Voyageur contemplant une mer de soignants

Mis en avant

« Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? »

« Hé bien… je dirais que je suis, en quelque sorte, voyageur ».

Il avait en tout cas le phrasé d’un conteur. Avec ses yeux clairs qui avaient sans doute vu bien plus de choses que bien des vies, son visage marqué par les sept dizaines d’années qu’il portait, et son air parfois triste, souvent simple et toujours libre, je rencontrais un homme d’un autre monde.

De Djibouti au Sri Lanka, des contrées indiennes à la traversée des Etats Unis, d’une île à l’autre entre Les Canaries et Mayotte, jusqu’aux champs de tabac du Canada ou aux ports de pèche des côtes Irlandaises, sa vie était une suite d’aventures sans pareilles, motivées par le geste, la poésie et le goût de la liberté, pas un sous un poche et beaucoup de débrouillardise, comme pour parcourir un monde auquel il n’avait souvent pas l’impression d’appartenir vraiment.

On a tenté l’hypnose, et c’est lui qui m’a emmené revivre quelques secondes sur une plage mexicaine. On a parlé de sa solitude, et il m’a fait confiance. On a parlé de tristesse, et il m’a dit plutôt le spleen. On a entamé une psychothérapie, et il en a fait de la poésie. On a discuté de sa vie, il m’en a écrit vingt pages. Il s’est inquiété de sa légitimité à être soigné ici, chaque jour, et je lui ai redit qu’il avait toute sa place ici, chaque jour.

Dans ses vingt pages, il a écrit, le combat pour la liberté, le refus d’une vie normalisée, son dégoût du conflit, son goût pour l’humanité, dans sa simplicité, celle de troquer un saxophone contre une paire de chaussures, celle d’alléger son sac pour ne transporter que l’essentiel, celle de l’importance de l’immatériel quand on ne dispose de rien et qu’on a tout ce qu’il nous faut à la fois, celle des plus sombres moments, au milieu de l’océan, encerclés de requins, sur un voilier avec un équipage qui se déteste ou qui ne se parle pas des jours durant… En quelques lignes, il a évoqué sa rencontre d’une femme « peut-être aussi seule que [lui] » avec laquelle il a eu deux enfants. « Nous croyons nous être aimés, mais je suis passé à côté de l’amour, peut-être que parce que, dans ma vie, pour être libre, il n’était pas possible d’aimer ? ». Il a conclu son récit, avec cette touche de philosophie toute spirituelle qui le caractérise : « je ne suis pas encore un vieillard, mais ça ne saurait tarder. Il faut que je trouve une dernière bêtise à faire avant que la lumière s’éteigne… ».

Au moment de se dire au revoir, pour qu’il poursuive ses soins ailleurs et différemment, nous avons évoqué l’hypothèse d’une dépression. Et plus nous échangions, moins nous la considérions. Il y avait encore une force de vivre, un « élan vital », magistral chez cet homme. Oui, parfois, des ruminations tristes, face au constat d’un monde qu’il observe changer et, dans sa vision, pas forcément pour le meilleur. Le constat d’une humanité « folle » à laquelle il ne s’est jamais complètement identifié, sinon comme une sorte de marginal libre, en sachant le prix à payer. Oui, parfois, le verre à moitié rempli était plutôt « à moitié vide » qu’à « moitié plein ». Mais demain, après les soins, il irait parcourir la France à vélo, vélo qu’il avait déjà acheté. Et après-demain, peut-être, un dernier voyage à Madagascar. En tout cas, sans perdre de temps. Car « vous savez, mon temps est compté… même si, bien sûr, c’est valable pour tout le monde… quand on a vingt ans, le temps est compté aussi… mais quand on a soixante-dix-ans, il l’est aussi, et peut-être plus encore tellement il en reste peu. »

« Je veux vivre jusqu’à la dernière seconde. Je dis bien vivre. Pas respirer. J’ai vu ma mère mourir, elle respirait encore, elle s’est éteinte comme une petite chandelle. Peut-être que moi aussi, je m’éteindrais comme une petite chandelle, je ne sais pas, personne ne sait. Mais moi, je voudrais vivre jusqu’au bout, après, on verra… ».

Je sais qu’il s’est passé beaucoup plus de choses que je ne voudrais le voir dans cette rencontre, cette relation de soin, et ces échanges. Je sais aussi à qui cet homme m’a fait penser. Ce qu’il a bousculé, remué ou déterré chez moi. Je sais aussi le zeste de tristesse qui s’incorpore dans son départ. Et cela fait sans doute partie des jolies choses qu’on peut vivre dans mon métier, et qui me laissent penser que j’aime mon travail. Et alors ? N’est-ce pas là le signe de renoncer un peu à quelques exigences de conventionnalité ? Face à une vie aussi extra-ordinaire, n’est-il pas raisonnable de laisser les limites être interrogées, bousculées, repoussées ? Tant que l’on sait à quoi on s’expose, les risques que l’on prend, le prix de la petite tristesse à payer au départ d’un patient, et la nécessité de questionner ses pratiques encore et encore à la lumière de cette rencontre… La médecine personnalisée, ce n’est pas qu’une affaire de médicament à la carte. En particulier en matière de santé mentale, où le principal impact thérapeutique réside sans doute dans la relation entre deux personnes, une qui porte parfois une blouse blanche, et l’autre pas forcément.

Le grand saut : plonger dans la médecine

Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit. Ce n’est peut-être pas si étrange que l’envie survienne en ce moment. Car aujourd’hui, c’est bientôt le premier jour du reste de ma vie, quelque part. Car aujourd’hui, c’est le dernier lundi de la dernière semaine travaillée en tant qu’interne. C’est la dernière ligne droite où l’imposture se cache derrière des croyances moins dysfonctionnelles à type de « c’est normal de ne pas tout savoir, je suis interne, j’ai encore beaucoup à apprendre ! » ou « si ça ne marche pas, c’est parce que je ne suis pas assez encadré/séniorisé » ou encore « au pire, si je ne sais pas, je demanderai à mon chef… ». Comme si apprendre à soigner se limitait à une grosse dizaine d’années d’études. Comme si, dans quelques jours, je m’endormirais interne et me réveillerait « sénior », touché par la grâce, ayant la science infuse et boursouflé d’un sentiment de légitimité soudain.

C’est plutôt un peu comme faire le grand saut, en haut du haut plongeoir. Grimper l’échelle est fastidieux et difficile, même si l’espoir et le rêve de sauter rend la montée excitante. On se laisser aller à imaginer le plongeon, agile et gracieux, les deux pieds bien joints soulevés par la force élastique de la planche, le corps magnifiquement aligné décrivant la courbe de l’arc de cercle parfait, les deux bras tendus symétriquement comme un bec de faucon pèlerin en pleine chasse, une sorte de ralenti cinématographique pour amorcer une descente rectiligne précise vers la surface immaculée de l’eau chlorée et scintillante, une entrée pleinement aérodynamique, un déferlement harmonieux de bulles et de gouttes jusqu’à parachever la performance avec la dernière perle d’eau retombant pile au point d’impact du plongeon… On se dit même que ça pourrait être facile, si on a bien travaillé, bien pris le temps de grimper chaque barreau de l’échelle, en sentant les tensions dans les muscles mis à l’épreuve, en comprenant chaque mouvement, chaque force en présence, chaque détail lequel, selon nos maîtres, si on l’oubliait, pourrait rendre le plongeon fatal. Ou ferait de nous un mauvais plongeur, indigne de prétendre plonger. La critique du plongeon des autres est d’ailleurs presque un sport national, et il est vrai que nous en voyons de toute sorte : des plats ventraux dramatiques (et parfois douloureux), des sauts partisans du moindre effort avec les deux pieds en avant et tant pis, des bombes qui vident la piscine sans scrupules pour les dommages collatéraux (et particuliers qui éclaboussent les autres plongeurs pour les couvrir de honte et les spectateurs qui ne demandaient qu’à ce qu’on prennent un peu soin d’eux).

Et puis, un jour que l’on attendait plus, on arrive en haut. Neuf, dix, onze, peut-être même douze mètres. En bas, des jeunes aspirants plongeurs nous regardent, avec ce même air admiratif que nous avions à leur place autrefois. Oui, autrefois, car il s’en est passé, quelques années, à grimper. A oublier, parfois, peut-être, cette place d’en bas, cette admiration, ou ce rêve de perfection. A s’oublier un peu soi-même, pour être garant d’une excellence, répondre aux attentes des maîtres, et surtout à celles des spectateurs dont il faut prendre soin : ne pas seulement leur offrir un spectacle, mais surtout leur rendre service, les guérir parfois de l’angoisse, les écouter toujours (même en étant aussi haut sur ce plongeoir), les accompagner dans le saut (et même avant, pendant, et après), les soulager souvent de l’attente dans laquelle ils sont eux-mêmes plongés. Et en même temps, ne pas se perdre dans l’océan de leurs attentes, savoir construire ensemble un chemin dans la tempête, une trajectoire pour le plongeon, en accord avec les valeurs savamment élaborées lors de l’ascension de l’échelle sous les yeux mystérieux de la société toute entière.

