollicite des soins. Je suis très loin d’être une référence, et encore bien plus loin d’être parfait. Comme tout le monde. Comme tout.e patient.e. Comme tout.e soignant.e. Pourtant, au-delà des brutes, qu’elles portent une blouse ou non, il y a, à l’hôpital, des êtres Humains.

Je me souviendrais toujours de ce jour où, nous embarquant pour une virée dans le CHU-land, nous nous dirigeons vers le bâtiment de mon service préféré : les urgences gynécologiques. Nous arrivons devant Mme M., assise sur une chaise roulante, agrippée à son mari, et qui, voyant la cheffe arriver, le lâche soudainement en levant les bras. Elle se met à acclamer, rire et pleurer à la fois en voyant arriver sa « docteur », et elles se prennent dans les bras. Le soulagement efface l’anxiété de son visage en l’illuminant. Je suis bouche bée. Une blouse qui embrasse, au sens littéral, une patiente. Ce geste le plus simple et le plus puissant du monde. Je n’ai jamais vu ça. J’en ai les yeux embués. Elles se disent quelques mots. La cheffe promet de revenir. Je fais mine d’avoir une poussière dans les deux yeux. Et nous partons.

Le lendemain, nous revoilà en direction de la gynécologie pour nous rendre à l’étage de la maternité. Sur le chemin, nous échangeons avec la cheffe sur nos ressentis de nos stages passés en gynécologie. On s’entend bien sur certains aspects (du genre stakhanovisme des urgences, une certaine répugnance pour la chirurgie, la mentalité de CERTAIN.E.S gynécologues…). Nous arrivons en face de la chambre et toquons délicatement. « Oui ? Entrez… ». A nouveau, Mme M. et la cheffe s’aperçoivent, et une seconde plus tard elles se prennent dans les bras. Et nous découvrons le petit M., magnifique crevette à la peau ambrée, qui se retrouve quelques instants plus tard dans les bras de la cheffe, sous l’objectif de Mme M.. La cheffe s’adresse à ma co-externe et moi : « j’espère que vous aimez les bébés. Bon, Litthé, toi qui est un garçon, tu y es peut-être moins sensible, je ne sais pas ». Moi, sous le masque que je porte pour éviter de distribuer mon rhume à tout le monde, j’ai les yeux bien plus humides que la normale tant ce débordement d’humanité à l’hôpital me surprend, me touche, et me réjouis. C’est ma co-externe qui répondra : « Ne vous en faîtes pas, Litthé est assez sensible ».

Merci. A cette cheffe extraordinaire. A ces blouses blanches humaines. A ces rencontres rarement racontées ici, mais qui méritent bien plus que toute ma gratitude. A celles et ceux qui répondent à leur façon à toutes ces questions, et bien d’autres.

*

L’émotion nous rend-t-elle inapte à prendre soin ? Car Mme M., entre autres, est suivie par ma cheffe pour une drépanocytose SS. Il a donc fallu, notamment, adapter le taux d’hémoglobine, prévoir d’éventuelles transfusions, adopter une surveillance particulière pour une étape particulière qu’est l’accouchement, en plus du suivi de la grossesse. Cela nécessite, évidemment, des compétences et une technicité, une expertise, que certain.e.s jugeraient incompatible avec une approche « émotionnelle ». Il ne peut s’agir ici que d’une approche communicationnelle : la présence à l’autre n’implique-t-elle pas nécessairement un investissement émotionnel a minima ? Nos émotions ne nous permettent-elles pas d’accéder à une autre forme de raisonnement, d’intelligence, d’information ? On oppose bien souvent raison et émotion, comme si chacune excluait nécessairement la seconde. Est-ce si simple que cela ? Ne peut-on imaginer une faculté de cumul, des aptitudes (et peu encouragées ou développées par le système actuel) à pouvoir employer l’une et l’autre, comme un continuum ? « Garder la bonne distance », « se blinder », « rester objectif »… Avons-nous peur de l’émotionnel ? Où rangerait-on l’intuition, entre la raison et l’émotion ? Faut-il ne jamais l’écouter ?

*

Pour l’anecdote, en prenant congé, nous prenons l’ascenseur et l’une des cheffes de gynéco (parmi les plus appréciée pour ma part) fait irruption au dernier moment. D’un aplomb extraordinaire, ma cheffe lui rapporte que je n’ai pas trop apprécié mon stage en gynécologie. Petit malaise. La gynécologue me reconnait, sourit, et dit gentiment « Ah mais ça ne m’étonne pas, c’est un futur psychiatre non ? ». Non. Mais ne jamais dire jamais, n’est-ce pas ?

Futurs médecins : ça se forme ou ça se conforme ?

J’ai tendance à penser que je suis le résultat d’un ensemble de choses très complexes et très intriquées. Je me souviens d’une de mes premières dissertations de philosophie en terminale S : « Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? ». Réflexion vraiment fascinante. Sommes-nous définis par ce que nous avons vécu, par ce que nous décidons de vivre, ou n’avons-nous aucune prise sur notre destin ? Doit-on remercier nos parents pour leur éducation, blâmer ceux qui nous ont fait du mal, et se prémunir de toute action néfaste sur autrui ? Sur cette introduction très égo-centrée, je vais simplement présenter un aspect de ce qu’est la formation médicale aujourd’hui, en vous laissant trouver votre réponse à cette merveilleuse dissertation.

C’est le début de la semaine. J’ai beau avoir prévu un peu d’avance, je suis déjà en retard. La faute à ses couloirs multiples auxquels les panneaux font cruellement défaut. Je cherche le service où se déroulent les séances de sismothérapie. D’électro-convulsivo-thérapie. D’électrochocs, pour les intimes. Parce que voilà, chaque semaine, un externe doit s’y coller. De ce qu’on m’a dit, notre rôle consiste simplement à appuyer sur le bouton. Voilà bien toute l’étendue des compétences et des qualifications de l’externe : ne pense donc pas, agit.

Moi, l’électro-convulsivo-thérapie, ça m’évoque la naissance de l’électricité. Vous savez, cette époque où on était convaincu d’avoir trouvé une énergie révolutionnaire qui pouvait tout guérir. La panacée moderne. Un petit coup de jus et hop, terminé les maladies, rhabillez-vous maudits barbiers, rangez vos clystères vils apothicaires, l’électricité va tous nous sauver ! Un peu plus tard, on s’en servira pour « guérir » les opposants politiques, les pédophiles, les pervers, les violents et les homosexuels. Voilà. Autant dire que des a priori, j’en ai beaucoup à ce sujet.

J’ai enfin trouvé l’endroit. Enfin, plus exactement, j’ai rencontré la merveilleuse infirmière qui m’a gentiment guidé à la salle. Je suis entré dans une pièce de taille modeste, ou deux patients étaient allongés sur des lits, branchés à une série de machines, un peu comme en réanimation. Deux infirmières encadraient l’un d’entre eux, l’interne se trouvait à sa tête, une paire de manches posés sur les tempes du malade endormi. L’une des infirmières me lance « Je fais celle-là, car on ne pensait pas que tu viendrais, mais ensuite, je te laisse faire l’autre ». Je ris benoîtement, les salue, m’excuse, et décline gentiment l’invitation à appuyer sur le bouton pour délivrer le choc au prochain patient.

Les réactions sont diverses. La plus évidente est celle-ci « Ah mais si tu n’appuies pas sur le bouton, autant aller chercher quelqu’un pour te remplacer, car c’est le rôle de l’externe. Les infirmières ne veulent pas faire ça en principe, c’est comme ça, alors il va falloir s’y plier ». Elle a malheureusement écrasé le timide « Ah, enfin un externe qui n’est pas un mouton ! » murmuré par une infirmière.

On m’a expliqué la technique de l’électro-convulsivo-thérapie. Le principe, très très vaguement. Quand j’ai demandé les effets éventuels à long terme, l’interne m’a répondu, désolé, qu’il ne savait pas, qu’on lui demandait juste de faire les sismo, et qu’ensuite, il n’avait pas tellement d’avis sur la question. Ni réellement le choix : il fallait bien que quelqu’un s’y colle. Je me voyais mal, déjà en retard, déjà remarqué par mon entrée rebelle, contacter en urgence un de mes collègues pour me faire remplacer parce que je ne me sentais absolument pas d’appuyer sur un bouton.