Alors comment ne pas s’agripper un instant, en sentant le vertige qui soudainement nous saisit, en haut du plongeoir, quand vient notre tour de sauter ? Comment ne pas sentir comme un rapport lointain avec l’idée d’une mort inéluctable, ce moment de la vie qui ne se vit qu’une fois, quand il s’agit un jour de passer de l’étudiant au docteur diplômé ? Comment ne pas figer jusqu’à notre souffle en apercevant à peine le bout de la planche, suspendue au-dessus du vide, de l’eau, des murmures des spectateurs, et de nos pensées automatiques et soudaines : « pourquoi ? Qu’est-ce que je fais là ? En suis-je vraiment capable ? Serai-je vraiment responsable ? Et si je rate ? Et si j’échoue ? Et si je tue ? L’ai-je même déjà fait en grimpant l’échelle ? Tout le monde saura alors ? Me laissera-t-on quand même sauter ? Puis-je même prétendre sauter ? Qu’est-ce que cela fera de moi ? Qu’est-ce que cela fera d’eux ? Et tous ces doutes sont-ils normaux ? »…

N’ayez pas peur d’avoir peur. Il y aura des sauts anxieux et des sauts heureux. Il y aura des sauts maitrisés et d’autres à perfectionner. Il y aura des sauts loupés, car un vent furieux, imprévisible et soudain détournera la trajectoire. Il y aura des sauts risqués qui se passeront pourtant bien. Il y aura toujours des sauts critiques, des sauts vertigineux, des sauts faciles et des premiers sauts. Et il y aura enfin, à chaque saut, une promesse d’empathie, d’implication et d’engagement, jamais plus léger que soi et son spectateur, toujours dans le respect de la vie, et résolument emprunte d’un peu de doutes, d’un peu de peur, d’un peu de folie, d’un peu d’amour, d’un peu de joie, d’un peu d’éthique et de beaucoup d’humanité.

Ceci n’est pas un point final. Ni même une virgule, mais peut-être juste une goutte dans la piscine…

Fermer la parenthèse

Lorsque nous nous sommes rencontrés, elle a commencé par ouvrir une parenthèse : « vous avez des cheveux magnifiques ». Une phrase anodine, prononcée l’air de rien et avec les précautions d’usages par une femme de la société aux quatre-vingts-et-quelques printemps, les cheveux blanchis par les années et les yeux remplis d’une vie dont elle ne voulait plus.

Allongée, pour ne pas dire recroquevillée, dans un lit d’hôpital du service d’orthopédie, elle attendait le verdict des chirurgiens au sujet d’une obscure récidive d’infection de prothèse de genou, alors même qu’elle s’était retrouvée aux urgences à la suite d’un rendez-vous, hélas pour elle non honoré, avec la mort. Las de vivre, et voyant se profiler à nouveau des mois et des mois d’hospitalisation et de rééducation, elle avait ingéré une quantité de ses médicaments, tout en n’ayant « malheureusement » (précisait-elle) pas eu le temps d’aller allumer le gaz pour s’assurer la mort. L’auxiliaire de vie l’avait alors découverte somnolente, et avait prévenu les secours.

C’est ainsi que cette femme, veuve depuis plusieurs années, en deuil de son fils unique décédé brutalement d’un suicide l’an passé et dont le triste « anniversaire de mort » approchait, souffrant d’une maladie de Charcot (une forme de maladie neurodégénérative dont le diagnostic avait été posé 20 ans plus tôt, compatible avec une sclérose latérale amyotrophique ici d’évolution lente rarissime, ou un Charcot-Marie-Tooth de présentation périphérique avec une atteinte motrice et des douleurs épouvantables), en fauteuil roulant depuis plusieurs années, m’expliquait avec des yeux déterminés et peut-être plus assez de force pour pleurer, qu’elle ne souhaitait qu’une seule chose : partir. Faire le voyage sans retour. Partir et ne jamais revenir. Quand bien même les lois françaises ne le permettaient pas, quand bien même se rendre en Belgique ou ailleurs ne lui était plus possible, elle le voulait depuis au moins un an, partir. « Partir, partir, partir… ».

« Vous ne pouvez pas m’aider » a-t-elle dit, avec lassitude, levant les yeux au ciel face à cet énième médecin, psychiatre de surcroît, dont c’était ce jour-là l’un des premiers jours au sein d’un nouveau poste de psychiatrie de liaison, et qui lui demandait encore de raconter sa vie, son œuvre, et de se justifier de son désir de mort. Encore un qui devait penser qu’il pourrait « la guérir » de ce souhait pourtant déterminé à partir. Encore un qui se fourvoyait dans la toute-puissance médicale de « la vie avant tout ». Et pourtant, intuitivement, presque spontanément, je lui ai répondu : « Vous avez raison, je ne peux pas vous aider ». La surprise a animé son visage. Plus calmement, j’ai poursuivi : « Mais peut-être qu’on peut vous accompagner dans ce projet de partir ? ».*

Elle a écarquillé les yeux un instant, et la méfiance militante pour sa volonté de mourir s’est transformé en un lien peut-être un peu différent. Entendre, écouter, accueillir la demande. Elle souhaitait partir. Qu’importe s’il s’agissait d’un symptôme de dépression, d’une pensée passagère d’une personne d’un certain âge, ou d’un projet murement réfléchi, c’était à cette heure, ce jour-là, à cet instant, son désir le plus cher, et le plus difficile à dire en étant entendue, écoutée, comprise.

J’ai ainsi eu le privilège de la voir m’ouvrir une petite fenêtre sur sa vie : son travail dans un grand centre hospitalier, sa préoccupation pour la société et l’actualité, sa belle-fille et sa petite fille, ses petits-fils par alliance, les amis et les craintes qu’elle avait de leur réaction quant à son geste suicidaire alors même qu’elle regrettait d’avoir une telle « bonne santé » quand certains bataillaient avec d’autres maladies, son quotidien, désormais réduit à errer entre quatre murs, avec pour seule lucarne sur le monde une tablette dont elle se servait bien et qui maintenait un peu de son autonomie. « J’ai l’impression de ne plus faire partie de cette époque » disait-elle. La solitude depuis la mort de son mari et de son fils, les souvenirs de conversations profondes avec le premier, et d’un amour maternel puissant pour le second, les traces d’un deuil peut-être un peu compliqué… mais comment ne pas entendre la souffrance de vivre avec la perte d’un compagnon de toute une vie et de son seul enfant ?

Une tristesse de l’humeur, une sorte d’anesthésie affective, une perte de tout plaisir ou presque, des troubles de l’appétit, des troubles du sommeil, une perte de poids, une intense fatigue, des pensées et un geste suicidaire… Les ingrédients de l’épisode dépressif caractérisés étaient bien là. Et pourtant, cet appel à la mort ne semblait pas pleinement le fruit d’une dépression profonde. Il avait ce petit quelque chose en plus, cette indescriptible conviction existentielle, cette présence par et au-delà du filtre cognitif de sa souffrance dépressive…

J’ai passé quelques appels auprès de collègues que je savais sensibles à ces enjeux. On s’est réunis, on a discuté collégialement. Beaucoup de spécialistes sont intervenus, et tous ont été saisis par l’histoire, la situation, l’émotion vive de cette femme et de sa demande à mourir. Des orthopédistes, des gériatres, des professionnels de soins palliatifs, des professionnels de l’équipe de la douleur, des neurologues, une kinésithérapeute, une infirmière spécialisée dans les plaies et enfin, des psychiatres. Les douleurs neuropathiques étaient immenses, avec la mise en place de mesures pharmacologiques lourdes et non pharmacologiques multiples. La mise au fauteuil était impossible, trop douloureuse et in fine refusée par la patiente. L’opération de la prothèse a été récusée, l’antibiothérapie au long cours également. La demande de mort interpellait. Un consensus a émergé : proposer un traitement rapide de la dépression par kétamine (efficacité en termes de jours sur les idées suicidaires liées à une dépression) lors d’une hospitalisation en psychiatrie pour faire la part des choses entre des idées suicidaires liées à un syndrome dépressif, ou une demande à mourir d’un tout autre registre, et poursuivre les soins dans un service adapté en fonction (rééducation ou soins palliatifs). Un consensus accepté par notre patiente, consciente des limites de la loi française pour que nous puissions procéder autrement afin d’accéder à sa requête.