Pourtant, voilà, tout semblait presque irréel. L’anesthésiste qui, sans dire un mot, sans prévenir, a injecté le produit dans les veines du patient. L’interne qui, machinalement, vérifie les électrodes disposées sur le patient et s’empare de ses manches. Une question part, l’air de rien, à propos d’un autre patient dont le nom est mentionné sans gêne, concernant un examen programmé en fin de semaine. Je suis ailleurs, je ne réalise qu’après ce qui, autrefois, m’aurait choqué. J’ai eu l’impression de ne pas être moi lorsque mon doigt se posé sur l’appareil. Lorsqu’une longue sonnerie retentit. Lorsque le patient commence à convulser et que nous comptons, glacials, les secondes d’agitation et que notre décompte s’achève au bruit du tracé qu’imprime la machine.

Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que je deviens ? Un genre de robot. Un être manipulable qui doit faire ce qui doit être fait, sans chercher à comprendre pourquoi il le fait. Est-ce cela le médecin moderne ? Un technicien qui agit et ne pense plus ? Quelqu’un qui oublie pourquoi il soigne en croyant qu’il soigne mieux ? Un automate apte à poser des diagnostics toujours plus précis, toujours plus pointilleux, mais qui, ne réfléchissant qu’en algorithmes et protocoles, ne sait plus dire bonjour, se présenter, respecter l’autre, lui demander son accord ?

Sommes-nous, étudiants, amenés à suivre aveuglément des ordres, alors même qu’ils vont à l’encontre de nos convictions, fragiles comme des brins d’herbes à peine sortis de terre, que l’on piétine à grand renfort d’autorité, de nécessité, de menaces ? Doit-on se plier, se conformer à cette vision de la médecine comme une prouesse technique, sans la moindre éthique ? Peut-on vraiment s’étonner que 67 à 80% des étudiants en médecine ne demandent pas ou plus le consentement à leur patient.e.s avant d’agir ? Peut-on vraiment s’étonner qu’ils violent le corps et l’âme de gens sans parfois le moindre scrupule ? Peut-on vraiment leur reprocher de devenir des machines, alors même que la plupart de ceux qui leur enseignent la médecine ne rêvent justement que d’une armée de blouses blanches, sages comme tant de soldat bien dociles, que le soucis de l’éthique ne puisse ô grand jamais réveiller le feu de l’humanité qui sommeille en chacun de nous ?

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait Rabelais. Quand j’entends des étudiants se justifier en expliquant qu’il faut bien apprendre, que dans un CHU, le patient accepte de facto de contribuer à la formation des étudiants, que tout ce remue-ménage autour des TV sous AG n’est que l’œuvre de féministes en mal de combat, ou d’autres grands pontes dont les termes de « pudibonderie » ou d’ « histoire ancienne » ne révèlent que la profondeur de leur mépris de l’Autre, alors mon âme est meurtrie, ruinée. On en arrive aujourd’hui à devoir faire intervenir l’Etat, des inspecteurs, et menacer de sanctions des êtres qui, à la base, devraient penser et agir dans le respect le plus total de l’humanité toute entière. Ne nous méprenons pas, je salue cette avancée. Toutefois… On en est là. A une médecine technique qui supplante une médecine humaine. A une médecine où trouver quelqu’un pour appuyer bêtement sur un bouton sans penser aux conséquences est plus important que d’offrir aux personnes de ce monde un soin plus humain.

Edit :

Suite à quelques remarques concernant la vision de l’électro-convulsivo-thérapie (ECT), quelques mots. Est décrit ici l’état d’esprit que j’avais en tant qu’étudiant dont la formation théorique en ECT était quasi-nulle. C’est donc sans le moindre savoir que j’ai du appuyer sur ce bouton. Suite à cela, il m’apparaît nécessaire de faire quelques recherches. L’efficacité de l’ECT a été démontrée pour quelques indications (cf la Revue Prescrire). Un rapport de l’ANAES (datant toutefois de 1997) est jugé assez complet, préconise les bonnes pratiques de l’ECT. Reste à savoir la part de conflit d’intérêt mais c’est un autre combat. J’essayerai de trouver le temps de proposer une note à ce sujet. Je ne veux pas diaboliser l’ECT, ni l’évolution de la technique médicale. Je veux juste ne pas oublier l’humanité dans le soin 😉

Faire face à la mort

C’est un matin comme les autres. Je suis arrivé en avance, mais un peu moins que d’habitude. La femme de ménage a terminé de nettoyer le couloir qui est presque sec. J’ouvre la fenêtre du bureau des médecins, comme pour chasser cette espèce d’odeur qui imprègne le bâtiment tout entier. Cela permet surtout de s’offrir quelques secondes à contempler le ciel, avant de passer sa matinée à ne le croiser que quelques fois, l’attention trop centrée sur un malade pour en profiter.

Je commence ce que j’ai à faire. L’intérêt d’être en avance est justement de pouvoir s’avancer un peu, et de prendre son temps. En revenant avec un ECG tout juste fait, j’ai croisé le regard d’une autre patiente, et, dans la foulée, je suis allé lui rendre visite. Dans le service de gériatrie, les portes des chambres sont grandes ouvertes. Cela me choquera toujours. C’est un peu comme si le monde hospitalier violait l’intimité des personnes hospitalisées en permanence, exposant à la vue de tout passant les personnes allongées. Lors des soins ou des visites du personnel hospitalier, les portes sont refermées, parfois. Mais il n’est pas permis de fermer les chambres dans d’autres circonstances. En réanimation, c’est presque pire : même lors des soins, on ne ferme pas la porte…

Une interne est arrivée. Ni une, ni deux, elle me demande si monsieur A. est mort.

Les retours de weekend en gériatrie peuvent être très morbides. Les weekends prolongés sont parfois pires. Quand tous les patients semblent relativement bien le vendredi, deux ou trois sont transférés en réanimation au cours du weekend, ou parfois décèdent directement. Voilà bien un des éléments qui me dissuade de faire cette spécialité à l’avenir…

Monsieur A., je le connais bien. Il est arrivé il y a quelques semaines. Je l’ai accueilli vers treize heures, heure à laquelle j’aurais pu partir. J’ai choisi de rester pour lui faire son « Bilan Médical Initial ». Un interrogatoire assez complet pour recueillir ses antécédents, son histoire, son mode de vie, etc. Puis, un examen clinique le plus exhaustif possible. Et un compte-rendu dans l’ordinateur pour consigner tout ça. En clair, pour moi, un minimum d’une heure, une heure et demie de travail.

Monsieur A. est âgé, mais pas plus que ça pour un service de gériatrie. Il a toute sa tête, comme on dit. Il vit seul, a des enfants un peu éloignés géographiquement, mais il s’occupe de son jardin, il lit, il pense. Assis sur un fauteuil, il me raconte sans peine sa vie passée, est parfaitement orienté dans le temps et dans l’espace, a l’œil vif et le discours fluide. Pourtant, son visage fatigué, sa mine attristée, et ce qui l’a conduit ici laisse songeur. Monsieur A. a tenté de se suicider en avalant une boite entière de comprimés. Récupéré de justesse aux urgences, il a passé quelques jours difficiles puis a commencé à se rétablir et a été envoyé ici pour récupérer progressivement. La psychiatre l’a vu, a écrit qu’il critique son geste et qu’il « témoigne d’une bonne volonté de vivre ». Pourtant, quand je lui ai demandé pourquoi il était là, il m’a bien répondu « J’ai fait une erreur. J’ai choisi les médicaments, alors que j’aurais pu me pendre dans l’escalier, et on en serait pas là aujourd’hui ».

Monsieur A. a lentement glissé. Du fauteuil, il est vite passé au lit. Du journal, il est vite passé à une contemplation éperdue du plafond grisâtre de sa chambre. D’une conversation sensée, ponctuée de souvenirs sur sa vie, nous sommes vite passés à des paroles prononcées dans un soupir, presque inaudibles. J’ai alerté le médecin qui s’occupe de lui. Il a mis la somnolence sur le compte d’un sommeil perturbé et d’une mauvaise nuit. Il a mis son inactivité sur le compte d’une dépression. Il m’est apparu assez vite que monsieur A. risquait de ne pas s’en sortir…

Bêtement, ce matin-là, je me connecte sur le logiciel où l’on accède aux dossiers des patients du service. Je suis rassuré de voir le nom de mon patient sur le tableau. Sommes-nous de si petites choses qu’une case remplie ? Une inquiétude se cache au fond de moi. Cette même inquiétude qui ne m’a pas lâché depuis le dernier vendredi. J’inscris nerveusement les résultats de l’ECG pour mon autre patient.

L’interne revient. Elle a exactement le même ton, presque indifférente, en disant : « Ah bah oui, monsieur A. est mort ».