C’est étrange d’hospitaliser quelqu’un en psychiatrie, quand une partie de nous murmure à notre conscience que ce projet de mort n’est pas d’origine psychiatrique. On ne peut bien évidemment pas l’affirmer avec l’argument de l’intuition, c’est ce que les médecins aiment appeler un « diagnostic d’élimination ». Néanmoins, son séjour dans le service est venu bousculer les habitudes d’un monde soignant déjà particulier : seringues électriques, allègement du cadre, soins techniques et complexes, perspectives thérapeutiques plus incertaines, questionnement éthique sur les fameuses « limitations et arrêts des thérapeutiques actives » ou LATA pour les intimes… Et surtout, surtout, elle a déployé son extraordinaire capacité à toucher chaque soignant qu’elle a rencontré. Alors même qu’un simple contact physique pouvait la faire gémir de douleur, elle a noué avec une simplicité déconcertante des liens forts avec les équipes.

C’est ainsi que nous progressions, entre antalgiques et douleur, antidépresseurs et dépression supposée, contact et relation. Il fallait composer avec le syndrome de l’imposteur qui s’en donnait à cœur joie lorsqu’à l’occasion d’un passage, elle me couvrait de remerciement : « vous m’avez entendu, je vous dois tellement ». Je m’efforçais de replacer l’équipe, les autres professionnels, les décisions collégiales et surtout sa capacité à se faire entendre. En formation de psychothérapie, il est fréquent d’entendre que les patients que nous apprécions sont souvent ceux qui nous « narcissisent » : ce sont ces patients qui nous remercient, qui apaisent nos angoisses de performance, qui nous démontre de l’affection, qui nous font nous sentir bien dans notre rôle, dans nos compétences et dans notre mission. C’est une forme de renforcement élémentaire : ils nous remercient, on se sent satisfait d’avoir bien travaillé, on travaille donc avec un plus d’application sans forcément en avoir conscience, ils apprécient et nous remercient, etc.

Sans surprise, la kétamine n’a pas fait disparaître les idées de mort. La détermination était immaculée. Les douleurs stabilisées mais dans un équilibre instable. Et finalement, après d’autres réunions collégiales, elle a fini par obtenir une place dans une unité de soins palliatifs.

Au fur et à mesure du temps, elle livrait quelques pensées et expériences : la peur de mourir qui côtoyait une détermination marquée à « partir ». Ce et ceux qu’elle laissait derrière elle. Les relations qui comptaient pour elle. Sa vision du monde. Sa difficulté à quitter le service de psychiatrie. Le bonheur qu’elle avait à voir son projet de vie se réaliser dans l’achèvement. Je lui ai demandé si je pouvais écrire ce petit morceau d’histoire. Elle m’a répondu avec un sourire et sa petite voix : « oh oui, si ça peut aider des gens à savoir qu’ils peuvent être entendus ».

Un peu après les fêtes de fin d’année, je l’ai eu au téléphone, depuis l’unité de soins palliatifs dans un centre hospitalier voisin. Je l’avais tellement côtoyée que même à travers le combiné, j’imaginais parfaitement les mimiques de son visage qui s’éclairait lorsque, passé un moment à m’identifier, elle finissait par me reconnaître. Comme à chaque fois, elle m’inondait de remerciements qu’une partie de moi remettait sans cesse en doute : et si, par cette intuition, je l’avais privée d’une possibilité de vivre ? Et si son projet de mort était bel et bien dépressif ? Et si l’engrenage éthique que j’avais proposé rejoignait plutôt des combats idéologiques qu’un réel service à la personne ? Et si, tout simplement, je me trompais ?

« Je suis tellement heureuse de vous avoir rencontré. Je n’ai pas assez à vivre encore pour vous remercier pour tout ce que vous avez fait. Je ne suis pas croyante, mais s’Il existe, qu’Il vous garde et mette sur votre chemin d’autres personnes comme moi. ». Je lui avais répondu en souriant que ça me ferait sans doute trop de travail. Et ce fut notre dernier échange.

Plusieurs appels sans réponses. Le silence. Les doutes. Peut-être dormait-elle ? Ils avaient renforcé le traitement antalgique. Peut-être que… non ? Ils nous auraient prévenus… Je croisais les soignantes du service, qui demandaient des nouvelles ou appelaient parfois de leur côté. Depuis quelques temps, plus personne ne semblait avoir de nouvelles. Alors, j’ai appelé l’unité de soins palliatifs : décédée dix jours plus tôt.

Cette nouvelle tombe comme le point final d’un roman. Avec ce mélange d’apaisement et de tristesse, de ce qui nous fait dire : « ah, c’est déjà fini ? ». Des pensées qui resurgissent, du bilan qui se dresse, des constats et des questions qui restent… Comme si l’accepter simplement aurait quelque chose de l’ordre de l’abandon. Comme si souffrir un moment rendait une forme d’hommage à ce lien étonnant qui rattachait la soignée et ses soignants…

Lorsque nous nous sommes rencontrés, elle a commencé par ouvrir une parenthèse. Il ne m’est pas facile de la fermer.

La Traversée du Styx Styx, Gustave Doré, 1861.

* Il ne s’agit pas là d’un exemple de l’exploration systématique d’idées suicidaires. L’évaluation du risque suicidaire a été réalisé après. L’objectif, ici, était de créer du lien, sans lequel, il semblait difficile de comprendre la demande, et d’établir une alliance pour la suite d’un accompagnement psychiatrique (et pas seulement).

« Si vous voulez bien me suivre »

Il est arrivé par les urgences. En tout cas, c’est à partir de ce point de son existence que nous avons fait sa connaissance. C’est d’abord l’infirmière spécialisée de l’équipe d’addictologie qui l’a rencontré. Un homme un peu perdu dans l’horizon presque infini de sa trentaine, ramassé par les sapeurs-pompiers à l’issue d’une alcoolisation intense et déjà regrettée, critiquée, auto-flagellée même. Un homme que j’ai vu pour la première fois quelques jours plus tard, l’infirmière lui ayant proposé une consultation à distance de cet épisode des urgences, comme elle le faisait souvent.

C’est donc en ouvrant le bureau de consultation que du coin de l’œil, je l’aperçu pour la première fois. La logistique de l’hôpital, ses soignants multifonctions qui tentent tant bien que mal d’être sur tous les fronts, a malheureusement empêché l’infirmière d’être présente à cet entretien. Toutefois, alors que la clé s’enfonçait péniblement dans la serrure vieillissante de la porte, je regardais sa silhouette. Un homme de taille moyenne, les cheveux sombres, le visage fin, le port plutôt droit et une première impression de douceur qui semblait émaner de sa personne. Quand la porte s’ouvrit enfin, je l’invitais à me suivre après m’être rapidement présenté, et sa voix s’accordait harmonieusement avec la première impression que j’avais de lui.

Il s’est installé, et après un bref rappel du contexte, a commencé à se livrer. Les mots étaient habilement choisis, témoignant d’un niveau d’éducation plutôt élevé, bien qu’il fût issu d’une famille relativement modeste. Des premières années professionnelles stimulantes et bien remplies, et un passage à vide, un changement de région, un retour au domicile parental ou plutôt maternel, et l’irruption de l’alcool. L’ensemble de son discours traduisait une réflexion personnelle sur son histoire déjà bien entamée, murie, profonde, et pourtant, disait-il, sans le sentiment de pouvoir se libérer de cet alcool qui le handicapait. Il avait pourtant fait une cure de sevrage il y a quelques années, dans le sud de la France, qui s’était bien passée et avait donné lieu à quelques mois plus stables, et se sentant libéré, il avait « baissé la garde ». Alors aujourd’hui, il venait pour comprendre, définitivement, et se saisir de cette proposition de soin afin de se débarrasser de l’alcool, une bonne fois pour toutes.

Dans l’esprit du psychiatre encore novice, et plus profane encore dans le domaine de l’addictologie que j’étais, ce premier entretien, comme bien des entretiens, laissait au gré du discours de la personne, s’entasser les mots-clés, les hypothèses diagnostiques ou fonctionnelles, la collecte d’informations glanées sans les chercher à la façon d’un interrogatoire policier : un antécédent médical par-ci, un tempérament impulsif par-là, une expérimentation de cocaïne ici, des conduites à risque là. Ah, tiens donc, seraient-ce ici quelques semaines hypomanes ? Et là, les traces d’un ancien épisode dépressif ? Mais avant de trop se concentrer sur le diagnostic où il est si facile d’enfermer une personne, laisser la place à son histoire d’être, d’être dite et de se révéler…

Alors on s’est arrêté sur son motif : comprendre ses consommations d’alcool. Sans le savoir, on a tenté une analyse fonctionnelle : dans quelles situations l’alcool était pris ? Avec quelles émotions associées ? Avec quelles pensées concomitantes ? Avec quels comportements juxtaposés ? Et quelles anticipations conséquentes ? On a fait une sorte de schéma qui donnait du sens à certaines consommations types. On semblait tenir quelque chose. On intellectualisait peut-être un peu trop ? On s’est donné le temps de vérifier : il est reparti avec le sentiment d’avoir acquis quelque chose, et avec quelques colonnes d’un tableau à remplir. Je suis rentré chez moi avec le sentiment d’avoir proposé quelque chose de cohérent, et un syndrome de l’imposteur bien véhément à me dire que je jouais certainement les apprentis sorciers.

On s’est ainsi revu à plusieurs reprises pendant deux ou trois mois. Parfois, il annulait son rendez-vous. Souvent, je me disais « ça y est, il a découvert que je ne saurais pas l’aider ». A un moment, on m’a transféré un appel sur mon portable (faute de bip, le secrétariat transférait des appels sur mon portable). Je l’ai loupé, et j’ai rappelé automatiquement derrière depuis mon téléphone. C’était lui. J’étais en partie embêté car, par la suite, il annulait parfois ses rendez-vous en m’écrivant directement des SMS. Pour autant, je n’ai pas osé lui demander de supprimer mon numéro personnel. J’avais pourtant le sentiment de commettre une erreur. Néanmoins, il n’en abusait aucunement : tous les sms étaient polis, factuels, seulement pour la gestion des RDV. Je laissais le statut quo, en me promettant de rectifier s’il y avait le moindre écart.

Il y avait parfois quelques semaines où les RDV étaient annulés. Mais d’une manière générale, depuis le début du suivi, il n’y avait pas eu de nouvelles consommations. Nous avons commencé à aborder un syndrome dépressif. Nous avons fait le pari d’un antidépresseur en s’accordant sur le fait qu’on était probablement entre l’épisode dépressif léger et moyen, que l’alcool pouvait y avoir contribué, et que peut-être sa personnalité avait tendance à lui faire éprouver une sorte de dépressivité. Nous avions repris le tableau qu’il avait rempli, nous avions discuté des biais cognitifs, je lui avais proposé un questionnaire ou deux, et nous avions discuté des résultats. Il m’a confié qu’il était suivi depuis plusieurs années par un psychothérapeute psychanalyste.

Dans la chronologie de son suivi, il était persuadé de pouvoir se débarrasser de son addiction en un mois, après quoi il devrait partir faire une sorte de road trip en France, renouer avec des amis, réfléchir à sa situation professionnelle. Au bout d’un mois, naturellement, sans que j’aie à le freiner d’aucune façon, il m’avait proposé de repousser son projet pour poursuivre le suivi. Après quelques semaines sans rendez-vous, il m’avait écrit un SMS pour demander que je l’appelle. Il y avait, dans le ton et les mots, quelque chose d’inquiétant. J’avais alors pris le téléphone du service, et il m’avait confié avoir le sentiment de perdre le contrôle, avoir réexpérimenté la cocaïne, et craindre un transfert de dépendance.

Il arrive parfois que lors du sevrage d’une substance, l’addiction se répercute, en quelque sorte, sur une autre substance, parfois déjà expérimentée, parfois pas. Le risque, ici, était important. Nous avons pris rapidement rendez-vous, et je lui avais proposé une hospitalisation en addictologie. L’hospitalisation, en psychiatrie comme en addictologie, est parfois appréhendée difficilement. La personne est souvent confrontée à son ambivalence, cette coexistence simultanée de deux envies contradictoires : arrêter/continuer. Il a accepté, avec une forme de soulagement.

L’un de mes chefs n’a pas apprécié ou compris la démarche. L’entretien d’accueil fut éprouvant. Pour le patient, comme pour moi. C’était hélas habituel, le style personnel du médecin, que de fonctionner sur la confrontation, et l’exploration de l’ambivalence par l’opposition d’un discours clivant. Une manière de faire qui donnait parfois de bons résultats, mais avec laquelle j’avais beaucoup de mal. La relation de confiance que je pensais avoir bâtie avec ce patient fut, je crois, rudement mise à l’épreuve. Quelque part, je me demandais si j’avais vraiment été thérapeutique en lui proposant une telle démarche, sachant que le style du chef de l’unité ne correspondait pas à ma manière, peut-être trop novice ou candide, de faire.

Il est difficile, en psychiatrie, d’avoir une attitude « standardisée », tant l’impact de la personnalité du clinicien (et donc, en miroir, de celle du patient) vient prendre une place prépondérante dans l’établissement d’une alliance pouvant ainsi être thérapeutique. Bien évidemment que des principes existent (j’ai presque envie d’écrire « poncifs » tant ils sont souvent énoncés comme tels en formations – lorsque formation il y a … ou comme des banalités) : la bienveillance (à toutes les sauces), l’empathie (jamais correctement définie et présumée acquise en médecine…), l’écoute (alors que la plupart des entretiens sont des entretiens dirigés aux questions fermés pour aboutir au diagnostic où l’on écoute pas les gens, parce que oui, l’écoute active, ça prend du temps et ça nécessite une flexibilité d’esprit pour organiser les informations collectées), etc.. Néanmoins, certains médecins, psychiatres ou non, et certains soignants, ont une interprétation parfois très personnelle de ces principes. C’est un peu réducteur, mais disons qu’il y en a certains avec qui « ça passe ou ça casse ». Et tout l’esprit d’une équipe de soin est, à mon avis, nécessairement dépendant d’une vision commune des principes élémentaires de la relation de soin.

Fort heureusement, l’interne que j’étais, malgré son vif sentiment d’imposture, a pu colmater les interfaces, désamorcer les entretiens musclés, aplanir les angles, continuer d’approfondir le lien et la connaissance de l’autre, et faire en sorte d’aboutir à un départ dans un établissement dit de « post-cure » pour consolider un sevrage. Alors, il serait expéditif de conclure par : quelle énergie dépensée pour si peu ! D’un autre côté, il faut sans doute vivre ce sentiment d’être interne, médecin en formation sous supervision (enfin, théoriquement puisque le sens de la supervision fait aussi l’objet de variation d’interprétation selon les services), et celui de porter un regard critique sur la manière dont soignent les autres, en particulier, des chefs qui adoptent un style relationnel très personnel. Comment ne pas remettre en question ses pratiques à soi, en se disant que, peut-être, on n’a rien compris. Que lorsque le chef a lancé lors du premier entretien à notre patient « je ne comprends pas ce que vous faites ici, ça ne sert à rien », il a peut-être décelé quelque chose que nous n’avions pas vu. Que nous avons encore beaucoup à apprendre. Et peut-être même fait une erreur ?

En parler ? Il ne s’agirait pas de faire de la supervision quand même ! De son point de vue, il s’agissait d’un trouble de la personnalité de type état-limite, déjà suivi, pour lequel une hospitalisation ne rimait à rien, seul l’ambulatoire devait permettre d’espérer (à peine) un changement. Le point de vue était fixe et inflexible. Mon point de vu, plus nuancé, plus hypothétique, plus global après plusieurs mois de suivis, mais sans doute plus incertain ou du moins moins catégorique, n’avait pas d’importance. Quoi qu’il m’ait toutefois permis de maintenir l’hospitalisation, avec un sourire en coin l’air de dire « il faut bien que vous fassiez vos erreurs ». Le syndrome de l’imposteur s’est bien ragaillardit.

Et pourtant, quelques semaines après la fin de ce semestre, un SMS. Un remerciement. Des retours très positifs. Polis et pour conclure, vu que nous n’avions pas pu faire le point à son retour de post-cure. Quelque chose qui vient donner une petite gifle au syndrome de l’imposteur. Mais ce dernier se ressaisi bien vite en murmurant, dans les entrailles de notre esprit : « Et si c’était justement encore une erreur ? ».

Une brève histoire de la psychiatrie et de la psychologie (Partie 4/4)

Terminons cette série de billets, à voir comme de petites lucarnes sur l’histoire de deux professions complémentaires, avec tous les biais d’une histoire écrite par ceux qui sont là, et mes propres lacunes d’être humain qui n’est pas historien. Une histoire avec quelques nuances, quelques pensées, et quelques choix. Mais de quoi faire tourner la bicyclette qu’on peut avoir dans la tête et alimenter nos débats…

La place du psychologue : une profession médicale ?

In fine, l’histoire du métier de psychologue, s’il connait des intrications entre l’univers médical, le champ philosophique et l’émergence d’une science correspondant à des questions éternelles que se pose l’humanité, rencontre aujourd’hui un enjeu de définition majeur. Qu’est-ce qu’un psychologue ? En quoi se distingue-t-il d’autres professionnels (ou charlatans) ? Qu’est-ce qui, en clinique comme ailleurs, permet au psychologue d’agir selon un certain nombre de valeurs et dans le cadre d’une déontologie qui ne serait pas que déclarative ? Qu’est-ce qui, pour un psychologue clinicien, justifie que l’assurance maladie et la solidarité nationale finance et rembourse les consultations, dont l’intérêt en matière de soin de santé mentale et de santé publique n’est plus à démontrer ? Qu’est-ce qui fait du psychologue un professionnel à l’égal des médecins, dans son champ d’expertise, allié de poids des patients et des personnes qui le consulte ?