La sentence tombe comme le couperet de la guillotine. Je me lève, ne dit rien, n’exprime rien, ne laisse rien paraître. Comme si j’allais faire un autre ECG. Comme si la journée allait continuer. Comme si de rien n’était. L’inquiétude est réveillée. J’avance le long du couloir, je croise une aide-soignante. Je lui demande, l’air de rien, comment va monsieur A. ce matin. « Oh, il vient de mourir, il y a quoi… une demi-heure ? On attend le chef pour le certificat… ». D’un ton neutre, banal, presque naturel. Je réponds quelque chose comme « Ah d’accord, merci, à tout à l’heure ». Je souris. Je continue d’avancer.

Je me retrouve face à la chambre de monsieur A. La porte est fermée. Le silence qui en émane est assez clair. Il n’y a personne à l’intérieur. Personne ? Hormis monsieur A. bien sûr. J’ai l’impression de ne pas y croire. Que tant que je ne l’aurai pas vu, monsieur A. ne sera pas mort. Mais alors… puis-je entrer dans cette chambre ? Oser transgresser je-ne-sais-quelles-choses ? Faire face à la mort ?

Depuis le début de mes études en médecine, j’écrivais souvent que la mort, heureusement, semblait toujours esquiver mon chemin. Qu’ainsi, je ne l’avais jamais vue prendre un des patients dont je m’étais occupé. Elle était passée très prêt. J’avais pu lire le nom d’un patient sur un certificat de décès, posé dans le bureau médical, une fois. J’avais fait l’ECG d’une patiente décédée quelques jours plus tard, mais lorsque j’étais revenu, son corps avait déjà quitté le service. En réalité, je réalise que c’était plutôt moi qui fuyais la mort. Comme si je ne voulais pas la voir. Comme si sa réalité m’était insupportable. Mais l’est-elle pour quelqu’un ici-bas, supportable ?

La porte fermée m’apparait comme un interdit. Ne me franchit pas, semble-t-elle me dire. Qu’y trouverai-je, sauf un cadavre ? La signature du crime de la grande faucheuse. Est-ce vraiment nécessaire de voir un être qu’on a vu animé par le passé, désormais immobile pour l’éternité ? Qu’est-ce que ça nous apprend ? Et surtout, qu’est-ce que ça change aux choses, au monde, et pour le patient ?

J’entre avec les aides-soignantes pour la toilette mortuaire. Le teint blanc, comme ces personnes ayant donné leur corps pour les travaux de dissection. La grimace de celui qui s’étouffe dans son dernier souffle. Les yeux clos, la bouche ouverte. Je l’avais déjà vu dormir comme ça, quelques jours avant. La même odeur, encore, dans la pièce. Je pensais être choqué, m’écrouler, partir en courant ou pleurer. Comme dans les films. Mais je ne ressentais rien. Le vide. Je pose quelques questions sur le déroulement des choses aux aides-soignantes qui déjà, rangent ses affaires, discutent de leur weekends, m’interrogent sur le mien. Je reçois un message pour me dire que le staff va commencer. Je sors.

Lors du staff, la mort de monsieur A. est évoquée. L’inquiétude secrète en moi s’est muée en malaise. Mais toujours, aucun sentiment très clair. Les médecins sont agacés. Une histoire de fausse route, de non-respect des recommandations alimentaires prescrites, agitent la discussion. On cherche presque un responsable. Mais il n’y en a pas vraiment. La mort a fait son travail, et c’est peut-être même ce que monsieur A. voulait ? Quelle étrangeté de penser des choses comme ça…

Un peu plus tard, le médecin qui s’occupait de monsieur A. reçoit les transmissions de l’infirmière. Elle lui dit qu’elle ne le trouvait pas bien ces derniers temps. Le médecin, grand homme de science et de faits, confirme « En effet, son hémoglobine est passée à tant, sa fonction rénale augmentait jusqu’à tant, l’albumine restait basse vers tant, et puis il avait toujours de petites tensions, pas plus de tant/tant… ». Cela m’agace. Des chiffres. Monsieur A. n’était pas qu’un concentré de chiffres. C’était un homme, intelligent, qui s’occupait de son jardin, qui lisait, qui pensait. C’est ce que disait l’infirmière. Et tu lui réponds que 2 + 2 font 4.

Le reste de la matinée s’est passée comme toutes les autres. Seule l’évocation du nom de monsieur A. me perturbe un peu. J’ai fait un autre ECG, ai perdu une demi-heure avec un appareil qui avait décidé de ne pas fonctionner davantage aujourd’hui. J’ai pris les mesures pour des bas de contention. J’ai pris des nouvelles de mes autres patients. J’ai de nouveau regardé le logiciel. Et si nous ne sommes pas que des cases pleines, celle de monsieur A. était vide. Et bientôt, un nouveau nom prendra sa place.

Je suis rentré chez moi.

Et là, en écrivant, le malaise s’est changé en larmes…

Appelez la Réa !

Qu’est-ce que réanimer ? Il s’agirait peut-être de re-animer. Redonner vie. Restaurer le souffle vital. C’est du moins ce que l’étymologie peut nous dire.

Cette nuit-là, j’entrais dans le service de réanimation, dans le but d’y contribuer un peu, pour la première fois du côté « médical ». Quel est le rôle de l’externe de garde ? Principalement faire le maximum de tâches ingrates, casse-pieds et chronophages : remplir les pancartes (sortes de très grandes feuilles portant un tableau immense aux multiples colonnes et qui comporte les « constantes » du malade qu’il faut noter au moins 2 ou 3 fois par jour), faire les ElectroCardioGrammes, rédiger les examens cliniques des patients entrants, et réaliser les PiCCO (3 injections de sérum physiologique froid destinées à entrainer une série de calculs pour produire des valeurs multiples et obscures à reporter sur un autre grand tableau rébarbatif).

L’équipe était sympathique. On sentait un peu la fatigue des médecins, au milieu d’une garde de 24h. Les habituelles tensions entre untel et untel étaient perceptibles, les commérages allaient bon train comme dans tout bon service hospitalier qui se respecte (hum…), et des bip bip d’allure très médicale résonnaient dans le couloir. Mais quels couloirs… portes grandes ouvertes sur des chambres simples où les patients sont intégralement dénudés (et plus ou moins recouverts d’un drap). Des pyjamas verts (parfois surmontés d’une blouse blanche) entrent et sortent sans scrupules. Les soignants se parlent d’une chambre à l’autre, parfois des patients qu’ils soignent. Parfois quelques blagues osées. Rien ni personne n’a de pudeur.

On me montre comment faire un PiCCO. Et on m’envoie faire le tour des chambres pour le refaire où il y a besoin. Devant la première chambre, je me demande comment rentrer. Que dire, que faire, face à un patient inconscient ? En l’occurrence, de la famille semble veiller sur lui. Dois-je leur demander de sortir ? Est-ce le respect du patient qui me fait me poser cette question ou la crainte d’être jugé sur des gestes encore malhabiles d’une technique à peine découverte ? Dois-je parler à ce patient ? […]

J’injecte. Le doute s’installe aussi vite que se vide ma seringue de sérum physiologique. Je ne peux m’empêcher de songer à l’acte d’euthanasie, pourtant à des années-lumières de ce que je suis en train de faire. Mais voilà, j’injecte quelque chose dans le corps de quelqu’un avec lequel je n’ai pu vraiment communiquer, faute d’avoir pu recevoir de réponse de sa part. Cela n’a beau être que de l’eau, c’est troublant. Il y-a-t’il une bulle qui se serait malencontreusement glissée dans la seringue et pourrait ainsi emboliser les veines de ce patient ? Ai-je scrupuleusement respecté les règles (si changeantes d’un apprenant à l’autre) de l’asepsie ? Ne risque-je pas de provoquer la mort de ce patient, d’une façon (plus ou moins capilo-tractée) ou d’une autre ? Je n’en mène pas large. Et le pire, ce que ces doutes me submergent à chaque fois, chaque injection, chaque acte un tant soit peu invasif…

La réanimation, me dis-je en recopiant le plus proprement possible des séries de chiffres aux noms faits d’abréviations que je n’ai encore jamais croisé dans mon cursus, c’est un peu l’excellence de la médecine des chiffres. Les valeurs sont hautement considérées, leurs variations anticipées, contrées ou recherchées. On veut une bonne fréquence cardiaque, une bonne tension, une température apyrétique, un bon rythme respiratoire, une saturation correcte, une diurèse dans les normes… Des tonnes de machines sont branchées au patient. Il n’est plus qu’une sorte de réceptacle, apte à recevoir le branchement d’une énième machine pour mesurer sa vie. Normaliser. Faire des organes des chiffres. Créatininémie, urémie, diurèse pour les reins, fréquence respiratoire et saturation pour les poumons… Qui soigne-t-on ? L’humain ou les chiffres ? Je suis peut-être mal tombé ce soir, mais la place de la clinique semble faible comparée à l’importance des chiffres…