Les enjeux théoriques et dogmatiques qui gangrènent l’histoire de la psychiatrie et de la psychologie cliniques ne sont pas innocentes dans le maintien d’un statut quo indéfini du psychologue. Longtemps, un certain courant de psychanalyse s’est emparé d’un pouvoir sur les esprits, et le pouvoir apprécie rarement d’être partagé. Si les divergences d’opinions et de pratiques conduisent les professionnels de santé mentale à pérenniser des guerres intestines, elles ne servent probablement pas l’avancée du débat. La question d’un ordre professionnel des psychologues se pose sérieusement, dans ce contexte de diversités de chapelles, mais également de l’impact d’un tel ordre. Lorsqu’on regarde le mauvais élève qu’est l’ordre des médecins dans les métiers protégés, ou le caractère particulier de la tentative de création d’un ordre des infirmiers, on peut légitimement s’interroger sur les personnes amenés à diriger et faire vivre cet ordre, qui ne devrait effectivement n’avoir pour mission que de protéger la profession, règlementer la pratique et se montrer garant des enjeux déontologiques, mais non pas de détourner des fonds et ignorer les problématiques des professionnels… La création d’un ordre des psychologue est ainsi une sorte de vieux serpent de mer qui existe depuis plus de 50 ans, s’est vu refusé (alors même que l’ordre des infirmier a pu naître) et semble désormais sur le point d’apparaitre, notamment au regard de l’actualisation du code de déontologie des psychologue en Juin 2021 (8).

Les psychologues, du moins les cliniciens, méritent un statut de profession médicale. Tenant longtemps leur posture de « non professionnels de santé », pour des raisons probablement en lien avec la sphère psychanalytique, le fait d’être une profession « médicale » ne les dépossède pas pour autant d’une capacité de recul sur les processus à l’œuvre dans leur clinique quotidienne. Elle leur offre surtout l’autonomie dont ils ont besoin et qu’ils réclament, et une absence de hiérarchie avec les autres professionnels de santé et en particulier les médecins qui les ont tant et souvent méprisé. L’accès à un psychologue, en effet, n’est pas toujours motivé par des raisons de santé, par un « problème » à résoudre. Il s’agit parfois d’une démarche personnelle, d’un individu souhaitant mieux se comprendre, ou évoluer sur son chemin de vie. Si, dans ce cas, la question d’un remboursement (décent !) peut se poser (bien qu’il existe une visée préventive dans ce type de démarche), reste qu’un certain nombre de personnes viennent aussi chez leur médecin (ou chez leur psychologue) pour un « check-up » inutile ou commandité par quelques sociétés, pour parler, pour pleurer sans trouble associé, pour prendre une décision importante dans leur vie, ou pour bien d’autres mystères en toute « bonne santé » que l’âme humaine sait garder depuis l’aube de l’humanité.

Psychodynamicien, cognitivo-comportementaliste, systémicien, existentialiste, développementaliste… chaque approche a ses intérêts et ses inconvénients. Une réflexion d’ordre « evidence based » ne peut se défaire, aussi, des interrogations épistémologiques sur ce que la science peut mesurer, et sur les deux autres piliers du modèle, à savoir l’expérience du praticien et le rôle du patient/de l’acteur. La richesse d’une diversité de pratiques, ou de modèles intégratifs, permet de bâtir des ponts plutôt que de creuser des fossés, de cesser d’alimenter des guerres de pouvoir. De même qu’assujettir la consultation d’un psychologue au bon vouloir d’un médecin dont ce n’est ni l’expertise, ni le champ de compétence, peut s’apparenter à une tentative de prise de pouvoir de la profession médicale sur une profession qui n’est en rien subordonnée à celle-ci. Entretenir des jeux de dominations dans le parcours de soin ne rend nullement service à un patient qui peut vouloir préserver une partie de sa santé dans le secret d’un professionnel qui ne soit pas son « médecin de tous les jours », surtout quand ce dernier connait et suit toute sa famille par exemple. De même que des administratifs fixant 22€ la consultation de 30 minutes n’ont semble-t-il aucune expertise de la réalité d’une consultation chez un psychologue, assoient-ils un biopouvoir foucaldien illusoire pour prétendre se préoccuper sincèrement de la santé mentale des français ? Le contrepouvoir dans la démocratie sanitaire impose d’entendre les acteurs et les auteurs des soins. Puissent-ils être écoutés…

1.           Phèdre [Internet]. 2021 [cité 1 mai 2021]. Disponible sur: https://www.livredepoche.com/livre/phedre-9782253082385
2.           Aristotle. Métaphysique d’ Aristote. Germer-Baillière et Cie; 1879. 544 p.
3.           Aristoteles, Bodéüs R. De l’âme. Réédition. Paris: Flammarion; 2018. 330 p. (GF).
4.           Descartes R. Les passions de l’âme. Jacq. besongne; 1651. 342 p.
5.           Jouanna J. Hippocrate. Édition mise à jour. Paris: Les Belles Lettres; 2017. 719 p.
6.           Bianic TL. Une profession balkanisée : les psychologues face à l’État en France (1945-1985). Politix. 11 oct 2013;N° 102(2):175‑207.
7.           ROGERS C. La relation d’aide et la psychothérapie. ESF Sciences humaines; 2019. 332 p.
8.           CERéDéPsy. Code de déontologie des psychologues [Internet]. 2021 [cité 13 juin 2021]. Disponible sur: http://www.codededeontologiedespsychologues.fr/IMG/pdf/Code_psychologue_2021_-_texte_definitif_-_couleur.pdf

Une brève histoire de la psychiatrie et de la psychologie (partie 3/4)

Et voici le troisième volet de cette série de billets, à voir comme de petites lucarnes sur l’histoire de deux professions complémentaires, avec tous les biais d’une histoire écrite par ceux qui sont là, et mes propres lacunes d’être humain qui n’est pas historien. Une histoire avec quelques nuances, quelques pensées, et quelques choix. Mais de quoi faire tourner la bicyclette qu’on peut avoir dans la tête et alimenter nos débats…

Professionnalisation de la psychologie : quel statut du psychologue ?

La création de la licence de psychologie date de 1947, et on la doit à Daniel Lagache, psychiatre et professeur de psychologie à la Sorbonne, et grand défenseur d’un statut de « psychologue clinicien ». Dès lors, la question d’un titre unique de psychologue anime les syndicats et associations de regroupement de psychologues. L’utilisation de test, dans le cadre d’une formation scientifique, est un des axes de la discussion et de la lutte contre le charlatanisme (coach de vie, psychopraticiens et autres professions non règlementés qui prétendent se servir de la psychologie). En 1952, l’ordre des médecins (pour ne pas dire que les médecins aiment tout contrôler), propose l’idée d’un statut de psychologue sous tutelle médicale pour assister le médecin dans la passation et l’interprétation des tests, avec une vive méfiance sur la capacité des psychologues à proposer un diagnostic. C’est la crainte que ces « auxiliaires de psychanalyse non-médecins » puissent porter des diagnostics et proposer de la psychothérapie qui fait rejeter cette proposition. Pourtant, aux Etats-Unis, une vague de pratique professionnelle croit sous le terme de « counseling psychology », d’inspiration multiple (cognitivo-comportementale d’une part, psychodynamique dans une certaine mesure, et Rogersienne d’autre part (7)), et est sévèrement réprimée par les médecins en France (encore très empreints de psychanalyse).

En 1961 naquit le premier « code de déontologie de la profession de psychologue » sous la plume de différentes instances syndicales et associatives de professionnels de la psychologie. Didier Anzieu, élève de Lagache, professeur de psychologie clinique à Nanterre, va mettre en place le Comité de coordination des organisations de psychologues en 1965 visant à faire échanger les psychologues sur les pratiques et garantir les conditions d’un exercice légal et professionnel satisfaisant. Mai 68 passe par là, des études montrent que les étudiants de psychologie seraient dans 3 cas sur 4 des choix par défaut, souvent en cas d’échec à l’entrée en médecine. L’ordre des médecins remet son grain de sel et souhaite un statut de psychologue « auxiliaire médical » avec des garanties sur la qualité du diplôme. Ce qui pose encore problème, c’est la grande diversité des activités d’un psychologue, qui n’est pas forcément clinicien, et donc la difficulté de définir consensuellement l’activité d’un psychologue. La proposition d’un ordre des psychologues émerge et semble avoir été rejetée par le ministère du travail au titre que les métiers protégés comme l’ordre des médecins ou des avocats sont des « exceptions fâcheuses » (rapporte Anzieu). La formation de psychologue évolue alors d’une licence vers une maitrise (Bac + 4, en 1967) puis un master/DESS (1974), alors que le projet Anzieu envisageait notamment 5 ans de formation + 1 année de stage en responsabilité (mais le projet Anzieu était critiqué pour son aspect trop clinique, trop psychanalytique, trop long et trop restrictif avec la création d’un ordre…). En 1980, la question d’un numérus clausus en psychologie, devant l’augmentation exponentielle du nombre d’étudiants, se pose. C’est finalement un système de sélection à l’entrée en master (ou DESS à l’époque) qui conditionnera l’obtention d’un diplôme.

Petit Lexique Psy - Josiane Guedj & Laurence Chriqui Psychologues  Cliniciennes

C’est en 1985 que le titre (et non l’activité) de psychologue sera officialisé. La loi ne donne aucune définition du psychologue, de son mandat, de sa place dans la société. Elle mentionne simplement que pour utiliser le titre de psychologue, il faut avoir une formation universitaire fondamentale et appliquée de haut niveau en psychologie (une licence mention psychologie + un master mention psychologie). Ainsi, dès son diplôme, le psychologue doit demander un numéro ADELI résultant de son enregistrement à l’Agence Régionale de Santé. L’usurpation du titre de psychologue est passible d’un an d’emprisonnement et 15.000€ d’amende. Il n’existe toutefois pas « d’exercice illégal de la psychologie ». Une loi complémentaire viendra préciser l’utilisation du titre de psychothérapeute qui n’est pas réservé aux seuls psychologues puisqu’il est aussi accessible aux médecins psychiatres (« de droit ») et à d’autres professionnels pouvant attester d’une formation minimale en psychopathologie et psychologie selon des conditions précises.

Une brève histoire de la psychiatrie et de la psychologie (Partie 2/4)

Continuons cette série de billets, à voir comme de petites lucarnes sur l’histoire de deux professions complémentaires, avec tous les biais d’une histoire écrite par ceux qui sont là, et mes propres lacunes d’être humain qui n’est pas historien. Une histoire avec quelques nuances, quelques pensées, et quelques choix. Mais de quoi faire tourner la bicyclette qu’on peut avoir dans la tête et alimenter nos débats…

Vers une émancipation scientifique de la psychologie ?

La première bouture de la psychologie, se détachant de la branche de la philosophie, prend à l’occasion des travaux de Christian Wolff (1679 – 1754), alors philosophie, juriste et mathématicien, Prussien, succédant à Leibniz et précédant Kant. Ses écrits autour du symbolisme dans les rapports du corps et de l’esprit préfigurent sans doute quelques éléments de l’inconscient que d’autres reprendront plus tard. Son livre Psychologia Empirica en 1732 puis Psychologia Rationalis en 1734 contribuent à populariser le terme de « psychologie », ce d’autant qu’il fut considéré comme l’un des philosophes les plus importants de l’Aufklärung (mouvement équivalent des philosophes des Lumières en Allemagne). Il faut attendre le naturaliste suisse (ou genevois) Charles Bonnet (1720 – 1793), celui-ci même qui décrivit le « Syndrome de Charles Bonnet » en observant son grand-père atteint de cataracte sévère se plaindre d’hallucinations visuelles complexes, qui a utilisé pour la première fois le terme de « psychologie » en langue française.

La Science Cerveau Ampoule - Image gratuite sur Pixabay

Les physiologistes allemands, notamment Gustav Fechner en 1860, inventent la psychophysique, discipline visant à découvrir les lois mathématiques qui ordonnent l’esprit humain (en particulier ce qui relie un stimulus physique et la perception qu’on a de ce dernier). Un de ses élèves, Wilhelm Wundt (1832 – 1920) fonda en 1879 le premier laboratoire de psychologie expérimentale. En France, Alfred Binet (1857 – 1911) se pencha sur la mesure de l’intelligence au laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne (Paris). C’est alors le 19e siècle, où les avancées sur la chimie, l’électricité, la microscopie, et la médecine vont faire émerger les neurosciences. Parallèlement, du côté de la psychiatrie, de multiples classifications cliniques des troubles psychiques vont continuer d’émerger : le psychiatre (ou plutôt l’aliéniste) est un médecin destiné à s’occuper des personnes en Asile. De ces observations jaillissent différentes nosographies des troubles mentaux. C’est l’histoire du « grand renfermement » avec la création de l’hôpital général de Paris en 1656, les premiers états dépressifs décrit comme le « spleen » par Blackmore en 1725, l’apparition du concept de « névrose » par Cullen en 1769, la phrénologie (détermination du caractère des individus à partir de la forme de leur crâne) par le médecin allemand Gall (1757 – 1828), la physiognomonie (supposition que l’apparence d’une personne peut renseigner sur son caractère ou sa personnalité) par le théologien Lavater (1741 – 1801), le magnétisme animal popularisé par le médecin allemand Mesmer (1734 – 1815), Pinel et Pussin « délivrant les aliénés » à Bicêtre et à la Pitié Salpétrière, après la Révolution de 1789, et une succession encore de nosographies et de descriptions cliniques (Kraeplin et les termes de « maladies mentales » et sa classification des psychoses, Jasper et le terme de « syndrome », Seglas et sa distinction des hallucinations psychosensorielles et des hallucinations intrapsychiques, Foville et le délire mégalomaniaque, Lasègue et le délire de persécution, Cotard et le syndrome de négation d’organe, Falret et ses folies circulaire ou du doute, Sérieux et Capgras et leur délire d’interprétation, Clérambault et les psychoses passionnelles ou l’automatisme mental…). Charcot créé le « laboratoire de psychologie de la clinique » à La Salpêtrière, et décrit l’hystérie. Un certain Freud y essayera l’hypnose avant de théoriser l’inconscient et la psychanalyse. Bleuler décrira la dissociation et proposera le terme de « schizophrénie »…

En France, en 1885, Théodule Ribot (1823 – 1891) devient le premier professeur de psychologie expérimentale et comparée au Collège de France (créé par François Premier), et dirige la revue Revue Philosophique dont la psychologie est un des grands centres d’intérêts. Il est l’un des premiers à demander un statut de science autonome pour la psychologie afin de sortir du domaine de la philosophie, en rapportant notamment en France la psychologie scientifique allemande. Il obtiendra la création d’une chaire de psychologie expérimentale et comparée en 1889. Il est suivi de Pierre Janet (1859 – 1947), normalien, agrégé en philosophie et docteur en lettres et disciple de Charcot, qui voit des patients et se sert de l’hypnose comme méthode expérimentale. Il deviendra médecin, en réalisant notamment une thèse en 1893 dirigée par Charcot sur « l’étude des accidents mentaux des hystériques », où il s’oppose à son directeur de thèse, proposant une origine psychologique et non organique de l’hystérie. Le troisième professeur de psychologie au Collège de France fut professeur de Physiologie des sensations, Henri Piéron (1881 – 1964), et considéré comme le promoteur de la psychologie scientifique française. Il est issu d’un cursus philosophique, puis d’une thèse de sciences sur le sommeil avant de rejoindre le laboratoire de psychologie de l’école pratique des hautes études. La psychologie est pour lui une science biologique ayant pour objet l’étude objective du comportement des organismes, ne se limitant pas à la compréhension des troubles mais s’intéressant aussi au fonctionnement normal de l’individu. Piéron va surtout créer le premier institut de psychologie délirant un diplôme en 1 an et correspondant à la première formation diplômante de psychologie. S’ensuivent d’autres grands noms comme Piaget (et sa thèse de science sur les mollusques avant de s’intéresser aux enfants…).

Mais surtout, le 20e siècle fait apparaitre un changement de culture. Les aliénistes ne sont plus, on parle de psychiatrie. Les traitements notamment médicamenteux permettent de repenser la place de l’individu souffrant d’une maladie mentale dans la société. Le psychiatre, alors nommé par le ministère de l’intérieur à l’Asile où il travaille depuis 1838 ne le sera plus à partir des années 1930 (6) et en particulier après la Seconde Guerre Mondiale (mouvement de désinstitutionnalisation). La psychologie clinique, au travers du développement, par exemple, de la psychologie cognitive (béhavorisme, comportementalisme), vient nourrir des espoirs. La psychométrie, c’est-à-dire l’utilisation de tests pour mesurer des aptitudes chez des individus, va rendre la psychologie d’autant plus scientifique, qu’universitaire et attrayante, notamment pour le gouvernement français, et ainsi contribuer à l’essor de cette profession en France (l’état créé même un diplôme de « psychotechnicien » pour former des personnes à faire passer des tests psychologiques). Les psychologues sont employés à l’hôpital, mais également dans l’armée, dans l’administration, dans les entreprises, à l’école ou dans le domaine de la justice pour des expertises… La psychologie se développe, elle n’est pas que clinique : la psychologie cognitive étudie les fonctions de l’esprit (juger, interpréter, mémoriser, percevoir…), la psychologie du développement étudie l’impact des premières expérience de la vie d’un être et son devenir, la psychologie différentielle explore les différentes manières de différencier les différentes caractéristiques d’un individu par rapport à lui-même ou aux autres, ou les groupes d’individus entre eux, la psychologie sociale tache de comprendre les groupes humains, la psychologie du travail repense les méthodes de recrutement et d’organisation du monde professionnel, etc.