Je tiens le champ stérile pour qu’il ne retombe pas sur le visage de cet homme au poumon percé. Pneumothorax droit complet. Survenue spontanée. Terrain cardiovasculaire avec plusieurs facteurs de risque. Et pour donner un peu de piment, ne parlant pas bien français. Aller expliquer à quelqu’un qui vous comprend très mal que du fait de sa pathologie, il faut lui enfoncer une espèce de barre métallique entre deux côtes afin d’évacuer l’air accumulé entre sa paroi thoracique et son poumon tout recroquevillé. Que ça ne va pas être agréable. Et que l’externe, là, qui a du mal à tenir debout, parce que la fatigue, la chaleur, la peur aussi, et une bonne disposition aux malaises vagaux, s’il s’accroupit, le bras toujours levé pour porter le champ hors du visage du patient qui se crispe, c’est pas parce qu’il va s’évanouir, c’est juste que sinon… il va s’évanouir. J’ai tenu bon. Jusqu’au bout. Sans tomber dans les vapes. Le vagal et moi, on commence à bien se connaître…

Là, je regarde la mise en place d’un cathéter. Un genre de tuyau partant dans une veine ou une artère. Une espèce de perfusion en plus élaborée. L’interne a été très demandé cette nuit pour ce genre de choses. J’ai vu son chef l’orienter, lui enseigner, reprendre la main. Je me demande comment je serai, moi, quand on me demandera de faire ce genre de choses. Aujourd’hui, je tremble à l’idée d’un gaz du sang. Qu’en sera-t-il demain lorsqu’il faudra poser un cathéter central veineux ou artériel, ou tout autre chose… ? Suis-je réellement compétent et apte à faire ce métier ? Lors de la mise en place du cathéter artériel, on voit bien le sang jaillir en suivant les pulsations du cœur. Etrange… c’est presque irréaliste de vérité. Un peu cinématographique. Pourtant, c’est bien réel.

La réanimation : médecine technique, médecine des chiffres, médecine silencieuse… Redonner du mouvement à ce qui en a perdu, restaurer le bon fonctionnement des organes. Un métier jugé noble, une spécialité honorable. La carte que joue tout clinicien un peu dépassé par l’aggravation de l’état d’un de ses patients hospitalisés. Plein de pression. Un travail en contact rapproché avec l’inéluctabilité de la mort. Un univers où se posent tant de questions. Une spécialité intéressante… mais pour laquelle je ne suis pas fait.

Quand le toucher fait mal

« Bonjour. Je suis Litthérapeute, étudiant en 4ème année de médecine. Je ne sais pas qui vous êtes, mais je suis ravi qu’on puisse discuter un peu. Ce message concerne le scandale des touchers vaginaux sur les patientes endormies au bloc opératoire, que des étudiants en médecine seraient encouragés à effectuer dans le cadre de leur formation. J’en parle avec émotion, rage également, et autant que possible, avec un peu de réflexion. Les effets secondaires sont, pour vous, de partager mon avis, en totalité ou non. D’être radicalement contre, ému(e), énervé(e), agacé(e), ennuyé(e), désintéressé(e), blessé(e) même pourquoi pas, voir même, révolté(e). Peut-être ne finirez-vous pas votre lecture, peut-être en voudrez-vous davantage. Peut-être n’arriverait-on pas à se comprendre. Vous pourriez avoir envie d’en rediscuter, de commenter, de critiquer, de répondre, ce que je vous encourage à faire. Avant de commencer, vous le savez, vous pouvez quitter cette page si vous le souhaitez. Vous pouvez réfléchir et revenir lire plus tard… ou pas. Vous pouvez même relire ce paragraphe pour être sûrs d’avoir bien compris. Alors, si vous êtes d’accord pour me lire, je commence ma réflexion au prochain paragraphe. On y va ? »

Contexte

Un document de 2010, sur le site de la faculté de médecine de Lyon, met le feu aux poudres. Cette fiche d’objectifs pédagogiques stipule que dans le cadre de leur stage en gynécologie, les étudiants en médecine doivent effectuer un toucher vaginal sur les patientes au bloc opératoire. Le document est désormais introuvable, mais l’affaire a repris de l’ampleur dernièrement, dans un contexte d’une loi de santé discutable qui fait des remous, et de la remontée de nombreux scandales touchant au monde de la santé (l’affaire de la fresque entre autre). Qu’il y ait ou non un usage politique renforçant la mise en lumière médiatique de ces tâches sur les blouses des médecins, ces tâches sont révélées, et le fait qu’elles « tombent mal » ne change rien à leur existence… depuis de nombreuses années. Par ailleurs, on n’a pas attendu le litige politique autour de la loi santé pour savoir que certaines pratiques immondes noircissaient les blouses blanches des professionnels de santé… Dans cette histoire, il est question de pratiquer un toucher vaginal sur des patientes endormies, dont rien ne précise si elles étaient informées et consentantes pour servir à cette forme d’apprentissage. De là, éclate la polémique, et le sacro-saint corps médical, connu pour sa tolérance et son extraordinaire capacité à se remettre en question, nie bien évidemment tout en bloc. Citons les deux personnages publiques rendus célèbres par cette affaire, j’ai nommé le président du collège national des gynécologues obstétriciens, et la doyenne de la faculté de médecine de Lyon. Le premier, dans une interview du nouvel obs répond au tollé provoqué par la découverte de ces documents que le gynécologue amené à opérer une patiente pratique un toucher vaginal juste avant l’opération pour vérifier l’emplacement d’un kyste par exemple, et que, parfois, un étudiant peut être amené à pratiquer ce geste sous surveillance du médecin référent. Il explique que la patiente a auparavant signé « énormément de choses » avant son opération, et qu’il n’est pas explicitement précisé qu’elle subira un nouveau toucher vaginal. Lorsqu’on lui demande s’il ne serait pas normal de lui demander son consentement, le président du collège national des gynécologues obstétriciens répond « C’est aller trop loin dans la pudibonderie ! Après 40 ans d’expérience, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de faire signer un papier avant cet examen. Le corps médical est très respectueux des patients. ». Quant à la doyenne de la faculté de Lyon, ses propos rapportés dans le metronews dans lequel elle justifie ces pratiques sont : « On pourrait effectivement demander à chaque personne l’accord pour avoir un toucher vaginal de plus mais j’ai peur qu’à ce moment-là, les patientes refusent. ». A côté d’eux, nombreux médecins et étudiants crient au scandale médiatique en niant l’existence de telles pratiques, ou en se dérobant sous l’argument du « il faut bien apprendre » ; ou encore « c’est dans l’intérêt du patient »… Entre le déni, et des justifications très mauvaises sur le plan éthique auxquelles se mêlent des protestations à l’égard de la manipulation politique dans une tentative de discrimination du corps médical par rapport à la loi santé, on semble oublier les fondements même de la médecine, mis à mal par ces pratiques : le consentement, le droit de refuser des soins, le droit de participer activement à sa propre prise en charge, le respect de la personne, la transparence, le droit d’être informé, l’humilité…

Consentement

Quand on pose une question, on s’attend, la plupart du temps, à une réponse. Quand cette question suppose une décision à prendre, un choix à faire, une confirmation ou une infirmation, ou un engagement en quelque sorte, elle revêt parfois un caractère plus crucial, plus « important ». Elle est souvent fermée, attendant une réponse par « oui », « non » ou « je ne sais pas ». Et souvent, ce genre de question peut être, dans certains contextes, le genre de questions les plus difficiles. D’autant plus lorsque nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour y répondre en toute connaissance de cause. Il semble parfois plus simple d’accepter ou de refuser quelque chose lorsqu’on pense avoir compris les tenants et aboutissants. On n’accepte pas forcément un travail sans avoir au moins posé quelques questions sur son contrat : nature du travail, conditions, horaires, rémunération éventuelle…

L’engagement, surtout lorsqu’il est important (en terme émotionnel, temporel ou « sacrificiel » par exemple) nous fait nécessairement nous poser des questions. Certains appellent cela des choix de vie, d’autres, la destinée. Il semble toujours y avoir un moment où il faut trancher. Oui ou non. Ceci ou cela. Elle ou lui. Être ou ne pas être. Exister ou bien mourir. Nos espoirs se projettent dans notre réponse. On essaie de faire confiance, à notre choix, à la vie, à l’autre qui nous demande de choisir.

Pendant longtemps, en médecine, le médecin avait les « pleins pouvoirs » sur le corps, l’esprit et la vie d’une personne. Garant d’un savoir bien gardé (sacré et secret), le médecin décidait de qui pouvait être sauvé, et qui ne le pouvait pas, faute de moyens de le/la guérir. Il mirait les urines pour diagnostiquer le sort de l’individu, faisait quelques saignées, et pratiquaient les interventions ou donnait les traitements qu’il jugeait utiles et pertinents. Que pouvait donc dire l’homme du commun, qui ne comprenait pas un traite mot de cette science complexe qu’était la médecine ? Il s’en remettait au bon docteur, et à la chance. Voilà l’apogée du paternalisme médical. Aujourd’hui, le paternalisme a la vie dure, mais il résiste. Aujourd’hui, on est sorti de l’époque d’obscurantisme par les Lumières, prônant liberté, partage du savoir et raison. On est sorti du nazisme par le Code de Nuremberg et l’affirmation des grands principes éthiques guidant le soin et la recherche médicale. Le rapport Belmont a défini de grands principes unanimement reconnus (principes éthiques fondamentaux, respect de la personne, autonomie, justice, bienveillance, non-malfaisance…). Suivront la déclaration d’Helsinki, les lois de bioéthique, l’evidence-based-medicine (EBM)… Le paternalisme prend du plomb dans l’aile, et la relation soignant-soignée est un équilibre qui profite avant tout au malade. Le médecin devrait s’assoir sur une chaise légèrement plus basse que le lit sur lequel est installé son malade. Il est à son service, à son écoute, à sa disposition pour lui apporter l’information dont il a besoin, le soutien, la connaissance actualisée, afin de prendre son mal en charge et de l’en soulager au mieux. Des lois émergent. Dans la loi Kouchner du 4 mars 2002, le chapitre premier s’intitule « Information des usagers du système de santé [des patients notamment] et expression de leur volonté ». Dans l’article L1111-6 de ce chapitre sont inscrits les mots suivants : « L’examen d’une personne malade dans le cadre d’un enseignement clinique requiert son consentement préalable. Les étudiants qui reçoivent cet enseignement doivent être au préalable informés de la nécessité de respecter les droits des malades énoncés au présent titre. ». Il faut informer, il faut demander au malade son accord, il faut respecter ses droits. La relation de soin est un partenariat, un partage, et ceci implique nécessairement de la confiance. Sinon, quel crédit donner aux informations du médecin ? Pourquoi croire les douleurs de son patient ?

Le consentement doit être libre et éclairé, révocable à tout moment, et toujours recherché. Libre, car si la liberté consiste à pouvoir choisir ce qui dépend de nous (allons donc relire le 1er chapitre du manuel d’Epictète si la philosophie nous tente), alors l’expression de la liberté dans le soin doit passer par cette nécessité de choisir, d’accepter ou de refuser les traitements qu’on nous propose dans le but de nous soulager. Oui, choisir librement implique de pouvoir accepter ou refuser. Eclairé, car, comme dit plus haut, choisir sans savoir est autant que science sans conscience : ce n’est que ruine de l’âme (Rabelais). Et pour être informé, il faut recevoir une information loyale, claire et appropriée. Cela aussi, le code de déontologie médicale dans son article 35 nous l’oblige (code qui a été rédigé pour la première fois par des médecins, montrant que les médecins s’appliquent à eux-mêmes les principes qu’ils reconnaissent comme essentiels à leur pratique !). Loyale, claire et appropriée. Compte tenu de tout cela, il faut prévenir la patiente qu’elle risque de subir un toucher vaginal après l’anesthésie, avant son opération, dans quel but, et qu’un étudiant pourra, si elle est d’accord, le réaliser aussi. Faire signer 36 papiers à des gens qui ne les lisent pas nécessairement car ils font confiance à leurs médecins ne dispense pas les médecins de prendre leur courage à deux mains pour informer, et ainsi entretenir cette confiance. Se cacher derrière des papiers impersonnels est une posture lâche.

Alors oui, bien sûr, le consentement n’est pas systématiquement recherché. Il semble difficile d’imaginer communiquer avec un patient retrouvé inanimé sur la voie publique après un accident, qu’il faut réanimer d’urgence, intuber-ventiler-perfuser, alors qu’on ne le connait ni d’Eve ni d’Adam, et que personne ne s’est fait connaître et reconnaître comme un proche. Oui, dans certains cas très précis et encadrés par la loi, le consentement ne peut tout simplement techniquement pas être recueilli. Mais qu’on n’aille pas jusqu’à dire qu’il est impossible de toujours rechercher le consentement dans la pratique quotidienne ! C’est justement ce qu’il faut faire. Ne nous cachons pas derrière des excuses minables, comme la notion de perte de temps (perdez-vous du temps à informer vos patients ? A entretenir une relation de confiance avec eux ?), d’impossibilité (ça ne semble pas si compliqué de demander un accord, au pire, que se passe-t-il ? Il ou elle refuse ? Et alors ? S’ils sont bien informés, combien refusent ? Combien d’autres accepteront ?), ou de pudibonderie (la liberté de choisir ce qui va nous arriver serait-elle pudibonde ?). Le consentement est la base de toute médecine. Quand le patient nous remet son corps, son esprit et sa vie entre nos mains, la moindre des choses est de le respecter, en travaillant de concert avec lui, pour lui.

Faut-il demander le consentement pour tout ? Et pourquoi pas ? Une simple prise de sang nécessite un consentement que bien des infirmièr(e)s demandent tout naturellement. Par ailleurs, ce qui pèche parfois, c’est que le patient demandera souvent « pourquoi ? ». Et comme le médecin ne l’a même pas informé des prises de sang qu’il allait prescrire, c’est une question bien légitime. Tout autant que la remarque agacée de certains patients prenant souvent la forme de « encore une prise de sang ? Mais vous cherchez-quoi au juste ? C’est la 5ème en 3 jours ! ». Un autre exemple, l’électro-cardio-gramme (ECG). Examen paraissant « tout bête » consistant à disposer une série d’électrodes sur le torse du patient, ses bras et ses jambes afin de mesurer l’activité électrique du cœur et détecter de nombreuses choses. Bien souvent, c’est la corvée de l’externe qui en réalise un à chaque nouveau patient admis dans le service. Beaucoup attrapent la machine, entrent dans la chambre, posent les électrodes, impriment l’ECG et s’en vont. Est-ce que ça prend beaucoup plus de temps de toquer à la porte, demander si on ne dérange pas avant d’ouvrir complètement, laisser la machine dans le couloir, se présenter, expliquer le principe de l’ECG et pourquoi on le réalise de façon loyale, claire et appropriée, de solliciter le consentement du patient (« vous êtes d’accord ? »), d’aller chercher la machine, de le faire, de le rassurer sur les résultats avant de sortir ? Combien de temps sera gagné la prochaine fois que l’on rendra visite à un patient pour l’interroger sur ses antécédents, notamment intimes à la recherche d’une éventuelle exposition à la drogue ou aux maladies sexuellement transmissibles et qu’ainsi, fort de la confiance établie, le patient saura plus volontiers se confier ? Combien de patients correctement informés des explorations à réaliser n’auront pas commencé leur petit déjeuner pourtant servi alors qu’une prise de sang nécessitant d’être à jeun était prévue le matin, parce qu’ils ne sont plus passifs dans leur prise en charge mais partenaires ?

Toucher vaginal – Examen clinique – Apprentissage

Le toucher vaginal. Comme le toucher rectal, c’est un geste pour le moins intrusif et, quand il est réalisé sur une personne consciente, qui peut être très humiliant. Humiliant en ce qu’il touche à l’intime, au corps, à nos rapports avec les autres. Si certaines femmes ne sont pas intimidées plus que cela par cet examen clinique, d’autres vivent un véritable calvaire à chaque visite chez un médecin où il serait nécessaire. Cela souligne que nous avons chacun notre façon de voir les choses, la vie, la maladie, les examens que l’on subit. Cette diversité de conception est à prendre en compte dans la relation de soin. Tout le monde, tous les malades, sont différents et réagissent différemment. Il semble primordial de se poser la question du sens que peut avoir un geste, une maladie, sur l’autre. Je réfute ainsi l’argument, trop souvent entendu de la part de certaines étudiantes en médecine notamment, que puisqu’elles ne sont personnellement pas dérangées par un toucher vaginal, il n’était pas nécessaire de s’offusquer « pour si peu ». Même une prise de sang peut être une réelle épreuve pour certaines personnes, et il est insupportable de les voir jugées si durement par celles et ceux qui sont sensés les soigner. Oui, c’est difficile. Oui, cela suppose de s’arranger pour obtenir les résultats d’examens indispensables. Oui, il faut s’adapter à son malade, et non que le malade ne s’adapte aux examens. Autrement, on ne s’en fait pas un partenaire, on s’en fait un ennemi.