Si, pendant un moment, on distingue le psychologue du psychiatre par leur formation (le premier sortant d’une faculté de lettres/philosophie, le second d’une faculté de médecine), c’est surtout la question de la pratique de la psychothérapie qui va mettre le feu aux poudres.

Une brève histoire de la psychiatrie et de la psychologie (Partie 1/4)

Le 10 Juin 2021, un certain nombre de psychologues ont manifesté à l’encontre d’un projet de mesures annoncées par les ministères concernant la pratique de leur profession. Les mots clés de ces mesures consistent notamment en une restriction du temps de la consultation (limitée à 30 minutes), un remboursement par l’assurance maladie fixé à 22€ la consultation, une soumission du dispositif à l’ordonnance d’un médecin (phénomène désigné par le concept de « paramédicalisation » de la profession de psychologue), et une limitation du nombre de consultations remboursées par le dispositif, entre autres.

Outre le mépris, sorte de ligne de conduite gouvernementale concernant un certain nombre de secteurs et en particulier les professionnels du champ de la santé, ces mesures viennent interroger plusieurs pierres maitresses constituant l’organisation des soins de santé mentale en France, et notamment la place des différents intervenants auprès des personnes, voire des patients. Ne serait-ce que par renvoi à la définition même du psychologue (clinicien, mais pas seulement) par ces derniers, à l’héritage historique, épistémologique voir déontologique de la profession de psychologue, et aux débats (pour ne pas dire « guerres de chapelles ») qui perdurent entre les initiés.

Avant d’aller plus loin, je dois déclarer mes liens d’intérêts avec le sujet. Je suis interne en psychiatrie, après 2 ans d’internat de médecine générale que j’ai abandonné pour la psychiatrie. J’ai également validé une licence de psychologie, et suis au terme d’un master de psychologie clinique intégrative, me permettant, si je le souhaite, de demander le titre de psychologue. Je n’ai aucun parti pris idéologique entre l’orientation psychodynamicienne, cognitivo-comportementale, systémique, existentialiste, humaniste, développementale, attachementiste, et ait été formé aux bases de ces dernières. Je n’ai aucun lien d’intérêt avec l’industrie du médicament et des produits de santé.

Je vous propose une petite série de billets, à voir comme de petites lucarnes sur l’histoire de deux professions complémentaires, avec tous les biais d’une histoire écrite par ceux qui sont là, et mes propres lacunes d’être humain qui n’est pas historien. Une histoire avec quelques nuances, quelques pensées, et quelques choix. Mais de quoi faire tourner la bicyclette qu’on peut avoir dans la tête et alimenter nos débats… On y va ?

  • Partie 1 – Racine de la psychologie : une philosophie médicale ?
  • Partie 2 – Vers une émancipation scientifique de la psychologie ?
  • Partie 3 – Professionnalisation de la psychologie : quel statut du psychologue ?
  • Partie 4 – La place du psychologue : une profession médicale ?

Alors reprenons. D’où vient la psychologie ? Si l’histoire admet, dès l’Antiquité au travers de textes médicaux d’Egypte ancienne (Papyrus Ebers, -1 550 av JC), de Grèce Antique (Asclépieion), de Chine ou d’Inde, la présence de conseils appliqués aux troubles du comportements, la psychologie constitue également une branche de la philosophie dédiée à l’âme et à la relation entre corps et esprit. Cette branche se développera par exemple sous les plumes de Platon, d’Aristote ou encore de Descartes.

Racines de la psychologie : une philosophie médicale ?

Platon distingue dans le Phèdre (1) les 3 composantes de l’âme : l’épithumia qui serait dans l’estomac ou le foie et correspondant à l’appétit ou au désir ; le thumos qui résiderait dans le cœur et correspondant au courage ou à la colère ; et le logistikon ou noûs qui serait le siège de la Raison et constituerait notre esprit. A chacune de ses composantes correspond une vertu que l’être doit développer, selon une hiérarchie particulière : l’épithumia doit faire travailler la valeur de tempérance, le thumos la valeur du courage et le logistikon celle de la sagesse. L’ensemble permet alors d’accéder à la vertu de la Justice (or, chez Platon, le Juste, le Beau, et le Bien sont confondus dans le Cosmos, l’ordre parfait de l’univers). C’est également Platon qui donnera l’image de l’âme comme celle d’un attelage ailé ayant comme cocher la raison, ce dernier devant diriger le char avec un cheval obéissant et un cheval rétif voir impétueux.

Aristote, quant à lui, définit également l’âme en 3 parties dans La Métaphysique (2) : végétative (faculté de nutrition, de croissance, de reproduction), sensitive (faculté de perception, avec, selon certains commentateurs, une faculté ou âme motrice associée) et cognitive (faculté de connaître, Raison). Il réfléchira également aux fonctions de l’âme dont certaines que l’on appellerait aujourd’hui fonctions exécutives et pose la question éternelle de savoir si le corps et l’âme sont unifiés ou séparés (De l’âme : « L’âme est d’une certaine manière toute chose » (3)).

Descartes, bien plus tard, s’efforce de traiter du dualisme corps-esprit dans son Traité des passions de l’âme (4).

Reprenant les travaux d’Empédocle (théorie des qualités des quatre éléments : terre, eau, air, feu / bile noire, phlègme, sang, bile jaune), Hippocrate actualisera notamment la théorie des quatre humeurs (5), et proposera à partir de cette dernière une classification des troubles mentaux (manie, mélancolie, paranoïa, épilepsie). C’est une réponse, en quelque sorte, à une partie de la question d’Aristote : les maladies de l’âme sont physiques… Galien, qui sera la référence médicale de la quinzaine de siècles à lui suivre, consolidera la conception des troubles psychiques comme liés à un excès ou un défaut d’humeur (ex : le tempérament coléreux ou « sanguin » lié à un excès de sang, la mélancolie liée à un excès de « bile noire » etc.).

Pendant ce temps, la psychologie en tant que telle demeure essentiellement une branche de la philosophie. C’est d’ailleurs un homme considéré comme le père de la littérature croate, Marko Marulić (1450-1524) qui aurait écrit pour la première fois le terme de « psychologie » dans un livre intitulé Psichiologia de ratione animae humanae, ouvrage perdu dans les limbes de l’histoire… Un professeur allemand, Rudolf Goclenius (l’Ancien, 1547 – 1628), qui enseignait à l’université de Marboug la philosophie, la logique, la métaphysique et l’éthique, reprendra ce terme dans son livre Psychologia en 1590. Son fils, Rudolph Goclenius (le Jeune, 1572 – 1621) sera d’ailleurs disciple de Paracelse (« Rien n’est poison, tout est poison, seule la dose fait le poison ») et professeur de… médecine !

à suivre…

Cases

Je n’ai jamais aimé les cases. Littéraire ou scientifique. Somatique ou psychiatrique. Généraliste ou Psychiatre. Psychologue ou psychiatre. Psychanalyste ou Neurocognitiviste. Et j’en passe. Ces choix artificiels entre différentes boites, utiles pour penser, pour dégourdir les sillons de notre machine à heuristiques, ces raisonnements rapides et simplificateurs que notre cerveau est conditionné à générer et entretenir, sont parfois d’un intérêt limité.