Beaucoup d’étudiants se sont inquiétés, comprenant dans cette polémique qu’on voulait leur interdire l’apprentissage clinique. Est-il question d’interdire l’apprentissage clinique ? La recherche du consentement, n’est-ce pas déjà le prérequis indispensable à toute clinique de bonne qualité ? Apprendre le toucher vaginal est effectivement nécessaire (surtout selon la spécialité que l’on envisage d’exercer), mais doit se faire dans le respect de l’autre et de ses droits. Qu’un chef de clinique se permette de demander aux 15 étudiants de son service de venir profiter du fait de Mme machin-dont-il-ne-connait-zut-même-plus-le-nom soit endormie pour venir palper ce kyste extraordinaire au fond de son vagin, puisque de toute façon, ses muscles sont bien relâchés donc elle ne sentira rien et ne s’en souviendra même pas ; c’est inacceptable. Car en tant que chef, que professeur responsable de la validation des stages des étudiants, non seulement il ne leur montre pas un bel exemple de médecine humaine, mais en plus, il les soumet à son autorité pour bafouer les droits et les principes les plus fondamentaux de la médecine. Alors que peut-être, en parlant avec la patiente en présence d’un seul étudiant, celle-ci n’aurait vu aucune objection à ce que l’étudiant puisse apprendre avec elle. En bons partenaires du soin. Car transmettre, apprendre, n’est-ce pas déjà soigner ? Et les patients n’ont-ils pas aussi énormément de choses à nous apprendre ?

Des cliniciens ont le souci de l’autre. Ne les oublions pas à dénoncer les autres. Certains médecins ont même beaucoup travaillé pour que l’apprentissage de l’exercice clinique soit optimisé. Simulation, jeux de rôle, mannequins haute fidélité… des centaines d’outils démultiplient les possibilités d’apprentissage, les « premiers gestes », afin de pouvoir les pratiquer correctement dans la « vraie vie ». J’ai personnellement appris la ponction lombaire sur un mannequin, avant de la réaliser pour la première fois aux urgences sur une patiente à qui j’ai demandé si elle acceptait que ça soit moi qui le fasse, patiente à qui je me suis présenté comme étudiant en 4ème année de médecine. Et fort de cette expérience de simulation, j’ai pu effectuer ce geste en l’expliquant au préalable, pendant, et ensuite, chez une patiente consentante.

Une pétition circule. Elle demande notamment une intégration de disciplines diverses telles que l’éthique, le droit, la philosophie et les sciences humaines dans le cursus médical. Pourquoi pas. Je suis très loin d’être contre, ayant choisit de suivre un master d’éthique en parallèle de mes études. Je crains cependant que cela ne soit perçu que comme des matières rébarbatives auxquelles les étudiants ne seront pas correctement sensibilisés. L’importance est de les transmettre par l’exercice pour qu’elles se dévoilent et se cultivent dans et par l’exercice. La nouvelle UE 1 : apprentissage de l’exercice clinique et coopération interprofessionnelle, obligatoire, met déjà au programme de l’ECN une vingtaine d’items consacrés à l’éthique, l’EBM, la communication… Mal perçue par bon nombre d’étudiants, elle parait décentrée de l’exercice car entre ce que nous y apprenons (qui fait presque rêver) et la réalité de l’exercice (pratiqué par des médecins qui ne sont pas nécessairement sensibilisés à tout ce qu’on y apprend), il y a un fossé. Et malheureusement, certains étudiants font le raccourcit rapide que cette matière est donc inutile…

Conclusion & remise en question

La relation de soin pose l’enjeu essentiel de la confiance. L’histoire a fait émerger des droits pour les patients, des devoirs pour les médecins/soignants. Parmi ces principes que les soignants ont choisis eux-mêmes de s’appliquer, la question du consentement du patient apparait comme essentiel au maintien et à l’entretient de cette confiance dans la relation soignant-soigné. Toutefois, l’acquisition du savoir médical se complexifie, autant que la médecine devient plus complexe, plus technique, et semble parfois oublier les principes sur laquelle elle repose. Le soignant risque de se défaire de son humanité, à l’origine de son métier, dans le souci de devenir meilleur technicien. Cela passe notamment par l’acquisition de la clinique chez le jeune médecin, qui implique d’apprendre à repérer des millions de signes par des actes d’examen physique plus délicats. La pression de la compétence est parfois si grande que le sens de la compétence clinique en sa dimension humaine passe, pour certains, au second plan. Pourtant… Apprendre la clinique, n’est-ce pas aussi, et même essentiellement, partir à la découverte de l’autre, du sens qu’il donne à la médecine, de sa façon d’être et de concevoir les choses ? N’est-ce pas avant tout apprendre à respecter l’autre ? N’est-ce pas pratiquer dans le plus strict respect des principes éthiques essentiels que l’histoire, entre autre, nous a permis d’ériger ? Être médecin, ou soignant, n’est-ce pas sans cesse s’interroger sur ses pratiques, apprendre de son histoire, et se remettre en question ? Car en voyant les réactions de certains professionnels de santé, j’ai seulement envie de m’enterrer tellement j’ai honte de faire partie de leur corps de métier. Le déni, la fuite, la tangente, l’esquive. Plutôt que d’accepter que de telles pratiques aient pu exister, plutôt que de faire en sorte d’y remédier, plutôt que de reconnaître les vices qui ont été commis, de s’en excuser sincèrement, et de réfléchir à ce qu’ils ne se reproduisent plus, on se cache derrière sa fierté et des mots compliqués. Et on sert du « pudibonderie » à qui voudra l’entendre, on bafoue des principes essentiels comme celui du consentement, ou, pire encore, on rend le ministère de la santé responsable de manipulation politique. Est-ce que cela excuse ces comportements ? Est-ce que cela fait avancer les choses ? Est-ce là une attitude digne venant d’un soignant et d’un corps de soignants ? A quoi bon les revues de morbi-mortalités, les questionnements éthiques, la redéfinition de la médecine (du paternalisme à l’EBM) si c’est pour rester enfermé dans un traditionalisme ancien et irrespectueux ?

Les gens ne veulent pas de responsable. Je ne veux pas de responsable dans cette histoire. Je souhaiterai seulement qu’on essaye d’apprendre. De nos erreurs. De nos pratiques. De nos doutes. Des autres. Car j’ai peur, incommensurablement peur, de faire de la médecine, si la médecine qui se dit tant préoccupée par sa dimension humaine, ne confirme pas, dans sa pratique, la beauté de ses dires.

Le secret pour bien intuber…

Intuber. Ouvrons un gros ouvrage (l’externe en médecine en ouvre tous les jours certes, mais ça lui fait du bien de changer un peu de « matière » sans être trop dépaysé… ils sont fragiles, un peu, les carabins), j’ai nommé, le Larousse. Deux points, ouvrez les guillemets :

« En réanimation et en anesthésie, introduction dans la trachée d’un gros tube assurant la liberté des voies aériennes supérieures, permettant la ventilation artificielle, la protection du poumon et l’aspiration des sécrétions bronchiques. ».

Pour le bien de la métaphore à venir, supprimons « en réanimation et en anesthésie ». Le but est de viser large. La précision « dans la trachée », ne convient pas à la suite du propos. Je vous propose une version soft où vous supprimez ces mots, et une version plus hard, où vous choisissez un orifice de votre anatomie quel qu’il soit. Je crains pour les futures requêtes de moteurs de recherche qui donneront un lien vers cet article, de fait, je vous laisse imaginer par vous-même. Rayez trois fois en rouge fluo « assurant la liberté ». Puis supprimer le reste. Cela nous donne : « Intuber : introduction [où vous voulez] d’un gros tube ». Nous allons pouvoir commencer.

La formation médicale, ça date. D’aussi loin que l’histoire nous permet d’aller, à l’aube de l’humanité, médecine, religion et magie étaient étroitement liées. La transmission du « savoir » se faisait par tradition orale. Quelques textes référençaient les connaissances, comme le Papyrus Ebers ou le Code d’Hammurabi. Toute la tradition de l’Ayurveda, ancienne médecine chinoise qui trouve encore des applications aujourd’hui se retrouve également il y a 5 mille ans. En Grèce arrive Hippocrate, un asclépiade, c’est-à-dire disciple d’Asclépios, fils d’Apollon. Il suggère que les maladies ont des causes naturelles et, dans la logique grecque de l’époque, le Logo, il diffuse son savoir, il dialogue, il réfléchit. Après lui, deux écoles s’affronteront, les empiristes (adeptes de l’expérience) et les dogmatiques (fanatiques de la théorie pure). Plus tard, Galien, médecin romain des gladiateurs, reprends les idées d’Hippocrate. Dans un contexte où Rome organise l’enseignement médical et la déontologie. D’autres écoles s’opposeront à Galien, notamment les épicuriens, répartis en atomistes et méthodistes (ces derniers déclarant que la médecine s’apprenait en 10 mois et qu’elle se résumait à percevoir les signes des maladies pour installer le traitement adapté : toute recherche d’une étiologie, d’une cause, étant une perte de temps). On arrive à une longue période où la médecine stagne, au cours du Moyen-âge. Sauf dans le monde arabe, où Razi, Avicenne, Al Nafis, Averroès ou Maimonide et bien d’autres redécouvriront Hippocrate entre mille autres choses. En occident, on passe d’une période monastique où les moines pratiquent la médecine à base de la prise du pouls, du mirage des urines et de beaucoup de mysticisme. L’école de Salerne, au XIème siècle est la première à imposer au médecin un diplôme. Au XIIème siècle, le Concile de Tours de 1163 ferait dire ces mots à l’église Ecclesia abhorret a sanguine (l’église a horreur du sang), interdisant aux moines la moindre chirurgie. Une chirurgie qui, à l’époque, est souvent le gagne-pain de charlatans, où reléguée aux barbiers très méprisés. Ces derniers, par le biais de Pitard, fonderont la Confrérie de Saint Côme, première faculté de chirurgie reconnue par Philipe le Bel au XIVème siècle. Du côté de la médecine naissent les facultés de Montpellier (1220) et de Paris (1253) aux enseignements très opposés : l’une est ouverte, laïque, hippocratique là où l’autre est religieuse et dogmatique. A la renaissance, l’imprimerie casse le secret des savoirs médicaux partagés jusqu’alors par le biais des ouvrages recopiés à la main par les moines-scribes. Naissent les écoles d’anatomie, de grands noms trouvent leur renommée : Léonard de Vinci, Vésale, Paré, Paracelse…

Au 17ème, c’est une révolution scientifique avec Galilée, Newton, Harvey (circulation sanguine), Descartes, Jansen (1er microscope), l’essor de la physiologie. Les hôpitaux voient le jour pour enfermer les patients contagieux, incurables et tous les marginaux de la société. Les médecins sont critiqués dans les écris de Molière… Au 18ème : la vaccination (E. Jenner), la chimie (Lavoisier), les chirurgiens deviennent docteurs, Galvani et Volta se foudroient du regard, la percussion trouve sa place dans l’examen clinique. Des sociétés savantes (académies) se développent, l’enseignement au lit du malade également. A la fin du 18ème et durant tout le 19ème, Bichat provoque la révolution anatomo-clinique en encourageant les étudiants à disséquer les cadavres des patients décédés pour comprendre la raison de leur décès. Laennec révolutionne l’auscultation par le stéthoscope. Pasteur révolutionne le monde entier et des instituts se créent en portant son nom.

Et alors ? Alors, l’histoire nous montre qu’on parle beaucoup de l’évolution de la médecine à travers les âges, mais bien peu du cursus médical. On devine bien des débuts expérimentaux, très vites en querelle avec une vision plus théorique de l’art médical. On sent le désir d’encadrement par un diplôme, une formation. Les siècles récents laissent percevoir ce goût des médecins pour la recherche, le progrès. Jusqu’à l’ancien régime, l’enseignement était très scolaire, très théorique. En 1803, une loi met en place des écoles de médecine (devenues facultés en 1808). On a les officiers de santé, ayant appris sur le terrain et les docteurs en médecine ou chirurgie des facultés. Puis lors du 19ème siècle, on met en place deux concours : l’externat et l’internat. Purement théoriques. Seuls les étudiants reçus au concours de l’externat peuvent prétendre au concours de l’internat. C’est l’élitisme. En 1958, le statut de PU-PH est inventé pour éviter la fuite des grands praticiens dans le privé. L’enseignement reprend à l’hôpital. En Mai 1968, on supprime le concours de l’externat, on réconcilie la pratique et la théorie dans une formation où les matins sont occupés par des stages hospitaliers et les après-midi par des cours à la faculté. D’ailleurs, on ne devrait plus dire « externe », les textes les désignant désormais comme « étudiants hospitaliers ». Il n’y a plus qu’un unique cursus universitaire en 1984. Puis on fait une belle bêtise, à savoir qu’en 1971, on met en place le numérus clausus à l’issue de la première année de médecine. Wikipédia cite ces objectifs :

  • Réglementer le nombre de professionnels diplômés donc le nombre de professionnels en activité.
  • Réglementer le nombre de prescripteurs afin d’alléger les dépenses de la sécurité sociale.
  • Limiter le nombre d’étudiants dans des filières avec beaucoup de stages, dont la qualité serait amoindrie par un surnombre.
  • Assurer une capacité de travail et de mémorisation maximales par une sélection drastique, dans l’optique d’études longues et difficiles.

Je ne commenterais pas. Je n’ai ni le recul suffisant, ni les compétences pour, même si mon instinct me dit que tout ça ne tourne pas très rond. Mais ça ne s’arrête pas là. Dans les années 1990, on impose à tous les étudiants en médecine de faire l’internat pour se spécialiser. Jusqu’en 2004, la médecine générale n’est pas considérée comme une spécialité, désormais oui. Puis en 2010, ils créent la première année commune aux études de santé, la PACES, qui réunit les premières années de pharmacie, médecine, maïeutique, odontologie, kinésithérapie et d’autres filières dans un joyeux concours qui, j’en suis certain, contribue à renforcer les liens entre ces corps de métiers qui se sont toujours, de tout temps, fait de gros bisous baveux.

L’une des nouvelles idées en ce moment, c’est de changer un peu ce qui se passe durant l’internat. Actuellement, si on récapitule toute la formation médicale actuelle depuis le commencement, après s’être tapé une année débile de sélection stupide en PACES, l’étudiant passe 2 ans de formation plus « tranquilles » (en terme de pression de sélection puisqu’il suffit de valider ses examens pour être admis dans l’année supérieure). Au bout de 3 ans, l’étudiant valide un Diplôme de Formation Générale en Science Médicale (DFGSM). Puis il entame 3 années d’abrutissement où il enchaine les matinées de stages et les cours à la faculté pour apprendre 300 et quelques items de pathologies, parfois très long (100 belles pages pour le diabète, « par cœur ») : c’est l’ex-externat. Tout ça pour passer un Examen Classant National (ECN) qui, selon son classement, lui donnera le choix de sa future spécialité et de son lieu de formation. L’interne, victorieux à l’ECN, alterne des stages de 6 mois dans un cursus déterminé selon la spécialité qui l’intéresse pour se former à être le médecin de ses rêves…

Et donc bientôt, grâce à une extraordinaire réforme pondue par un gouvernement en crise hémorroïdaire, l’interne pourra voir sa spécialité changer en cours de route parce qu’un administratif dit « coordonnateur » en décidera autrement, car ce type sera jugé compétent pour dire si l’interne a le profil ou non. Il choisira ses stages, sa « sur-spécialisation », et si l’interne n’est pas vraiment d’accord, il aura tout le droit et le plaisir d’aller se faire voir. Au bout de 2 ou 3 ans, l’interne sera nommé « interne sénior ». Il aura les responsabilités d’un chef de clinique assistant (période actuellement réalisée éventuellement après l’externat, à raison de 2 à 4 ans dans un service, souvent tremplin à un titre de praticien hospitalier accessible sur concours), mais sans le tremplin, sans les compétences, et sans le salaire, bien sûr. En clair, même après 6 à 7 ans de parcours et 2 concours, vous ne saurez toujours pas ce que vous allez faire exactement et vous ne serez pas un tant soit peu maître de votre devenir. Tout ça pour répondre à des questions démographiques absurdes par la façon dont on les aborde et surtout dont on propose de les corriger. Et les revendications de #PrivésDeDesert (http://www.atoute.org/n/Medecine-Generale-2-0-Les) ? Et l’intérêt des concours ?