Chez les généralistes, j’avais l’impression d’être un obsédé de la psychiatrie, à la deviner partout, même où, peut-être, elle n’était vraiment qu’anecdotique. Chez les psychiatres, je me fais parfois l’effet d’être un genre d’ayatollah du somatique, à vérifier les biologies, ré-examiner, (re)mettre en place des suivis chez les spécialistes pour les maladies chroniques, voir chasser des diagnostics « organiques » malgré des probabilités pas forcément très importantes. Chez les psychologues, je m’agace parfois d’une sorte de manque de systématisation de la pensée, d’un entretien ou d’un diagnostic, même si je m’émerveille de cette liberté de penser les situations. Chez les psychiatres, je m’agace d’une pensée rigide, automatique et heuristique qui brasse des domaines parfois mal connus par ces spécialistes, tout en appréciant l’aspect neurobiologique ou pharmacologique qui orne l’abord médical des situations. Trouver sa place, développer son style, assumer son art clinique, ce n’est pas mince affaire…

1

Lorsque le jeune M. est arrivé dans le service, il était question, selon le psychiatre de garde qui l’avait accueilli, d’un « jeune homme bipolaire hospitalisé pour quelques jours de stabilisation d’une phase hypomane, avec possible hospitalisation sous contrainte à mettre en place en raison de son ambivalence aux soins ». Appelé par l’équipe, le sénior et moi l’avions rencontré car, ayant téléphoné à sa famille, ces derniers lui ayant dit qu’ils l’obligeraient à se soigner, il manifestait le souhait de sortir. Le sénior tiquant sur ses antécédents de consommations de substances (occasionnelles), une tentative de suicide par phlébotomie datant d’il y a plusieurs années, il a acté l’hospitalisation sous contrainte, et devant l’énervement (légitime, selon moi) suscité, a prononcé une mise en chambre d’isolement.

Replaçant la colère dans son contexte et dans le fonctionnement du jeune M. tout en interrogeant sur les motifs d’une hospitalisation sous contrainte le psychiatre sénior, nous n’étions clairement pas d’accord. Il voyait le risque pour la personne, le risque médico-légal, et semblait, même s’il ne l’a pas formulé en ce sens, voir dans les soins contraints l’équivalent d’un traitement moral d’antan. En effet, sous l’effet des substances qu’il consommait occasionnellement, le patient, qui se défendait d’être « tout ce qu’il y a de plus hétéro », avait des rapports sexuels avec l’homme avec lequel il consommait habituellement. Sensible à la problématique sexuelle, ce d’autant que le patient lui-même évoquait la désapprobation de sa famille quant à ces « préférences », je n’eus toutefois pas mon mot à dire.

J’ai rapidement sorti le patient de la chambre d’isolement pour une chambre classique. Nous avons repris la situation avec la psychologue du service. Nous l’avons reçu ensemble, et exploré son fonctionnement. Derrière les mots forts de « toxicomanie » ou « trouble bipolaire », nous entrevoyons l’esquisse d’une histoire difficile, avec des enjeux attachementistes, des phénomènes migratoires, des traumatismes répétés, la fuite d’un potentiel intellectuel certain, des comportements d’évitement appris et destinés à tenter de se préserver… Le bilan de personnalité, le test de Rorschach (et son interprétation intégrative, et non purement psychanalytique), l’aperçu de son fonctionnement au travers des entretiens nous poussent vers d’autres hypothèses, et la mise en perspective du normal et du pathologique catégoriel, vers une analyse plus dimensionnelle et nuancée… Et plus nous avançons, plus nous semblons peiner à nous faire entendre avec le sénior psychiatre qui est passé à autre chose, à savoir, organiser la sortie et le retour à domicile avec l’étiquette diagnostique de « bipolarité » non remise en question…

2

Mme G. est une femme d’une trentaine d’année. Initialement dans un autre étage de la clinique, elle s’est retrouvée, du fait de ses troubles du comportement, en chambre d’isolement. Lors de la visite matinale, les deux psychiatres du service, votre serviteur « l’interne », la psychologue, les infirmiers et aides-soignants défilent dans les chambres. Entrant dans la sienne, nous faisons face à une patiente allongée, et tenant des propos étonnants : « Je pense à Churchill… pourquoi Churchill ? Qu’est-ce que ça signifie comme nom Churchill ? ». Ce n’est pas la première fois qu’elle pose cette question. Les observations cliniques des collègues ces derniers jours mentionnent cette obsession à trouver un sens au nom de Churchill.

Les questions des collègues psychiatres sont directes, fermées, cochent les cases des critères du DSM V. C’est utile le DSM V. On peut parler le même langage, ça laisse sans doute moins de place à la subjectivité, ça standardise les prises en charge, et probablement qu’en cela la psychiatrie a pu beaucoup progresser, du moins, avancer vers un certain perfectionnement et une certaine compréhension des troubles qu’elle caractérise de façon plus universelle. Mais bien sûr, il existe des travers, notamment d’une lecture trop biblique du DSM, d’un effacement de l’aspect fonctionnel des signes observés, et de toute cette analyse clinique critique et fine qui fait l’expertise du psychiatre, discipline d’humanité. Ainsi, l’évocation ici de Churchill, la présentation quasi-hallucinée de la patiente, et ses persévérations dans ses questionnements suffisaient à mes collègues pour hocher la tête d’un air entendu, l’air de dire, « oui, elle délire, passons au patient suivant… ».

Je l’examine. Auscultation cardiopulmonaire normale. Abdomen souple. Transit sans anomalie. Hyperreflexie minime, plutôt un élargissement de la zone gâchette. D’autres signes neurologiques plus labiles, succincts, variables. Néanmoins, un avis neurologique semblait de rigueur. Sur le visage, une dermatite séborrhéique importante. L’étonnant silence pendant que j’examine, l’entretien psychiatrique est terminé, pourtant, bienveillants, les psychiatres regardent, et semblent presque garder leurs distances avec le corps du patient.

Puis, je m’accroupis, face à la personne qui me regarde, perplexe, murmurant ce « Churchill » qui occupe ses pensées. « En quoi trouver un sens au nom de Churchill est-il important pour vous ? ». Elle me regarde, comme surprise de ne pouvoir répondre que d’un oui ou d’un non à ma question. S’engage alors un dialogue qui, malgré une thématique incongrue, est plutôt sensé, logique, construit. L’aspect « délirant » est-il si certain ? Il y a bien des gens un peu excentriques qu’on n’hospitalise pas pour autant… Du coin de l’œil, la psychologue me regarde. Et si, après l’entretien psychiatrique, l’examen clinique de généraliste, on en arrivait ici à l’entretien psychologique ?

*

Les exemples sont légion. Chaque médecin, chaque soignant, développe son style de pratique. Je ne suis pas chirurgien, mais j’imagine qu’il y a, au-delà des protocoles opératoires, des variantes humaines propres au « coup de pinceau » de chaque chirurgien. Du généraliste expéditif à l’autre généraliste qui aime prendre son temps, il existe une infinité de généraliste dont les techniques et compétences sont les mêmes, mais dont la pratique se colore d’une certaine singularité. Du psychiatre psychanalyste au psychiatre neurobiologiste en passant par une multitude de psychiatres plus ou moins intégratifs, aucun entretien se ressemble quand on change de praticien (et de patients…). Les psychologues ne me semblent pas échapper à cette observation.

La subjectivité de la pratique médicale, contenue même dans le modèle de l’Evidence Based Medicine (bien que trop souvent réduite, voire scotomisée), interroge. Qui suis-je ? Quel rôle suis-je en train de jouer ? Est-ce la case de ce que l’on attend de moi qui me définit ? Quelle marge de pratique puis-je espérer ? Quelle place accorder aux limites, aux chevauchements de compétences, aux indéfinis, aux interfaces, aux zones grises, bref… à la singularité de chacun ?

J’en reviens souvent à la pensée méditante et calculante d’Heidegger. Une pensée en cases pour réfléchir vite et pratique. Une pensée au-delà des boites pour penser toutes les nuances du réel. Un peu comme les visages de Lévinas. Un seul visage qui nous intime de ne pas le tuer. Et une infinités d’autres que les relations de soin mettent face à face…  

Toutes les blouses blanches

Les voici, déployées, toutes les blouses blanches.
Conformées, formatées pour que tout tourne bien :
Les entrées, les sorties, les papiers et les soins.
L’hôpital compte sur toutes les blouses blanches.

Les voici, exploitées, toutes les blouses blanches.
Etudiants, diplômés, vacataires, titulaires,
Quel que soit leur métier, on leur mettra les fers :
Coder les actes de toutes les blouses blanches.

Les voici, épuisées, toutes les blouses blanches.
Exposées, harcelées, maltraitées, délaissées.
Dans l’indifférence et dans l’impunité,
Le système détruit toutes les blouses blanches.

Les voici, à vos pieds, toutes les blouses blanches.
Depuis début janvier, cinq internes sont morts.
Combien d’autres soignants doivent mourir encore ?
Le temps est compté pour toutes les blouses blanches…

Les voici, rassemblées, toutes les blouses blanches.
Les internes en symptôme de cette épidémie,
Frappant les soignants de bien d’autres corps aussi.
Le soin a besoin de toutes les blouses blanches.

Les voici, à marcher, toutes les blouses blanches.
Appelant à l’humain, à la loi, au bon sens.
Internes et familles, le cœur lourd, avancent.
En un triste hommage à toutes les blouses blanches.

Litthérapeute.
17/04/2021.

Photo de RF._.studio sur Pexels.com