Ah oui, en ce moment aussi, l’ECN cherche à se réformer. Histoire de faire plusieurs conneries d’un coup. L’objectif, c’est de permettre à 8000 candidats qui étaient classés jusqu’alors sur via des dossiers bien plus pertinents car sur tablettes (adieu radio mal imprimées ininterprétables, réponses des premières questions suggérées par la suite du dossier, et écriture illisible…). Ca part d’une excellente chose, élargir le classement devant le pourcentage très élevé d’ex-aequo. L’idée aussi, c’est de virer la rédaction manuscrite par un système de QCM. Oui, de questions à choix multiples. Comme en PACES. On coche des cases et si on a coché les bonnes, on a gagné. Parce que les patients, ils viendront vous voir et termineront leur dialogue par « Vous pensez que j’ai : A. Un rhume ; B. Une bronchiolite ; C. Un cancer des vois aéro-digestives supérieures ; D. … ». Mais s’il n’y avait que ça. On nous avait promis de belles images, quelques questions ouvertes attendant une petite phrase que l’on aurait tapé, sans propositions à cocher. On nous avait vendu un peu de pédagogie autour de cette réforme qui fait surtout économiser pas mal de temps/d’argent de correction. Et bien la pédagogie s’envole et les économies grossissent. Comme souvent…

Voilà, vous savez intuber les gens vous aussi. Faîtes-leur des promesses, mais surtout, ne les tenez pas.

Ma « première »

L’autre soir, j’ai mis les pieds aux urgences. Devant l’imminence d’une garde, et en constatant ma flagrante ignorance/incompétence, j’ai voulu suivre un collègue dans sa garde pour voir un peu à quoi m’attendre. Je n’ai pas été déçu… ou plutôt si.

Dix-huit heures trente. On débarque dans le service des urgences adultes avec cet air paumé qu’ont tous les étudiants en médecine lors de leur « première » visite/garde/stage/interrogatoire… Des regards vifs un peu partout, des pas dans une direction et, presque instantanément, on rebrousse chemin dans un autre sens. Des « bonjour » un peu timides lancés à droite à gauche dans l’espoir que cet aide-soignant/infirmier/externe/interne/agent hospitalier/médecin… nous offre enfin une réponse et nous guide un tant soit peu dans le dédale de couloirs qui se ressemblent tous. Un peu comme si on espérait, vainement, que quelqu’un soit vaguement au courant qu’on était attendu par ici.

Quand on a trouvé sa place, ou du moins celle qu’on croit devoir occuper avant que quelqu’un ne se réveille pour nous dire que non, ce n’est pas ici qu’on devrait être mais à l’étage du dessus, on sort, penauds, sa blouse froissée, trop grande et pleine d’aide-mémoires de son sac qu’on essaye de dissimuler dans un coin. Et on se tient là, droit comme un « i » sans trop savoir ce qu’on attend de vous. Sottement. Comme si quelqu’un allait se donner la peine de nous préciser ce qu’on devait faire. Comme si la fac, les anciens, les médecins nous avaient présentés, avant qu’on en arrive là, les tenants d’une garde aux urgences. Comme si nous étions suffisamment intelligents pour deviner tout seul qu’il fallait se présenter aux chefs, aux internes, aller au comptoir, prendre les dossier à partir du tri n°3 avec en priorité le vert, puis le bleu, puis le jaune. Comme si on allait se dire qu’on devait vérifier dans l’ordinateur en tapant un code sortit d’on ne sait où, et cliquer à tel endroit pour ensuite déplacer tel couillon de curseur sur tel petit carré bleu clignotant de sorte à ce que le mini-carré rouge en bas à gauche du patient deviennent mauve ou multicolore arc-en-ciel pour dire que quelqu’un s’occupait du malade ?!

Alors vous voilà propulsé dans un couloir où une dizaine de paires d’yeux au minimum vous zieutent intensément en semblant vous cracher « viens me chercher espèce de bon à rien de presque-toubib qui glandouille pendant que j’douille ! ». Vous demandez le nom d’un patient allongé sur un brancard qui vous répond « oui c’est moi » et vous l’emmenez avec vous dans un box où vous avez à peine la place d’entrer avec le brancard, sans emporter le mur ou bien laisser un morceau du patient sur le chemin. Ouais, super maniables ces brancards. Vous fermez la porte du box. Ouf.

Ouf ? Voilà maintenant qu’avec vos 2-3 années de médecine (que vous ne savez pas où elles sont passées), vous vous retrouvez seul avec ce patient au motif d’admission aussi vague que « chute », « AVP », « ne sait pas où dormir », « état d’ivresse » ou encore « a mal au dos depuis 15 jours ». Sauf que désormais, votre observation ne compte pas complètement pour du beurre. Et encore, pour faire une observation correcte, vous avez souvent besoin d’une heure, là, il vous faut boucler l’interrogatoire, l’examen clinique, la rédaction du bilan médical initial en… 15 minutes ?! Alors si vous êtes un peu comme moi, vous taillez une bavette avec le patient et vous faîtes votre observ’ en 45 minutes, au moins. Et là, la charmante personne malade vous demande « et donc, on fait quoi maintenant ? ». « Heu… bein… on va aller chercher le médecin qui va vous dire… ».

Donc vous aller chercher le médecin (si vous le trouvez). Il vous écoute à peine raconter votre histoire puisqu’il finit de rédiger une ordonnance, écoute l’interne lui demander conseil, va voir la famille d’un patient pour régler une histoire d’attente qui dure depuis trop longtemps, et vous accorde 2 minutes d’attention le temps de se frayer un chemin vers le box où vous avez laissé votre malade avec ses questions. Il entre, se présente, dit qu’il est « le médecin, parce qu’avant, c’était un/des étudiant(s) » et le patient vous regarde avec un air que vous pouvez parfaitement traduire par « pourquoi m’avoir emmerdé pendant 45 minutes si je dois maintenant TOUT répéter au médecin ? »… Quand le patient ne lui dit pas d’autres choses en plus qu’il ne vous a pas dites (ou qui s’avèrent complètement contraires à celles qu’il vous a raconté).

Et vous vous sentez con. Non, en réalité, vous confirmez votre impression de n’être qu’un nul, un bon à rien d’externe qui ne saura jamais y faire avec les malades et les examens cliniques. D’être juste assez bon pour ranger les dossiers, et encore. D’avoir passé 3 voir 4 ans de votre vie d’étudiant à apprendre des tas de choses dont vous n’avez plus aucun souvenir, si ce n’est celui de les avoir apprises, un jour, puis de les avoir oubliées. Et vous vous dîtes, demain, c’est moi qui suit en garde. Oh merde…

Quand, bordel, quand va-t-on enfin expliquer aux nouveaux ce qu’on attend d’eux ? Quand va-t-on arrêter de propulser des étudiants en médecine face à l’inconnu mais les accompagner un peu, progressivement, vers les subtilités du métier ? Quand va-t-on arrêter de se dire « oh, ils apprendront sur le tas, comme tout le monde » et nous laisser tâtonner dans l’incertitude ?

2ème année de médecine : paf ! Le stage d’initiation aux soins infirmiers. Qui s’est donné la peine de nous expliquer à quoi ça servait, quel était notre rôle et comment se comporter ? Personne. 2ème année de médecine : re-paf ! Les stages de sémiologie. A par celles et ceux qui sont tombés sur des chefs de cliniques dévoués qui ont pris du temps pour leur montrer la sémiologie, qui s’est donné la peine de les prendre en charge ? 4ème année de médecine soit la 1ère année d’externat : qui explique le rôle d’un externe ? 4ème année de médecine soit l’année des premières gardes : qui explique le rôle d’un externe en garde aux urgences ? RIEN, NADA, PERSONNE !

Première confrontation avec un patient : qui se donne la peine de nous expliquer ? De nous donner les clés de la communication soignant-soigné ? De nous apprendre à gérer toute la violence des émotions humaines que l’on peut se prendre dans la gueule ? Qui nous dit comment réagir face au patient qui vous déverse ses angoisses, sa peur de la mort, son incertitude quant à son devenir ? Qui nous dit comment en parler, à qui en parler, pourquoi en parler ? Qui nous explique vraiment ce qu’est la médecine, pourquoi on est là, comment on fait pour s’en sortir quand tout nous semble partir en couille ?

Parce que quand on est là, en face du patient qui croit mourir, on n’a ni théorie, ni cours magistral, ni la moindre explication pour se défendre. Parce que quand on arrive dans un service sans savoir quel sera notre rôle, ni si on va réussir à s’en sortir tellement on est mort de trouille, tellement on se pisse dessus, tellement on a juste envie de tout lâcher pour partir en courant tant on ne se sent pas prêt/compétent pour assumer des fonctions qu’on ignore. Parce que quand on est là, confronté à ses doutes, à la mort et à l’inconnu, on a juste nos tripes emmêlées, nos mains chevrotantes, et un paquet de cellules auto-excitables qui déraillent et qu’on appelle le cœur. On prend tout, là, dans la poitrine, comme un coup de poignard. Et soit on se relève, blessé à vie. Soit on meurt.

dos